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Dossier
par Marjolaine Koch

Enquête au coeur des cabinets ministériels (I)

Réseaux, place des femmes, lobbys : les conseillers des ministres passés au crible

Entrez avec nous dans les coulisses des ministères. Découvrez le profil-type d’un collaborateur ministériel, les spécificités de ces équipes sout le mandat d'Emmanuel Macron – plus de parcours issus d’IEP, plus de femmes aussi et moins de militants, et plongez dans les rouages pour comprendre qui sont ceux qui fabriquent la loi, au sommet de l’État.

Ministères - Images Wikipedia - CC

Une occasion s’est présentée à nous : éplucher tous les CV des membres des cabinets ministériels, et dresser une « sociographie » de ces membres : qui sont-ils ? Quel a été leur parcours universitaire ? Sont-ils passés par le privé ? Par le lobbying ou des think tanks ? Sont-ils de purs produits « En Marche » ? Après avoir noirci des pages de tableur Excel pour recenser les parcours de chacun, nous avons tiré une série de graphiques destinée à vous éclairer sur le fonctionnement des cabinets ministériels. Pas de révélations fracassantes ici, mais un décryptage pour comprendre comment fonctionne un gouvernement. Avec quelques spécificités, entre ceux qui, comme Bruno Le Maire, débarquent accompagnés de leur garde rapprochée, et ceux qui récupèrent les administrations des précédents ministres, comme à la Culture. Et tout ceci permet de comprendre lesquels ont du poids.

Pas de révolution sous Macron

Les temps changent. De profils purement technocratiques, nous sommes passés à des profils plus généralistes, des ministères plus ouverts sur des itinéraires professionnels un peu plus variés au fil des gouvernements de la Ve République. Mais tout cela reste très relatif : la voie royale pour accéder à un cabinet ministériel est et restera, peut-être même encore plus sous ce mandat, de passer par Sciences-Po. Et si vous visez de hautes fonctions, l’ENA est aussi une valeur sûre pour y parvenir.

Pas de grosse révolution sous Macron, donc, mais ce recensement permet de distinguer deux mondes qui se côtoient : celui des ministères qui comptent, les régaliens notamment, et l'autre, pour lequel les enjeux sont moindres. D’un côté, un monde plus guindé, constitué de juristes et de technocrates, qui ont souvent emprunté « la voie royale » pour intégrer un poste de conseiller au sein d’un ministère d’influence. Bercy reste évidemment la Rolls dans le milieu. Et puis il y a les ministères que l’on nommera de « seconde zone », ouverts à des profils plus variés. Ceux où la trajectoire des conseillers ne sera certainement pas la même à l’heure de chercher un nouveau poste. En somme, il y a les ministères « propulseurs de carrière » et les autres. Encore faut-il savoir de quel type de carrière on parle. Si l’on vise le privé, peu ou prou, n’importe quel ministère peut faire l’affaire. Pour booster sa carrière de haut-fonctionnaire, en revanche, mieux vaut avoir fréquenté les bonnes adresses : Bercy, Beauvau, Vendôme, le quai d’Orsay… et Matignon, bien sûr.

La proportion de membres passés par le privé est parmi les plus importantes de la Ve République (37,8 %)

René Dosière, ex-député socialiste porté sur les finances de la vie politique, actuel président de l’Observatoire de l’éthique publique, a même chiffré cette distinction : « je remarque une hiérarchie de rémunération entre les ministères de plein exercice et les autres, les ministères délégués et les secrétariats d’État. On est mieux payé dans les premiers ; et cet indicateur me laisse à penser que l’on est plus jeune, moins expérimenté en secrétariat d’État qu’on ne l’est en ministère. »

Parmi les autres particularités relevées lors de ce travail, la constante évolution vers plus de parité. Avec un score de 40,51%, il n’y a jamais eu autant de femmes au sein des cabinets ministériels que sous l’ère Macron. En revanche, il n’y a jamais eu non plus aussi peu de militants issus des rangs du Président (5,81%). La spécificité de la République en Marche, mouvement constitué de toutes pièces quelques mois à peine avant la précédente présidentielle, donnait évidemment une teinte particulière à la question du militantisme sous ce mandat. Enfin, la proportion de membres passés par le privé est parmi les plus importantes de la Ve République (37,8%), et les ex-lobbyistes se taillent eux aussi une jolie part du gâteau, puisqu’ils sont 13,5% à avoir travaillé dans les relations publiques avant d’intégrer un cabinet.

Le casse-tête de la composition d’un cabinet ministériel

Près de 80% des lois sont élaborées au sein des cabinets ministériels. À ce niveau, leur composition est essentielle. Constituer un cabinet ministériel, c’est tenter de réunir des membres qui sauront répondre à des questions techniques, travailler efficacement, rester dans la ligne politique demandée et surtout, réunir des membres disponibles. « Contrairement à ce que l’on pourrait penser », détaille le politologue Jean-Michel Eymeri-Douzans, « ce ne sont pas les ministres qui choisissent les membres de leur cabinet. C’est la découverte de notre ouvrage Le règne des entourages : celui qui a la mainmise, c’est le directeur de cabinet. » C’est donc lui qui va, par des suggestions, persuader le ou la ministre de choisir une personne plutôt qu’une autre, souvent par affinités de provenance, de méthodes de travail. Ainsi, les directeurs de cabinets anciens préfets sont réputés pour souvent recruter dans le milieu préfectoral : ils parlent le même langage. Autrement dit, le ou la directrice de cabinet va donner une teinte à son équipe.

Il existe bien sûr des interférences dans la constitution de ces cabinets, qui peuvent venir du sommet. « Par exemple, François Hollande se méfiait de Manuel Valls lorsqu’il a été nommé ministre de l’Intérieur », raconte Jean-Michel Eymeri-Douzans. « Le Président lui a imposé deux membres qui "espionnaient" le cabinet ministériel pour le compte de Matignon et de l’Elysée. Cela, Valls n’a pas pu l’empêcher. Et si lui ne l’a pas pu, vous comprenez que ce ne sont pas des ministres de la société civile qui vont y arriver. » Chaque ministère a donc ses membres imposés par Matignon ou l’Elysée, quand ce n’est pas le cabinet entier, dir’cab compris, chez les ministres issus de la société civile.

"Tout le problème qui va se poser et qui se pose à chaque fois au Président, c’est comment contrôler Matignon ? Puis, comment contrôler Bercy aussi ?"

Emmanuel Macron, comme ses prédécesseurs, a cherché à caser ses propres hommes ou femmes au sein des différents cabinets ministériels. Pour la politologue Delphine Dulong, « l’Elysée n’a pas été conçu comme une tour de pilotage. Cette hiérarchie entre le Président de la République et le Premier ministre va se mettre en place progressivement au long de la Ve République, et tout le problème qui va se poser et qui se pose à chaque fois au Président, c’est comment contrôler Matignon ? Puis, comment contrôler Bercy aussi ? » On dit que Bercy est l’alter ego du Premier ministre. C’est un poste-clé, le plus transversal avec celui de Matignon puisqu’il détient les cordons de la bourse. C’est d’ailleurs un problème pour le Président : il faut arriver à contrôler ces deux entités, et pour cela choisir ses ministres avec doigté. Bruno Le Maire était l’un des plus expérimentés susceptibles de rejoindre Emmanuel Macron, mais difficile, vu son expérience d’ancien ministre et ex-directeur de cabinet de Dominique de Villepin lorsqu’il était à Matignon – autrement dit, fin connaisseur des rouages d’un cabinet, de lui imposer quelqu’un. C’est la même chose pour Edouard Philippe : après avoir tenté d’imposer ses conseillers, Macron a dû se contenter d’un système de double-conseillers en plaçant en doublure certains de ses proches, membres de LREM.

Il faut avoir suffisamment d’autorité politique pour imposer son entourage. Manuel Valls, en son temps, y était parvenu en tant que Premier ministre ; Bruno Le Maire a également su le faire à Bercy, en débarquant avec une belle proportion de proches. En choisissant Jean Castex pour succéder à Edouard Philippe, Emmanuel Macron a fait un choix stratégique sur le plan politique : avec son mandat local, zéro position politique au niveau national, le Président a choisi un Premier ministre qui ne lui fait pas ombrage. Une manière, pour l’Elysée, de reprendre la main et surtout, de choisir une personne qui pèse - ou non – au moment des élections.

Making of

Pour constituer ces données, nous sommes partis des CV des membres tels qu’ils sont confiés à l’annuaire du Trombinoscope. A ce premier passage, nous en avons ajouté un second sur Linkedin et sur le site Pappers pour identifier ceux qui pourraient être à la tête d’une société.

Enfin, les mouvements au sein des cabinets ministériels sont nombreux. Il a donc été décidé de procéder à une photo d’un temps T, qui se trouve être février 2021, date à laquelle le tableur a été constitué. Cette base nous servira à l’avenir à suivre ce groupe, pour savoir par exemple, ce qu’ils seront devenus après la présidentielle.

Dans ces tableurs, apparaissent le nom, le genre, la fonction de la personne, son rang hiérarchique, son parcours universitaire, son parcours professionnel. Ce dernier n’est pas totalement détaillé : ceux qui ont travaillé uniquement pour le politique ou l’administratif ont été réunis dans une même colonne, puisqu’ils se sont tournés vers « la chose publique ». Dès qu’il y a eu incursion dans le privé, le nom de la société a été noté, et si la fonction était tournée vers le lobbying, cela a également été relevé. Dans la partie lobbying, apparaissent soit le nom des sociétés de lobbying, soit le nom de sociétés pour laquelle les personnes avaient un poste en relation avec les « affaires publiques ». Pour les grands groupes qui mêlent plusieurs activités comme Havas, le poste occupé a toujours été vérifié. Enfin, toutes les personnes pour lesquelles nous avons trouvé soit un poste soit un investissement au sein de think tanks, ont également été recensées.

Chaque ministère doit respecter un quota de personnes embauchées. Il est arrivé que certains postes soient vacants, ce qui peut provoquer un déséquilibre dans les graphiques : la raison est celle-ci à chaque fois que cela arrive.

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