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par Timothée de Rauglaudre

Emploi à domicile : comment Bercy a enterré la réforme de la niche fiscale

La députée Émilie Cariou , ex-LREM témoigne

Macroniste repentie, la députée Émilie Cariou a voulu en 2019 réformer la niche fiscale pour l’emploi à domicile, coûteuse et inégalitaire. Elle raconte à Reflets comment elle s’est retrouvée confrontée au lobbying patronal et aux intérêts personnels de députés de la majorité, conduisant Bercy à enterrer sa proposition.

Émilie Cariou - Didier Plowy/Ministère de la Culture et de la Communication - Wikipedia - CC BY-SA 3.0 FR

Les niches fiscales sont « de plus en plus coûteuses ». Ce constat, c’est une institution peu soupçonnable de bolchévisme, la Cour des comptes, qui le tirait dans son rapport sur le budget de l’État en 2019 : cette année-là, les 474 « dépenses fiscales » existantes, selon l’expression consacrée par l’administration, représentaient 99,4 milliards d’euros, contre 72,1 milliards en 2013. Troisième niche la plus coûteuse, le crédit d’impôt pour l’emploi d’un salarié à domicile représentait à lui seul une dépense de 5 milliards d’euros en 2020.

Concrètement, ce dispositif unique au monde permet à toute personne employant un salarié à domicile de se voir reverser 50 % des salaires et charges de son employé, dans la limite de 12 000 euros par an, avec des majorations possibles dans certains cas. Ce crédit d’impôt peut s’appliquer à des types de services très divers, de la garde des enfants au ménage en passant par l’assistance aux personnes âgées ou handicapées mais aussi le jardinage, le soutien scolaire, l’assistance informatique ou administrative ou même le coaching sportif.

« C’est l’État qui paie des domestiques à des gens fortunés »

La députée ex-LREM de la Meuse Émilie Cariou, qui a passé l’essentiel de sa carrière au ministère de l'Économie et des Finances, découvre l’existence de cette niche à l’été 2019. En plein mouvement des gilets jaunes, qui réclament une plus grande justice fiscale et sociale, elle cherche des moyens de financer des baisses de l’impôt sur le revenu pour les « classes populaires et moyennes », raconte-t-elle à Reflets.

Alors vice-présidente de la commission des finances, de l'économie générale et du contrôle budgétaire de l’Assemblée nationale, elle décide de mener une « mission d’information relative aux aides à la personne ». Elle auditionne notamment, le 19 novembre 2019, deux chercheurs spécialistes de la question, Clément Carbonnier et Nathalie Morel. Codirecteurs de l’axe socio-fiscal du Laboratoire interdisciplinaire d’évaluation des politiques publiques (LIEPP) à Sciences Po, ils ont publié un essai intitulé Le Retour des domestiques (Seuil 2018). Ils y dénoncent le fait que « l’État subventionne des services de confort pour les plus aisés, au détriment des services publics ouverts à tous ».

En effet, comme le relève Clément Carbonnier, la majorité des heures travaillées dans le secteur de l’emploi à domicile concerne des « services de confort », comme le ménage ou le repassage, pour le compte de « personnes valides et fortunées ». Ainsi, en 2011, d’après la direction de l'animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares), qui dépend du ministère du Travail, seuls 7 % des 10 % les plus pauvres recouraient à des services à domicile, contre 33,5 % des 10 % les plus riches, lesquels bénéficiaient de près des deux tiers de l’ensemble de ces avantages fiscaux. « C’est l’État qui paie des domestiques à des gens fortunés », résume Émilie Cariou.

Béquille pour des populations précaires

Pour autant, pour la députée, pas question de jeter le bébé avec l’eau du bain. D’après la Dares, en 2018, les services à domicile représentaient près de 1,3 millions de salariés, qu’ils soient directement employés par des particuliers ou par le biais d’organismes prestataires, comme Shiva ou Wecasa. Ces salariés sont majoritairement des femmes, plus souvent âgées et issues de l’immigration que le reste de la population. « Depuis 2004, leurs conditions de travail et d’emploi évoluent de manière assez défavorable en comparaison avec la population en emploi salarié, malgré une croissance plus forte du niveau de diplôme dans le secteur », notait la Dares.

Bref, l’emploi à domicile sert de béquille à des populations précaires qui n’auraient pas beaucoup d’autres choix autrement. En outre, le crédit d’impôt a permis à de nombreux employeurs de déclarer des salariés qu’ils employaient auparavant au noir, améliorant très légèrement leur condition de travail. Supprimer tout simplement la niche fiscale sans investir dans la formation de ces salariés et les services publics de la petite enfance et du grand âge, vers lesquels ils pourraient être réorientés, serait irresponsable.

C’est pourquoi Émilie Cariou prévoit de s’y prendre « avec finesse », comme elle le confie à l’époque à Capital. Elle a seulement l’intention, par le biais d’amendements au projet de loi de finances, de raboter la niche fiscale pour l’emploi à domicile sur les « services de confort » bénéficiant aux ménages gagnant plus de 100 000 euros par part fiscale et par an, soit le 1% des plus aisés de la population. Pourtant, le 18 septembre 2019, le Figaro publie un article « complètement foireux », d’après elle, sur sa proposition de réforme, affirmant à tort qu’elle veut « raboter cet avantage fiscal pour les 20 % ». L’article, qui fait ainsi croire que les classes moyennes supérieures pourraient être visées, n’a jamais été modifié.

L’influence de la Fédération des particuliers employeurs

La fausse information est reprise dans la presse et la députée de la Meuse se fait “laminer” par l’exécutif et la majorité parlementaire. « Je pense que ça a été orchestré par Bercy, suppose-t-elle. Bruno Le Maire ne voulait pas du tout qu’on touche à cette niche. » La théorie n’a rien d’absurde : depuis quelques années, le ministre de l’Économie est sous influence du lobby patronal du secteur, la Fédération des particuliers employeurs de France (Fepem). Depuis les années 1980, l’association a milité sans relâche pour l’extension des avantages fiscaux accordés aux employeurs de salariés à domicile.

« Aujourd’hui, j’ai plus d’appels entrants que sortants, se réjouit Marie-Béatrice Levaux, présidente de la Fepem. S’il se passe quelque chose à Bercy, on appelle la Fepem pour savoir si c’est vrai ou non. » En dehors de ces coups de téléphone, l’organisation se réunit une fois par an avec des fonctionnaires du ministère de l’Économie. Le lobby peut aussi compter sur les faveurs de certains députés LREM, comme Cendra Motin, qui s’est rendue personnellement avec Marie-Béatrice Levaux au ministère des Comptes publics pour défendre l’idée d’une mensualisation du crédit d’impôt. « Ils étaient contre le fait qu’on remette quoi que ce soit en cause », se souvient Émilie Cariou, qui a également auditionné la Fepem à l’Assemblée nationale.

« Tu ne peux pas faire ça, je vais faire passer le traiteur sur cette niche »

Après le tollé de l’article du Figaro, elle est convoquée devant les près de 300 députés que compte le groupe LREM, qui l'ont « quasi lynchée », décrit-elle. Elle se retrouve nez à nez avec une jeune députée « ultralibérale », qui la met en garde : « Tu ne peux pas faire ça, je vais me marier, je vais faire passer le traiteur sur cette niche. » Les traiteurs de mariage ne sont pourtant pas censés être concernés par le crédit d’impôt, mais des excès existent et certains traiteurs proposent d’être rémunérés en Chèque emploi service universel (Cesu), ouvrant la voie à une réduction fiscale.

Depuis cet épisode, Émilie Cariou a enchaîné les déconvenues. Sans soutien du gouvernement, ses amendements au projet de loi de finances ont bien sûr été enterrés. Alors qu’elle a écrit cinq fois au ministère des Comptes publics pour demander des chiffres plus précis sur l’allocation du crédit d’impôt, ce à quoi Bercy s’était engagé, ces chiffres ne sont jamais venus. « Le sujet est sensible : si les chiffres venaient à confirmer qu’un grand nombre de ménages très aisés profitent à plein du mécanisme, cela pourrait relancer le débat sur la justice fiscale, notait Capital en décembre dernier. Ce qu’en pleine crise économique, le gouvernement souhaite à tout prix éviter. » Dégoûtée, Émilie Cariou a fini par quitter le groupe LREM en mai 2020. « Je suis clairement dans l’opposition », nous précise la députée qui co-préside désormais le parti Nouveaux Démocrates, formé par d’anciens macronistes de gauche, et envisage avec morosité le prochain scrutin présidentiel.

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