Journal d'investigation en ligne
par Sonia Reyne

Du rififi dans les Chambres d’Agriculture

Un an après les grandes mobilisations paysannes, le paysage syndical agricole connaît une petite révolution

La Coordination Rurale – syndicat très à droite - réalise une percée d’ampleur dans les Chambres d’Agriculture, qui remet en question l’hégémonie du syndicat majoritaire, la FNSEA, et son modèle productiviste. Pour desserrer cet étau encore bien installé, les « bonnets jaunes » sont prêts à bousculer les habitudes, quitte à y laisser quelques plumes.

Les paisibles campagnes sont parfois agitées (dans les chambres d'agriculture) - © Reflets
Vous lisez un article réservé aux abonnés.

Les élections professionnelles de janvier 2025 ébranlent l'hégémonie historique de la FNSEA. Dans ce scrutin, qui porte sur 88 chambres, la Coordination Rurale (CR) en remporte 14 au lieu de 3 précédemment. C’est le reflet d'un ras-le-bol des agriculteurs envers les structures syndicales traditionnelles et les politiques gouvernementales, déconnectées du terrain. La FNSEA reste toutefois majoritaire mais perd le contrôle d’une grosse dizaine de structures, passant de 84 à 71. La Confédération paysanne, qui ne dominait qu’une chambre, en remporte deux supplémentaires.

Le discours médiatique dominant généralise l’influence du Rassemblement National sur la CR et ses "bonnets jaunes", mais c’est plutôt dans l’autre sens que se fait la transfusion. Le parti de Marine Le Pen cherche à capter la colère paysanne depuis longtemps. Avec une présence régulière dans des rencontres professionnelles, comme le Sommet de l’élevage en Auvergne, ou plus grand public, comme le Salon de l’agriculture, le Rassemblement National renforce son influence à bas bruit dans le monde agricole français. Malgré l’indigence de son programme agricole, il capte un électorat rural en capitalisant sur la colère des agriculteurs face aux politiques écologiques. Il a dupliqué certaines revendications de la Coordination rurale et dénonce notamment les normes environnementales et le libre-échange, perçu comme une menace pour la souveraineté alimentaire. Près d’un adhérent sur deux de la CR se dit désormais prêt à voter RN, bien que le syndicat se revendique apolitique. Cette évolution témoigne d'un angle mort de la réflexion des partis républicains, indifférents au désarroi croissant des zones rurales. De là à considérer que la Coordination Rurale est inféodée au RN, la marche reste haute.

Sortir de la co gestion FNSEA/Etat

La CR est née dans les années 1990 en opposition à la Politique Agricole Commune (PAC). Son essor s'appuie sur une contestation de la suradministration et des normes environnementales jugées trop contraignantes. Mais le projet de la FNSEA/Jeunes Agriculteurs (JA) comme celui de la Coordination rurale perpétue en fait le système agro-industriel et libéral. Seule la Confédération paysanne propose une vision plus sociale et plus écolo. Le point d'achoppement se situe sur la question de la simplification des normes, très différemment interprétée. La FNSEA/JA prône une cohérence commerciale pour renforcer la compétitivité internationale (elle veut exporter tranquillement), tandis que la CR met en avant une cohérence économique basée sur la souveraineté alimentaire et le protectionnisme. De son côté, la Confédération Paysanne défend une cohérence environnementale, axée sur la polyculture et la transition écologique.

Ces derniers mois, la CR a principalement capitalisé sur la colère agricole, sans toutefois proposer d’alternatives concrètes claires. « La première victime sera l’environnement et donc les citoyens, dont les paysans, mais ce n'est malheureusement pas une surprise », estime Mickaël Quinsat, éleveur de brebis en bio dans le Puy de Dôme et élu pour la Confédération paysanne. « La percée de la CR se fait dans un contexte de montée du populisme identitaire anti-système en France, notamment dans la ruralité. » Le vote des agriculteurs s’explique aussi par les crises successives qui frappent le secteur viticole, arboricole, sanitaire et climatique sans réponses efficaces. La FNSEA et les JA, qui contrôlent depuis longtemps les Chambres d’Agriculture, voient leur modèle de cogestion avec l’État remis en cause.

Les vaches regardent passer les humains - © Reflets
Les vaches regardent passer les humains - © Reflets

Un tournant pour le syndicalisme agricole

Le scrutin a aussi mis en lumière une désaffection croissante des agriculteurs pour le syndicalisme. Entre 2007 et 2019, la participation est passée de 66 % à 46 %, tendance qui ne semble pas s'inverser en 2025. La lourdeur administrative renforce le sentiment d’éloignement des agriculteurs vis-à-vis de l’État, favorisant l’abstention et le vote CR. De plus, des défaillances dans l'organisation du scrutin ont été relevées. « Des milliers d’électeurs risquent d’être privés de vote faute de matériel reçu », dénonçait la Confédération paysanne dès le 22 janvier dernier. « D'importants pans de l'organisation du scrutin ont été délégués aux Chambres d'Agriculture, alors qu'elles sont juge et partie, puisque dirigées quasi-exclusivement par des membres de la liste syndicale FDSEA-JA, le plus souvent candidats à ces mêmes élections. » Jusqu'à 8 % d'électeurs n'auraient pas reçu le matériel de vote soit parce que La Poste à pris du retard, soit que les adresses fournies par la Mutualité sociale agricole n’étaient pas les bonnes. Les agriculteurs devaient alors récupérer le matériel en préfecture, souvent éloigné ede leur domicile. « Ce ne sont pas les élus qui gèrent les modalités de vote » dément Sabine Tholoniat, présidente de la FNSEA 63, « l’administration est responsable ». Elle déplore les problèmes d’acheminement du courrier et demande une réforme des modalités de vote.

Malgré ces aléas, pour la première fois, des listes indépendantes se sont imposées dans certains départements, comme en Ariège et en Haute-Garonne, où Jérôme Bayle, figure du mouvement de protestation agricole, a remporté une victoire marquante. De son côté, la Confédération Paysanne progresse en Ardèche, en Guyane et en Corse. Mais l’étau de la FNSEA reste difficile à déverrouiller. Avec les JA, elle conserve 80 % des chambres départementales. Et face à cette recomposition, elle va chèrement défendre ses positions pour ne pas voir son influence continuer à s’effriter. Le coup de tonnerre à la chambre d'agriculture de Lozère jeudi 20 février le démontre : la Coordination rurale, bien qu'arrivée en tête des élections à la chambre d'agriculture de Lozère, n'en prendra pas la présidence. Lors du vote pour la présidence un blocage est survenu après trois tours en égalité parfaite face à la liste sortante FDSEA-JA. Finalement, c’est la FDSEA en la personne de Christine Valentin qui a été réélue à la tête de l'instance.

« La Coordination Rurale ne pourra pas transformer radicalement le modèle agricole sans majorité nationale », analyse Mickaël Quinsat. L’expérience de la Chambre d’Agriculture du Puy-de-Dôme en 2013 illustre cette dynamique. La Confédération Paysanne locale et la CR s’étaient associées pour prendre la présidence. « Nous étions partis du constat d'une chambre déconnectée des paysans et de la nécessité d'un pluralisme à sa tête », raconte Mickaël Quinsat. « Bilan : à notre arrivée, en interne les salariés ont retrouvé un sens à leur métier avec des élus plus présents et des missions tournées vers le développement agricole. En externe nous avions une chambre plus ouverte et des actions au service des paysans. » Ce qui n'empêchera pas la FDSEA 63 de reprendre la chambre d'agriculture aux élections de 2019.

Une politique agricole se construit sur du long terme et, de plus en plus, à l'échelle nationale et régionale, plutôt qu’au niveau départemental. La FNSEA conserve une majorité régionale et nationale qui lui permet donc d'imposer ses choix. Sur des dossiers comme l’installation et la transmission agricoles, la réduction des pesticides, les diagnostics bas carbone ou la gestion du deuxième pilier de la PAC (aides à l’investissement, mesures agro-environnementales et climatiques, dispositifs de soutien…) difficile de modifier les orientations sans être majoritaire dans tout le pays. La cogestion FNSEA/Etat de l'agriculture ces 50 dernières années a misé sur le « produire plus pour moins cher. » Avec une tactique consommée, la FNSEA a aussi, patiemment, pris le contrôle des organismes de formation, de conseil, des coopératives, des banques, des assurances et des Chambres qui soutiennent les agriculteurs. Le duo FNSEA/JA tient dans sa main de nombreux organismes dans des secteurs agricoles stratégiques, idéologiques et financiers. Il faut rajouter à cela que depuis les années 60, la FNSEA a largement œuvré à la concentration et à l’agrandissement des exploitations, réduisant à peau de chagrin le nombre d'agriculteurs.

0 Commentaires
Une info, un document ? Contactez-nous de façon sécurisée