Journal d'investigation en ligne et d'information‑hacking
par Jet Lambda

Désencercler, tout un métier

Les armes de la police anti-émeutes utilisées pour réprimer le mouvement social s'offrent une notoriété inattendue. Cela fait maintenant près de trois mois que les manifestations et les blocages en riposte à la funeste "loi Travaille !" se succèdent, malgré les espoirs d'un gouvernement aux abois qui n'attend que le début de l'Euro de foot pour espérer voir la contestation baisser d'intensité.

Les armes de la police anti-émeutes utilisées pour réprimer le mouvement social s'offrent une notoriété inattendue. Cela fait maintenant près de trois mois que les manifestations et les blocages en riposte à la funeste "loi Travaille !" se succèdent, malgré les espoirs d'un gouvernement aux abois qui n'attend que le début de l'Euro de foot pour espérer voir la contestation baisser d'intensité.

La question des violences et des brutalités policières ne se traite désormais plus seulement dans les colonnes des médias dits "militants". Même si le rapport de force, en matière de couverture des manifestations, reste fortement déséquilibré au profit des défenseurs de d'ordre (social) établi. Cette photo de l'AFP, reproduite le 4 juin sur le site du Parisien, a sans doute échappé aux rédacs chefs dont la ligne est tenue, faut-il le rappeler, par le patron du luxe Bernard Arnault (celui-là même vilipendé dans le fameux film "Merci patron!", qui a été à l'origine, en mars dernier, des premiers soubresauts populaires contre la loi Valls-El Khomri).

Cette photo est en effet censée illustrer la stratégie des fameux "casseurs", prise lors d'un cortège organisé en mémoire du militant antifa Clément Méric, assassiné par un commando de fachos identitaires il y a 3 ans. Le détail qui tue, c'est bien ce projectile qui semble planer dans l'air comme une plume au vent. Ce n'est pas une pierre ou un bout de pavé lancé par les méchants casseurs cagoulés, mais bien une grenade offensive employée en masse lors de chaque manif depuis des années. Pas n'importe quelle grenade. On les appelle des engins explosifs de "désencerclement".

Ce terme typique de la novlangue policière – absent des dictionnaires, mais que fait Larousse ? – détourne son usage premier pour en faire un simple objet de défense. Il est assez facile de zoomer sur l'image pour déceler sa carcasse dentelée, puisque cette arme blindée de TNT propulse 18 plots en caoutchouc au hasard et entraîne ensuite immanquablement des blessures graves ou mutilantes, comme lors du fameux cas de ce vidéaste de 28 ans, Romain D., le 26 mai dernier, atteint à la tête et encore hospitalisé après avoir été placé en coma artificiel. A la guerre civile comme à la guerre tout court, faire des blessés procure à l'assaillant des avantages stratégiques qui sont calculés dans les centres de formation répressives. C'est connu comme les haiku du vénérable Sun Sen : un blessé dans les rangs adverses comporte une dimension psychologique indéniable, qui irradie les proches de la personne touchée – tout en évitant les effets indésirables d'une mort qu'il sera alors bien difficile de justifier en "régime démocratique".

Pas la peine ici de rappeler les conditions réglementaires du lancer d'une telle arme. Les grands médias ne peuvent plus se taire tant ces conditions ne sont jamais respectées. Dans l'affaire de Romain, si le Robocop l'a lancé à terre, comme c'est prescrit par les guides policiers, celle qui vole dans la photo ci-dessus s'apprête bien à exploser en pleine gueule des manifestants présents. Après, on va encore s'étonner que les têtes de cortèges se protègent avec casques (parfois bricolé de manière rudimentaire), boucliers et masques à gaz, mais là le doute n'est plus permis.

Cette grenade de désencerclement, nous l’appellerons "offensive", pour rappeler celle qui a tué Rémi Fraisse en 2014, la grenade OF-F1 (en dotation uniquement chez les gendarmes). Le verbiage policier appelait donc l'OF une "grenade offensive", pour mieux justifier sa "suspension" tout en laissant les autres en circulation. La règle voudrait que l'on en use si et seulement si les flics sont réellement "encerclés", c'est à dire menacés directement par un attroupement armé ou menaçant. Pas la peine là aussi de rappeler que ces conditions ne sont jamais toutes remplies lorsque qu'un flic décide de la lancer. Dans l'affaire de Romain comme dans tant d'autres. Après tout, ceux qui croient encore que le "maintien de l'ordre" s'exerce dans un contexte légal et réglementaire se mette le doigt dans l'œil. Non, ces engins de mort appelées "armes à létalité réduite" sont surtout à "légalité réduite", sans effet de style.

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Comme l'autopsie avec minutie cet article de Paris Luttes, ces grenades portent des termes aussi tordus que leurs détenteurs : DMP, "Dispositif Manuel de Protection" (fabriqués par SAPL), DBD, "Dispositifs Balistiques de Dispersion" (fabriqués par Alsetex-Lacroix et Verney-Carron), ou les mêmes avec, en prime, une dose de gaz lacrymogène CS concentrée à 20% (DMPL, fabriqués SAPL et Verney-Carron).

Elles sont donc à "effet de souffle" (explosive), "assourdissantes" et à fort effet psychologique puisque la détonation dépasse les 160 décibels. Les anglo-saxons l'ont rangé dans la catégorie "flashbang", ou "stun grenade", les plots en latex ou la dose de lacrymo ajoutant à cet arsenal un effet mutilant ou irritant. Inutile de dire que les tympans et les parties du corps touchées par les plots ne sont pas les seuls à en subir les dégâts : ces engins explosent en disséminant des parcelles de métal ou de plastique qui peuvent infiltrer les tissus humains et y rester indéfiniment ! Non, rien à voir avec des moyens de dispersion et de "désencerclement".

Elles peuvent être autant mortelles que la funeste OF-F1. La GLI-F4 (grenade lacrymogène instantanée), produit phare du fabricant Alsetex - filiale du groupe Lacroix, qui égaie les fêtes de villages et les cérémonies pompeuses avec ses feux d'artifices… – a pris de relais du modèle interdit par Cazeneuve après la mort de Rémi Fraisse. Mieux, dans le rapport des inspections générales de la flicaille paru juste après les événements du barrage de Sivens, les gradés avouaient ne pas pouvoir faire la différence entre les deux engins. Au chapitre "Les dommages et blessures chez les manifestants", une manif de 2013 motive ce commentaire :

"Pour les grenades à effet de souffle, un cas de blessure grave a été recensé :  le 26 octobre 2013, un jeune homme a eu la main arrachée en ramassant et en voulant relancer une grenade ( OF F1 ou GLI-F4 ?) lors de la manifestation contre les portiques éco-taxes à Pont de Buis (29)."

Pas la peine d'appeler le SAMU pour savoir qu'un engin capable d'arracher une main qui explose à hauteur du visage peut causer des blessures mortelles !

Les baballes de la terreur

Pierre Douillard-Lefevre, un doctorant en sociologie de Nantes, a une dent, et bien plus, contre l’État répressif qui use de ces armes dites "non létales" (ou "à létalité réduite", défense de rire). En 2007, alors qu'il était lycéen, il reçoit dans son visage une balle en latex lancée par un gendarme mobile, lors d'une manif devant le rectoral de Nantes. Il perdra l'usage d'un œil. Éborgné par l'arme vedette de la flicaille, le flashball ou "lanceur de balle de défense", il sait mieux que quiconque qu'il ne s'agit pas de se défendre, ni de "disperser" comme les grenades, mais bien d'attaquer et de blesser. Testé dès 2007, et déployé depuis 2009 à grande échelle en France, le LBD — le "GL-06" selon le catalogue de l'armurier suisse Brügger & Thomet – a remplacé le non-moins fameux flashball (invention de Verney-Caron), qui était devenu un peu trop controversé. (Nous avions déjà remarqué à Milipol que Verney tentait de redorer son image en changeant la couleur de son projectile, qui ressemble désormais à une petite balle de tennis verte - cf photo ci-dessus).

Pierre Douillard-Lefevre vient de sortir un petit ouvrage fort utile pour mieux comprendre la stratégie policière en la matière, intitulé fort joliment L'arme à l'œil - Violences d’État et militarisation de la police (édition Le Bord de l'eau, avril 2016).

"Aujourd'hui l'utilisation décomplexée de grenades et de LBD marque un changement de doctrine. Un tir de balle en caoutchouc ne touche qu'une personne. Il ne repousse pas, il frappe. Il concentre sa violence sur une individualité. Le policier qui presse la détente exerce une vengeance extra-judiciaire, immédiate et irrémédiable contre une personne : il est à la fois juge et bourreau. Alors que tout le monde peut voir un nuage lacrymogène se répandre dans l'air, bien peu – en dehors de la personne touchée et de celles qui l'entourent – s'aperçoivent au cœur d'une manifestation qu'une personne vient d'être fauchée par un tir. (...) C'est la devise du Flashball : en blesser un pour en terroriser des milliers."

Il décrit alors l'escroquerie intellectuelle qui sous-tend le déploiement de ces arsenaux. En 1995, le Flashball Super Pro était en effet présenté par la bande à Pasqua comme "l'arme anti-bavure". L'idée à faire passer est que la balle en latex allait se substituer aux balles réelles. Mais "une chose est certaine", poursuit l'auteur de L'arme à l'œil, "l'arrivée du flash-ball n'a pas rendu la gâchette des policiers moins facile, et les gardiens de la paix continuent, autant qu'avant, à tirer à balles réelles, y compris dans des situations de “violences urbaines”". "En réalité, les LBD ne se sont pas substitués aux armes de service, mais plutôt à la matraque. En 2012, les policiers ont tiré 2573 projectiles de MBD 40 et 44 mm : soit environ sept tirs par jour."

Voilà l'entourloupe : on présente ces armes comme des moyens de riposte moins mortifères, alors que cela a au contraire considérablement augmenté l'incitation du flic a faire usage de son arme, justement parce qu'elle serait "non létale". Le corps-à-corps entre flics et manifestants étant une doctrine du passé, ces "armes intermédiaires" (terme repris par le Défenseur des droits, ex-CNDS) sont autant de manœuvres destinées à habituer la masse à se faire viser dans la tête par les nervis du maintien de d'ordre. "Les policiers prennent [ainsi] l'habitude et le goût de tirer sur les foules, de presser sur la détente de façon décomplexée, ce qui était formellement proscrit jusqu'alors, poursuit Pierre Douillard-Lefevre. L'argument selon lequel le flashball serait un progrès est au mieux une escroquerie largement démentie depuis des années, au pire un chantage subtil qui prépare au pire".

Le journal Le Monde s'étonne que les dernières stats de la police ne fassent état que de "seulement" "48 enquêtes judiciaires ouvertes, principalement à Paris et Rennes, concernant exclusivement des violences" commises par les policiers. Des plaintes instruites, alors que des centaines de témoignages de blessures plus ou moins graves ont été récoltées par des avocats et des collectifs de manifestants *. 48 plaintes contre la violence policière, alors que la même source évalue à 1500 le nombre de manifestations qui se sont déroulées dans toute la France depuis le début de la contestation contre la loi travail. Défense de rire (bis).

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Mise à jour : Les flics français semblent d'être équipé en loucedé d'un "riot gun" déjà utilisé à grande échelle pendant les manifs étudiantes au Québec, le fameux ARWEN (Anti Riot Weapon ENfield 37), un fusil multicoups qui peut balancer à la fois des grenades de gaz lacrymo mais également des balles en plastique, des "bâtons cinétiques". On vous le répète : sortez couverts !

NB: Nous avons omis de préciser que Pierre DL, l'auteur du bouquin cité dans ce billet, fait partie des personnes interdites de séjour dans la ville de Nantes pendant une période indéterminée, accusé par la justice d'être un dangereux provocateur…

-- Photo de une : Domnique FAGET (AFP). Photos des armes : article de Paris Luttes déjà cité. Plus d’infos sur les armements du maintien de l’ordre sur : http://desarmons.net/ (d'où est tiré l'affiche sur le flashball). * A Paris, le collectif Stop violences policières, animé par le groupe de défense collective Defcol (actif depuis le début du conflit social en mars), vient de publier un nouvel appel à témoins, voir ici, . Mail : violencespolicieres(at)riseup.net. Sur Twitter #violencespolicieres. FB: https://www.facebook.com/Collectif-Stop-aux-violences-polici%C3%A8res-229796540720118/. A Lyon, allez voir par là pour témoigner.

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