Journal d'investigation en ligne et d'information‑hacking
par Juliette Loiseau

Des tribunaux VIP au nom du profit...

... Et au détriment des peuples

Au-dessus des citoyens, et même des gouvernements, il existe des tribunaux d'arbitrage, privés, réservés aux multinationales. Au nom de leurs « droits » ou plutôt de leurs « profits », des entreprises attaquent les Etats et réclament des milliards d'euros.

L'ISDS expliquée par le département US du commerce - USTR.gov

Imaginez... Après la catastrophe de Fukushima, en 2011, l'Allemagne prend la décision de sortir du nucléaire et annonce l'arrêt de ses réacteurs en 2022. Pour l'entreprise suédoise Vattenfall, producteur et distributeur d'électricité présent dans le pays, ce choix annonce la fin de son activité et donc de profits. Vattenfall décide donc d'attaquer l'Etat allemand, et lui réclame 4,7 milliards d'euros en compensation. Vous trouveriez scandaleux qu'une loi nationale soit remise en cause au nom du profit ? Et pourtant, les multinationales ont ce droit grâce à des tribunaux d'arbitrages privés, prévus dans de nombreux traités de commerce et d'investissement. Et c'est ce qu'a fait l'entreprise suédoise. Dans cette juridiction spéciale, ce ne sont pas des juges mais des avocats d'affaires qui tranchent les affaires. Ce mécanisme de règlement des différends entre investisseurs et Etats est très connu sous l'acronyme ISDS.

Ce système a été inventé par la Banque mondiale en 1965, avec l'objectif d'assurer aux entreprises des anciennes puissances coloniales que les nouveaux Etats indépendants ne remettent pas en cause leurs privilèges. Inconnu du grand public, les critiques ont émergé avec les négociations autour du CETA et du TAFTA : une clause d'arbitrage prévoyait de généraliser ces tribunaux. « Il faut se rendre compte que c'est un système qui a déjà coûté 88 milliards d'euros aux Etats ces 20 dernières années » alerte Swann Bommier, chargé de plaidoyer régulation des entreprises multinationales au CCFD Terre Solidaire. Avec 150 organisations de 16 pays européens, l'ONG a lancé une campagne, « des droits pour les peuples, des règles pour les multinationales », réclamant la fin de l'impunité des multinationales et donc ce système ISDS. « Aujourd'hui, ce sont les pays du Sud qui pâtissent le plus de ce système, mais depuis une dizaine d'années, les multinationales attaquent de plus en plus d'Etats européens » poursuit le chargé de plaidoyer. « C'est ce qui a déclenché les débats sur le sujet en Europe. Tant que nos multinationales attaquaient des pays hors Europe, personne ne s'inquiétait des conséquences que ce système avait sur la démocratie ».

Des exemples, il y a des centaines... 942 pour être précis. « Chaque année, le nombre de recours à l'ISDS augmente » détaille Swann Bommier. « Ce mécanisme permet aux multinationales de s'assurer que les législations ne bougent pas. Elles brandissent la menace à chaque fois qu'un Etat veut publier un loi favorable à l'environnement ou aux droits humains ». Et ces règlements entre investisseurs et Etats, s'ils paraissent éloignés du quotidien, concernent les citoyens. « Les Etats ne gagnent jamais en ISDS, ils évitent de perdre » précise le chargé de plaidoyer du CCFD Terre-Solidaire. « Les tribunaux donnent raison aux multinationales dans 60% des cas. Et en cas de victoire, les frais de justice coûtent aux Etats entre 5 et 6 millions d'euros ». Des sommes payées par chacun au travers des impôts.

Le Hulot fuyant

L'ISDS est également une menace qui peut faire plier des Etats. La loi Hulot de 2017 en est le parfait exemple. Adoptée par l'Assemblée Nationale et le Sénat, elle est censée mettre fin à l'extraction des hydrocarbures sur le territoire français. « Mais plusieurs courriers ont été envoyés par des lobbies au Conseil d'Etat et au Conseil constitutionnel pour dénoncer la loi » détaille Juliette Renaud, chargée de campagne régulation des multinationales aux Amis de la Terre. « L'un vient de l'entreprise canadienne Vermillon, qui a de nombreux sites d'extraction sur le territoire français. Elle menace de poursuivre la France en vertu de l'ISDS si la loi est entérinée car elle nuirait à ses profits. Suite à ces pressions, nous avons constaté que le texte de la loi avait changé de tout au tout. Dans les documents des lobbies, nous avons retrouvé les mêmes arguments que ceux des tribunaux d'arbitrage : défense de la liberté d'entreprendre, propriété privée... Le Conseil constitutionnel s'est finalement plié aux exigences de l'entreprise et la loi a été transformée ». Après modifications, la loi autorise finalement jusqu'en 2040 le renouvellement des concessions d'exploitation pétrolière, à l'inverse du projet initial.

Mais plusieurs négociations pourraient mettre un terme ce système. L'Union Européenne cherche à répondre aux contestations de la société civile, cristallisées avec le CETA et le TAFTA. A partir du 14 octobre, elle réunit donc à Vienne les Etats membres pour réformer l'ISDS. « En réalité, ce que l'Union Européenne propose, c'est de modifier à la marge ce mécanisme d'arbitrage en supprimant les clauses les plus scandaleuses » indique Swann Bommier du CCFD Terre-Solidaire. « Par exemple, elle propose de remplacer les avocats d'affaires qui rendent les arbitrages, et sujets à des conflits d'intérêt immenses, par des juges. Mais cette modification entérinerait l'existence d'une cour d'arbitrage permanente, et ne révoquerait pas du tout l'ISDS ». « Sous couvert d'un autre nom, l'ISDS deviendrait l'ICS, l'Union Européenne garderait le même outil et étendrait encore plus ce système » complète Juliette Renaud. En 2018, la cour de justice de l'Union Européenne a pourtant invalidé les tribunaux d'arbitrage.

Vents contraires ?

Hasard du calendrier, cette même semaine d'octobre, les 196 Etats membres de l'ONU sont invités à Genève pour entamer le 5e round de négociations d'un traité contraignant pour que les multinationales soient tenues responsables des atteintes aux droits humains et environnementaux qu'elles commettent. L'Union Européenne n'a toujours pas confirmé sa présence, prétextant qu'elle n'a pas de mandat pour négocier. « Nous demandons donc que les Etats membres prennent leurs responsabilités pour parler en son nom et contribuer aux négociations » explique Swann Bommier. Et pour l'heure, la France est la seule à s'être prononcée en faveur du traité onusien, dans la suite de la loi sur le devoir de vigilance des entreprises, adoptée en 2017. Depuis, les maisons mères des multinationales ont un devoir de prévention et sont responsables des dommages sur les droits humains et environnementaux causés par leurs filiales et sous-traitants. « Mais la loi française n'était qu'une victoire d'étape » confie Juliette Renard. « Les opposants n'ont cessé de répéter que ça ne servirait à rien d'adopter une loi nationale dans un contexte de mondialisation. Mais la France doit montrer l'exemple et avoir un rôle plus actif dans les négociations à l'ONU. Il existe aujourd'hui 3 400 traités d'investissement et de commerce avec une clause ISDS, mais absolument aucun garantissant les droits humains et environnementaux face aux multinationales ». Favorable au traité onusien, l'Etat français ne s'est pas pour autant prononcée pour l'abolition du système ISDS. Mais les revendications de la coalition européenne sont claires : révocation de l'arbitrage investisseurs-États de tous les traités existants ou en négociations et arrêt des discussions autour de la création d'une cour permanente d'arbitrage.

Entre Vienne et Genève, les négociations pourraient faire pencher les droits des multinationales du côté de l'impunité, ou de la régulation. « Cette semaine est un bon révélateur du dilemme dans lequel se trouvent nos gouvernements » résume Swan Bommier. « Est-ce-que ce sont les multinationales ou les citoyens qui ont le pouvoir ? ».

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