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par Jacques Duplessy

Des religieux contre Total

Ils se sont enchaînés sur la passerelle Léopold-Sédar Senghor pour dénoncer un méga projet d’oléoduc du pétrolier

Le plus grand oléoduc chauffé du monde, long de 1.443 kilomètres et qui traversera la Tanzanie et l’Ouganda, provoquera des ravages humains et environnementaux. A l’initiative de GreenFaith, deux rabbins, deux pasteurs, un maître et une nonne bouddhistes, un jésuite, un évêque émérite et un penseur musulman se sont enchaînés ensemble d’un bord à l’autre de la passerelle parisienne jeudi 25 mai.

Les participants enchaînés sur la passerelle Léopold-Sédar-Senghor - © Reflets

Le rendez-vous a été donné au dernier moment dans un édifice religieux parisien. « Ils nous accueillent en sous-marin, vous n’êtes jamais venus ici », déclare une des organisatrice à la soixantaine de militants réunis pour l’action contre Total Energies. Ce blocage, organisé par GreenFaith qui rassemble des croyants de toutes religions unis pour la défense de la planète. Proche d’Extinction Rébellion, le mouvement n’hésite pas à prôner des actions de désobéissance civile. Cette fois, ils entendent protester à la veille de l’assemblée générale du groupe pétrolier contre les projets AECOP et Tilenga.

L’action qui doit symboliquement durer 1.443 secondes, un peu plus de 24 minutes, pour les 1.443 kilomètres de longueur pipeline de Total est minutée à la seconde près. L’organisatrice se tourne vers un rabbin: « Vous lisez jusqu’à 240 secondes. Puis c’est la team chrétienne jusqu’à 660 seconde. Je n’ai pas découpé entre vous… (rires) puis les bouddhistes et les Juifs. Sinon vous avez bien le numéro à appeler en cas d’arrestation ? On n’y croit pas trop mais on ne sait jamais. Maintenant, on va converger par des chemins différents en petits groupes vers la cible. »

La cible, c’est la passerelle Léopold-Sédar-Senghor située en plein cœur de Paris, près du musée d’Orsay.

Six des participants sont impliqués dans le Ceras, le centre d’étude et d’action sociale, animé par les jésuites. « Cette action est importante pour nous car c’est un point de rencontre et de dialogue avec les autres religions, déclare Marcel Rémon, le jésuite qui le dirige. Nous sommes partenaires de GreenFaith depuis longtemps. Avec l’encyclique _Laudato Si publiée par le pape François, nous avons un texte fort inspirant, bien au-delà des chrétiens_. »

Un moine et une nonne bouddhistes sont venus de leur monastère en Alsace. « Nous soutenons ces remise en question de ce que fait Total. Ce projet d’oléoduc géant est un non sens total, ils vont dans le sens inverse de l’Histoire, explique Kankyo. Nous souhaitons un éveil des consciences et une parole unie des religions. Notre responsabilité, c’est d’être là aujourd’hui. J’espère que d’autres monastères se mobiliseront. » En émettant 379 millions de tonnes d'équivalent CO2, EACOP et Tilenga vont aggraver le bouleversement climatique - face auquel des pays comme l'Ouganda et la Tanzanie sont parmi les plus vulnérables.

Le blocage se met progressivement en place. Les religieux s’enchaînent et des banderoles sont déployés. Au premier rang, une dizaine de personnes prient en silence. Des témoignages d’habitants victimes des agissements de Total sont lus. Comme ce message d’une paysanne expropriées de Tanzanie : « J’ai appris par une voisine que mes terres agricoles vont être touchées par le projet. Sans même me consulter. Ils sont comme des voleurs qui sont venus pour me prendre ce dont j’ai besoin pour vivre. » Plus de 100.000 personnes doivent être expropriées en Ouganda et en Tanzanie. Les compensations prévues sont insuffisantes et inadéquates. Et l’opposition locale au projet est réprimée. « Ce que Total ne ferait pas en Europe, il se permettent de le faire en Afrique, déplore Ousmane Timera, un penseur musulman. C’est intolérable ! Nous avons reçu un bijou du Créateur, la Terre. Et on la met à la poubelle, on la rend invivable. »

« Croyants ou athées, cela nous concerne tous, estime Charlotte, 38 ans, une militante protestante. Le GIEC et l’Agence internationale de l’énergie disent qu’il faut arrêter les nouvelles exploitations d’hydrocarbure si on veut espérer limiter le réchauffement climatique. Si je veux être cohérente avec ma foi, je dois me mobiliser. C’est un combat existentiel. Cela n’a pas de sens de prier sans agir. »

Juliette, sa voisine sur la chaîne de blocage, une étudiante catholique en littérature comparée, acquiesce. « C’est une question de cohérence, d’équité et de justice. C’est aussi un rapport à la lâcheté. Si je veux pouvoir dignement me regarder dans la glace le matin, je dois être là. C’est ma première action interreligieuse, mais pas la dernière. »

« Il y a une crise sociale derrière la crise climatique, s’insurge Caroline Ingrand-Hoffet, pasteure de la paroisse protestante de Kolbsheim en Alsace. La désobéissance civile est justifiée car nous ne sommes pas entendus par d’autres moyens, ni par les sociétés privées, ni par l’État. »

Marc Stenger, évêque émérite, a un discours proche : « Il faut marquer l’opinion, inviter à la conversion pour protéger notre planète et dénoncer les choix délétères pour la vie de l’homme. » Quand on lui demande si la Conférence des évêques de France pourrait s’engager dans ce combat, il rit. « Demandez leur... ». Mais a-t-il eu des pressions pour ne pas participer : « Je les ai prévenu et on ne m’a rien dit. Je sais que les jeunes militants écologiques chrétien qui ont signé une tribune dans La Croix ont été reçu par le président de la Conférence. »

La discussion s'engage avec les passants. - © Reflets
La discussion s'engage avec les passants. - © Reflets

« Ça vaut le coup parfois d’être dans l’illégalité, estime le rabbin Gabriel Hagaï. Il faut savoir passer de la légalité à la légitimité. Le projet de Total est destructeur pour l’homme et la nature. Total est une entreprise française, donc il faut se mobiliser ici. L’engagement religieux est vertical et horizontal. La dimension horizontale est le service de l’humanité et de la création. Et elle a une dimension politique : le combat pour la sauvegarde de l’environnement n’est pas qu’une addition de comportement individuel. Ceux qui sont au pouvoir ont créé le problème, donc il ne vont pas changer les choses sans que le peuple se mobilise. »

Quelques passants excités tentent de forcer le passage. « Je dois aller au restaurant, j’ai 30 minutes pour manger », lance un homme d’affaire. « On est toujours emmerdé ! », s’égosille une femme. Un militant tente calmement de lui expliquer. En vain. Elle s’énerve : « Moi, je ne suis pas Total ! » « Soyez solidaire », tente le jeune homme. « C’est encore pour l’Afrique… », lâche-t-elle en haussant les épaules. Un homme menace : « Vous n’avez pas le droit de bloquer, je vais appeler la police. »

Les forces de l’ordre sont particulièrement discrètes. Si quelques véhicules se sont positionnés de chaque côté de la passerelle, les policiers resteront invisibles. Un comportement bien différent de l’accueil réservé aux militants écologistes qui tentent de bloquer l’assemblée générale de Total ce vendredi matin. Les activistes assis et attachés entre eux ont reçu des coups de matraque et des grenades lacrymogènes.

Le blocage a pris fin au son du Chofar, un instrument de musique en usage dans le rituel israélite.

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