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par Jacques Duplessy

Des moines et des bières

A Chimay, le monastère brasse des millions

Il se boit 1,8 Chimay par seconde dans le monde. Cinquante six millions de bouteilles sont exportés dans 74 pays. Les business moines de l'abbaye de Sourmont soutiennent des dizaines de projets de solidarité et de développement local. Reportage.

Une cuve à l'entrée de la brasserie - © Cyril Marcilhacy

« Quand j’avais un projet pour la ville et qu’il me fallait de l’argent, je montais au monastère », raconte Françoise Fassiaux, la bourgmestre de Chimay, tout juste battue aux élections. La phrase en dit long sur l’influence de l’abbaye qui brasse non seulement une bière qui s’exporte dans plus de 70 pays mais aussi des dizaines de millions d’euros. Ici, la théorie du ruissellement n’est pas un vœux pieu : les moines financent chaque année des projets localement et dans le monde entier. Une manne inespérée dans une région particulièrement touchée par le chômage.

La manne, à Chimay, est dorée, rouge, bleue ou triple ; elle est pétillante, d’une magnifique complexité avec un arôme puissant. Un véritable bouquet d'épices explose au nez, accompagné de superbes arômes fruités. En bouche, l'amertume est très longue et les saveurs sont multiples avec du sucre roux, du caramel et des fruits noirs. La torréfaction du malt est très présente jusque sur la finale.

Différentes versions de la bière de Chimay - © Cyril Marcilhacy
Différentes versions de la bière de Chimay - © Cyril Marcilhacy

Si la bière fait des miracles, Frère Damien, le prieur, tient d’abord à insister sur l’essentiel de la vie monastique : la prière communautaire avec les offices, la contemplation, les deux heures quotidienne de lectio divina, cette méditation savoureuse de la parole de Dieu. La communauté se compose actuellement de 15 moines de sept nationalités : belge, française, rwandaise, congolaise, argentine, irlandaise et québécoise. « Cette diversité d’origine est pleine de sens, elle dit quelque chose du monde dans lequel on vit, dit frère Damien. Il faut apprendre à se comprendre au quotidien, alors que nous n’avons pas tous les mêmes codes. »

Rien ne prédisposait ce professeur d’histoire originaire de l’Aisne a devenir un business moine. « Enfant, j’étais venu ici pour préparer ma confirmation et ça m’avait parlé. Puis j’ai fait des études, j’ai enseigné, et j’avais cessé de penser à une vocation religieuse. Je ne priais plus, j’allais moins à la messe. Mais il avait au fond de moi comme une insatisfaction et à 27 ans, j’ai voulu redonner une chance à Dieu. Je suis revenu à Chimay une semaine, et je me suis dit, Dieu existe. Alors je suis entré au séminaire pour être prêtre, mais la question d’être moine restait. Au bout de cinq ans, en 2004, je suis entré à Chimay. » Comme père abbé, il est aujourd’hui responsable non seulement de sa communauté mais il est aussi à la tête d’une entreprise qui a généré 200 emplois directs, sans compter tous ceux créés indirectement au travers des projets soutenus.

##Bien-être au travail

Pour éviter d’être entièrement absorbé par la gestion des affaires, tous les frères ne sont pas engagés dans la supervision de la gestion de l’entreprise ou de la fondation. Seul cinq d’entre eux siègent dans les différents conseils de la fondation d’utilité publique qui agit localement, de l’association du monastère qui gère la marque Chimay et accorde des petites aides ponctuelles, et de la société cistercienne qui gère les gros projets à but social ou religieux. « Au conseil d’administration de la société, je tiens à ce que l’on ne parle pas seulement de stratégie, mais aussi de valeurs, et du bien-être au travail », raconte le père abbé. Les membres du conseil d’administration sont venus faire un stage de deux jours au monastère pour sentir où s’enracine le projet de l’abbaye.

Chaque jour, le père abbé reçoit des sollicitations d’aide de l’abbaye. Frère Damien décide seul pour les petits montant, comme le paiement d’une facture d’électricité pour des familles dans le besoin ou le soutien de jeunes qui désirent partir étudier à l’étranger. Les gros projets sont décidés en équipe, avec des laïcs.

Le plus gros chantier en cours est la création d’une ferme pour employer des adultes handicapés. « Nous ne faisions plus rien des terres du monastère, raconte le père abbé. Nous avons rencontré l’Albatros, et leur savoir-faire nous a plu ». « Pour nous c’était une opportunité extraordinaire, raconte Alain Dambroise, son directeur. Nous allons créer avec ce projet 55 équivalent temps plein et un hébergement de 32 places. Sans ce partenariat, nous n’aurions jamais pu monter ce projet de 13 millions d’euros. »

Ferme pour adultes handicapés soutenue par les moines - © Cyril Marcilhacy
Ferme pour adultes handicapés soutenue par les moines - © Cyril Marcilhacy

Équipement de la crèche municipale, rénovation d’écoles publiques, la bourgmestre de Chimay a aussi très bien collaboré avec l’abbaye. « Et pourtant je suis femme, socialiste, laïque… même pas baptisée. J’avais plein d’idées, ils m’ont soutenue. Un jour, le père abbé m’a dit en riant : "Aux prochaines élections, je vais voter pour vos adversaires... Eux, au moins, ils n’ont pas de projet." Enfin, je reconnais que le miracle continue : les moines changent l’eau en bière ! »

Et tout ça, les moines le font… sans se faire mousser.

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