Journal d'investigation en ligne et d'information‑hacking
par Antoine Champagne - kitetoa, Jacques Duplessy

Des journalistes fantômes ont dupé des médias

Le Qatar a été victime d'une opération barbouzarde

Quatre-vingts dix articles ont été publiés par des journalistes qui n'existaient pas. Des médias, principalement américains, sont tombés dans le panneau. L'ombre des Émirats Arabes Unis plane sur cette intox.

Les fausses dents montrent l'utilisation d'un programme informatique pour créer la photo d'un des "experts"

Quatre-vingt-dix articles publiés et signés par dix-neuf faux journalistes. Quarante-six journaux bernés aux Etats-Unis, en Asie, au Moyen-Orient… L’opération a été rondement menée. La plupart des articles ont un point commun : ils encensent les Émirats Arabes Unis et s'en prennent au Qatar, comme dans cet article subtilement titré « Le Qatar déstabilise le Moyen-Orient ». Mais certains s'attaquent aussi à la Turquie, à l’Iran, à la Chine ou encore la politique de Facebook.

Quelqu’un a mis le paquet pour monter cette intox. Les profils des dix-neuf faux journalistes ou spécialistes de géopolitique revendiquent des parcours brillants. De faux CV sur Linkedin avaient été créés pour donner de l’importance aux « auteurs ». Leurs photos avaient, pour certaines, été générées par des programmes informatiques. Deux sites web alimentés essentiellement par ces confrères fantômes ont été créés pour l’occasion, The Arab Eye et Persia Now.

Page d'accueil de Arab Eye - Copie d'écran
Page d'accueil de Arab Eye - Copie d'écran

Page d'accueil de Persia Now - Copie d'écran
Page d'accueil de Persia Now - Copie d'écran

Surtout, quarante-six authentiques médias ont été trompés. Des sites web et des magazines conservateurs américains comme The Washington Examiner, The Post Millennial, American Thinker ou The National Interest, mais aussi The Jerusalem Post, Asia Times ou le South China Morning Post ont publié ces articles. Aucun média français toutefois dans cette liste.

Ces articles ont été lus par des centaines de milliers de personnes et largement partagés sur les réseaux sociaux. La sénatrice française Nathalie Goulet a même partagé un de ces articles de propagande titré « Pourquoi cette nomination au conseil de surveillance de Facebook est dangereuse ». La fake journaliste Lin Nguyen y expliquait que cette nomination de la prix Nobel de la paix yéménite Tawakkol Karman représenterait un « obstacle à la lutte contre la haine » en raison de ses liens supposés avec les Frères musulmans. Les Émirats Arabes Unis étaient alors engagés au côté de l’Arabie Saoudite dans la guerre au Yémen. Le tweet de la sénatrice est désormais effacé.

Cette opération innove dans la guerre de l’information sur Internet. Les articles étaient subtilement écrits. On est loin de la fake news grossière comme savent en écrire par exemple, des « fermes de contenus » russes. Une grande partie de l’analyse géopolitique déroulée tient la route, semble étayée et ne diffère pas grandement de celle que peuvent produire les experts toutologues interrogés par les chaînes de télévision… Noyées dans un fatras aux apparences légitimes apparaissent les attaques contre le Qatar, l’Iran ou la Turquie. De plus, ces articles étaient présentés comme des avis d’experts par des médias dont certains sont parfaitement reconnus.

L'équipe virtuelle de Arab Eye - Copie d'écran
L'équipe virtuelle de Arab Eye - Copie d'écran

C'est sans doute ce qui a sauvé la presse française, moins friande, encore, mais pour combien de temps, de ces « avis d'experts » qui ont un avantage certain : avoir le goût et la couleur d'une réflexion et de ne pas coûter cher puisqu'ils sont généralement livrés gratuitement. C'est moins cher qu'un journaliste et encore moins cher qu'un pigiste... La rubrique « opinion » est souvent moins garnie dans la presse papier française que dans sa cousine anglo-saxonne.

Cette opération innove également avec la création de « personas » tenant à peu près la route. Pour conforter des fake news ou une opération de déstabilisation, on les dilue dans ce qui ressemble à une analyse tenant la route et on la fait signer par un « expert » disposant d'une « couverture » à peu près plausible.

Ceci dit, la couverture ne résiste pas à une analyse poussée. Pour obtenir un tel effet, il faudrait à la fois que les « personas » aient été créées des années avant de lancer l'opération, qu'une partie de leur couverture soit véridique ou vérifiable (un faux employeur qui pourrait témoigner de l'existence de la personne). Bref, c'est très compliqué et très coûteux. D'autant que pour construire et gérer ces « personas », il faut de véritables êtres humains. Couteux et peux fiables, pour leur part. La cyber-guerre de l'information n'en est qu'à ses début, faute d'imagination de ceux qui veulent la faire.

Un jeu de pistes

Qui est derrière cette intox élaborée, révélée par le journal américain The Daily Beast ? Les auteurs de ce coup tordu ont été très prudents. Mais on peut retrouver sur le Net des traces du possible commanditaire. C’est toutefois un vrai jeu de pistes. Les noms et adresses des détenteurs des deux sites créés pour l’occasion, The Arab Eye et Persia Now, ont depuis longtemps été masqués.

Mais en 2015, avant de cacher son identité, le propriétaire d’un des faux sites Web avait fourni un prénom et un nom. Probablement faux. En partant de son nom, Reflets a pu remonter à un autre domaine virtuel pour lequel il avait fourni une adresse à Ajnan… aux Emirats Arabes Unis.

Le Whois d'un domaine acheté bien avant la campagne de désinformartion - Copie d'écran
Le Whois d'un domaine acheté bien avant la campagne de désinformartion - Copie d'écran

Bâtiment aux Émirats à l'adresse indiquée dans le Whois - Google Street View
Bâtiment aux Émirats à l'adresse indiquée dans le Whois - Google Street View

Il s’agit d’une grande demeure affichant fièrement le drapeau du pays, disposant d’une grande antenne ne servant pas à recevoir des chaînes de télévision et d’un très grand parking couvert. Le nom laissé pour l’achat du nom de domaine n’apparaît toutefois pas sur la boite aux lettres, comme a pu vérifier un contact sur place.

Un grande antenne sur le toit du bâtiment - Google Street View
Un grande antenne sur le toit du bâtiment - Google Street View

Par ailleurs, les deux faux sites Web partageaient le même compte Google Analytics afin d’analyser le trafic des visiteurs. Ce point est intéressant car dans cette affaire, comme dans d'autres, la seule entité à avoir des informations très précises sur le commanditaire, est justement Google. Il suffirait que la Justice lui demande les informations pour que les masques tombent.

Identifiant google Analytics partagé - Copie d'écran
Identifiant google Analytics partagé - Copie d'écran

En tout cas, rien d’étonnant à retrouver possiblement les Émirats Arabes Unis derrière ce coup tordu, alors que le Qatar et les EAU se livrent à une guerre d’influence.

Contactés, le ministère des Affaires Etrangères du Qatar jouent les vierges effarouchées. Ce qui n'est pas sans saveur lorsque l’on connaît les sommes astronomiques dépensées pour étendre le soft power du pays via, notamment, la chaîne de télévision Al Jazeera. « L’État du Qatar est très inquiet de savoir que ce genre de pratiques a pu tromper des médias occidentaux. La liberté de la presse qui est un principe fondamental ne doit pas être dévoyée pour faire le jeu d’opérations de manipulation à grande échelle, a réagi un porte-parole du ministère des Affaires Étrangères de l’Émirat. Nous faisons confiance aux autorités des pays concernés pour prendre les mesures de vigilance qui s’imposent afin de ne plus tromper l’opinion publique. »

L'ambassade des Émirats Arabes Unis en France n'a pas répondu à notre demande d'interview. Après les « fake news », il va falloir maintenant se méfier des « fake journalistes ».

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