Culture du viol : l'inquiétante pratique du cumtribute
Plongée au coeur d'une constellation de serveurs Discord français
Sur la plateforme Discord, quelques milliers de jeunes internautes français se regroupent autour d’une pratique bien particulière : le « cumtribute ». Le but, humilier les femmes de leurs entourages en éjaculant sur des photos d’elles, puis partager ces vidéos de masturbation auprès de la « communauté ». Enquête sur 22 serveurs français identifiés par Reflets.
Février 2024. Le média français Numerama publie une enquête sur un terrifiant serveur Discord français : Sexy Bunny. Là, près d’un millier d'utilisateurs s’échangeait des photos de leurs proches et pratiquaient le « cumtribute ». Immédiatement, le serveur est fermé par Discord, et ses membres s’évanouissent.
Mais Sexy Bunny a fait des petits, beaucoup de petits.
Au mois d’octobre 2024, Reflets a ainsi identifié près de 22 serveurs similaires, tous consacrés au cumtribute. Certains furent créés dès mars, quelques jours après les révélations de Numerama. D’autres ont vu le jour à la fin du mois de septembre, vieux d’à peine quelques semaines.
Une constellation de serveurs
Le principe du cumtribute ? Se filmer en train de se masturber et d'éjaculer sur les photos d'une femme (sans consentement évidemment), puis diffuser la vidéo auprès de la communauté. Sur ces serveurs, certains aiment ironiser et décrire l’acte comme un hommage à la « beauté » ciblée. En réalité, ce n’est qu’une pratique profondément misogyne cherchant à humilier par le sperme ces « chiennes ».
Cum City, CumParadise, Addicte aux influenceuses, ScredLand, Entre Nous, Beurette voilée cumtribute FR, Trib my girl… Les noms sont explicites, violents dès l’intitulé. Au total, Reflets a identifié 22 serveurs actifs, réunissant de 30 à près de 1.700 utilisateurs. Quatre d’entre eux dépassent même les 1.000 membres, treize les 300. S’il reste difficile d’estimer précisément le nombre total d’individus sur ces différents groupes (certains sont présents sur plusieurs d’entre eux à la fois), la majorité semble jeune : collégiens, lycéens ou jeunes adultes.
Évidemment, ces serveurs Discord n’inventent pas le cumtribute. Depuis plusieurs années, il se pratique en ligne, sur des forums spécialisés, dans des boucles Telegram ou autour des poches communautaires de réseaux sociaux comme X (ex-Twitter).
« Le mythe voudrait que l’idée d’humilier le corps féminin par le sperme remonte au Japon féodal et au bukkake. Une pratique où pour punir la femme adultère, les hommes éjaculaient en groupe autour de son visage, pour la dégrader en compensation de son supposée vice moral », contextualise Ketsia Mutombo, cofondatrice du collectif Féministes contre le cyberharcèlement et co-autrice de l’essai Politiser les cyberviolences (Editions du Cavalier Bleu, 2023). « En réalité, c’est une version folklorisante mais sans fondement historique. » Le bukkake apparaît plutôt dans les films pornographiques nippons des années 1980, en plein essor d’une production de plus en plus « hardcore ». « Au début des années 2000, cette pratique s’est ensuite exportée dans la pornographie occidentale, dans un contexte où ces contenus étaient plus accessibles au public grâce au développement d’Internet. Le porno façonne les imaginaires sexuels de son public, et les adolescents et jeunes hommes nés dans la décennie 2010 qui en consomment ont clairement grandi en étant habitués à cette pratique. Le cumtribute s’inscrit dans cet héritage ».
De l’influenceuse à la « daronne »
De la pratique aux mots employés, chacun des 24 serveurs actifs identifiés baignent dans une culture du viol crasse et assumée. Dans l’une des vidéos consultées par Reflets, un utilisateur filme son pénis au dessus d'un écran de télévision, se masturbe devant la photo d'une jeune femme, et commente son action : « Oh putain... C'est quoi ton prénom ? Ah Camille, putain quel prénom de salope... Oh putain, sale pute. J'ai envie de te prendre dans un coin et te violer... Wow putain, pendant que ton copain te regarde ce serait encore mieux ».
« La femme est réduite à un objet sexuel dont on fait ce que l’on veut, apte qu’à recevoir le désir de l’homme sous toutes ses formes. L’emploi de tous ces termes autour de la souillure sont la manifestation d’un puissant désir possessif du corps féminin », explique Ludi Demol Defe, spécialiste de l’accès des adolescents aux informations reliées à la vie sexuelle et affective, par ailleurs docteure en sciences de l'information et de la communication.
Et si l’omniprésence de jeunes se justifie par le public de base de Discord, plutôt fréquenté par les adolescents et les vingtenaires, elle se fait aussi le reflet d’un renouveau de la misogynie dans les sociétés occidentales. « Des progrès immenses ont été faits, notamment par la démocratisation des grilles de lectures féministes », continue Ludi Demol Defe. « Mais à rebours, il y a un profond _backlash de la part d’une partie des hommes, notamment chez les jeunes, qui s’estiment dépossédés de leur masculinité. Le cumtribute, comme d’autres formes d’agressions sexuelles numériques, s’inscrit dans cette volonté de la reconquérir par l’humiliation. _»
Les influenceuses, streameuses, youtubeuses et autres personnalités d’Internet sont évidemment des cibles privilégiées, certains serveurs se consacrant exclusivement à ces célébrités. Dans l’optique de nombreux utilisateurs, ces femmes ont réussi par leur physique : à eux de le faire assumer jusqu’au bout.
Mais elles sont loin d’être les seules victimes. Chaque jour, certains réclament des « tributes » sur leur « petite soeur trop bonne » ou leur « cousine la salope », d’autres sur leurs « putes de potes », leur « daronne » ou leur « prof trop bonne ». Ici un serveur se dédie aux « ex-petites copines » ; là aux « beurettes voilées ».
Voyeur, stalker, violeur
Les modes opératoires divergent. Parfois, certains membres partagent leurs « disponibilités », et reçoivent alors des photos pour faire leur sale besogne. D’autres fois, les utilisateurs partagent l’image d’une femme pour que d’autres leur envoient par message privé un « cumtribute ». Si ces requêtes sont dégradantes, elles sont aussi alarmantes, les victimes ciblées étant presque systématiquement issues de l’entourage de l’agresseur.

Au mois d’avril 2024, un utilisateur nommé « MadMax8 » commence à envoyer sur plusieurs serveurs les photos d’une jeune femme rousse. Un message est associé : « Je cherche des gars remplis de sperme pour lui en foutre plein sur la gueule comme c’est son anniv ». La fille en question serait son « crush », quelqu’un dont il s’est entiché. En réalité, il ne la connaît pas. Il s’apparente plutôt à un dangereux stalker.
Contacté sous couverture par Reflets, le jeune homme explique être un lycéen de la Haute-Marne, elle une lycéenne de Nantes. Il aurait laborieusement tenté de lui parler à l’été 2023 via Instagram, et aurait rapidement été bloqué. Selon lui, « pour des raisons de merde, (...) car elle est toxique ». Depuis, il la suit sur les réseaux via des comptes anonymes, grappille des informations sur ses activités, et récolte des cumtribute d’elle sur ces serveurs.
Des comportements de stalker et de voyeur qui se retrouvent également dans l’obtention des photos, souvent directement glanées sur les réseaux sociaux des victimes. Photos de profils, publications Instagram, stories Snapchat, post BeReal… Les cas sont nombreux.
Parfois, elles sont aussi prises à la dérobée lorsque la victime a le dos tourné. Sur le serveur French/Trib/Games, par exemple, un utilisateur dépose début juillet 2024 plusieurs photos d’une amie en sous-vêtements. D’emblée, les insultes pleuvent sur cette dernière : « Sacré salope ta pote pour se mettre comme ça devant toi ». L’auteur désamorce immédiatement : « J’ai caché un téléphone pour filmer, elle se déshabille pas devant moi 😅. »

A l'heure du procès des viols de Mazan ces pratiques interrogent. Sur l’un des serveurs dépassant les 1.000 membres, une photo publiée début août montre une jeune fille endormie, le sexe de son copain dans la bouche. Ce dernier est l’auteur de la publication, et fanfaronne auprès de la communauté : « Quand elle a besoin de te sucer le gland en dormant, tu sais que t’as pas trop mal réussi son éducation. Photo de cette nuit ! » En réaction, une vingtaine d’emojis admiratifs, aucun message d’indignation, réactions totalement imperméables aux notions de viol conjugal et de consentement.
L’agresseur, c’est l’autre
Les utilisateurs de ces serveurs surprennent par leurs contradictions. Le 5 août 2024, dans le salon « Potes » du serveur French/Trib/Games, un membre poste les photos d’une camarade et sollicite l’avis de ses compères de crime. Ceux-ci s’enthousiasment, explicitent le désir sexuel que suscitent ces images, et l’un d’entre eux s’enflamme : « 10/10 jla viole ». Très vite, il est remis à sa place.
- Quand même, abuse pas frérot
- Tu m’as compris, jla baise fort
- Ouais bha dis pas trucs comme ça
- Excuse

Lunaire, l’échange illustre une posture paradoxale sur ces serveurs. Malgré leurs dimensions profondément sexiste et dégradante, il y règne souvent une sorte de code qui se voudrait chevaleresque, un simulacre de règle visant à donner une illusion de décence à la pratique.
Prenons le serveur SCREDLAND. Synthèse du pire de ces serveurs, centré sur la diffusion même de « scred » (des photos prises à la dérobée dans la rue, la salle de classe ou encore le foyer familial), le groupe propose pourtant un règlement en totale contradiction avec ces pratiques. Ainsi, à SCREDLAND, « pas de racisme, d’homophobie, de sexisme et de misogynie », « les photos [...] doivent comprendre des personnes âgé(es) de au moins 15 ans », et surtout « quelconque propos ou acte d’agression ou de viol sera séverement punis » car « nous respectons les gens, et cela comprends le consentement ».

Évidemment, ces règles visent à servir de parade juridique au serveur et à ses modérateurs, un bouclier de mots pour dévier toute responsabilité. Mais ce système de loi s’inscrit également dans une mécanique bien classique de la culture du viol. « En mettant en place une distance artificielle avec ces actions, ces agresseurs s’exonèrent de toute culpabilité, de toute conséquence à leur acte, analyse Ketsia Mutombo. La mentalité, c’est "Le violeur, le vrai violeur, c’est pas moi, c’est l’autre". Tout est excusé sur fond de culture troll, d'humour trash ».
Jeu et communauté
Une dimension ludique parfois expressément mise en scène par le biais de jeux. Compétitions pour désigner le meilleur cumtribute, la meilleure queue, la plus belle fille à tribute... Autant d’activités qui font partie intégrante de certains serveurs. Aujourd’hui inactif, l’un d’entre eux faisait même de l’organisation de ces tournois le cœur de son activité. Les règles ? Chaque participant devait fournir une photographie d’une « meuf à trib » de son entourage. Celles-ci étaient ensuite comparées, notées, jusqu’à dégager une gagnante sur laquelle les joueurs devaient réaliser un « cumtrib ». Le meilleur se voyait décerner des privilèges sur le serveur, comme la possibilité de choisir la photo de profil ou de créer la catégorie de son choix. Des gains somme toute négligeables en comparaison avec la vraie valeur d'une victoire : de la considération.
Car c’est là l’une des autres dynamiques fortes de ces serveurs : la dimension communautaire. Les membres s’échangent entre eux leurs vidéos masturbatoires, se félicitent les uns les autres pour leurs capacités à bien « gicler » sur ces visages de « salopes », s’échangent entre eux des techniques pour voler les photos d’un compte Instagram privé, des sites pour réaliser des deepfakes réalistes… Sur certains serveurs, les utilisateurs peuvent même échanger dans des salons vocaux, se masturber par micro et webcam interposées, et insulter copieusement leurs victimes en les traitant de « putes ».
« C’est comme les viols en réunion, c’est comme l’affaire Mazan… Les violences sexuelles contre les femmes sont une pratique collective, qui soude certains hommes autour d’une même exaltation de puissance », jauge Ludi Demol Defe. « C’est du pur masculinisme : se fédérer dans sa haine contre l’antagoniste féminin ».
Un aspect identitaire facilité par le fonctionnement même de Discord. « C’est une plateforme assez "vintage" dans la forme, proche de l’esprit "forum", analyse Ketsia Mutombo. C’est un espace très modulable, où tu peux personnaliser tes salons de discussions, l’interface, la façon dont le serveur est organisé, et donc façonner un vrai ADN de groupe ».
Une forme de « solidarité sexiste » qui contraste avec les effets psychologiques subis par les victimes de cumtribute. « Lorsqu'elles apprennent qu'elles sont ciblés, la première réaction est souvent la sidération, » explique Caroline Leroy-Blanvillain, avocate au Barreau de Paris et membre de la Force juridique de la Fondation des Femmes. « Sur le moment, elles tendent à vouloir dédramatiser la situation. Parfois, elles peuvent ne rien faire, d'autres fois décider d'en parler autour d'elles, voir le raconter sur les réseaux sociaux, détaille-elle, forte de son expérience auprès de plusieurs jeunes femmes victimes de violences sexuelles numériques. Mais c'est presque toujours après coup que vient la réalisation de la gravité des faits. ». Avec, comme souvent après une agression, le risque qu'elle s'accompagne d'un sentiment de dégout de soi, une honte, une difficulté à faire confiance, une anxiété sociale, voir une bascule vers des comportement à risques.
Une violence psychologique qui peut parfois s'accompagner de reproches de l'entourage. « Tout comme certains vont reprocher aux femmes violées leurs accoutrements, la taille de leur jupe ou la couleur du rouge à lèvre, les victimes peuvent être culpabilisées pour avoir mis des photos d'elles sur les réseaux, se mettant ainsi une cible dans le dos », déplore Ketsia Mutombo.
Une pratique illégale
Évidemment, les actions menées sur ces différents serveurs sont illégales. Car si la loi française ne dispose pas de mesures spécifiquement dédié au cumtribute, la pratique reste condamnable sous plusieurs angles. « Par exemple, le fait de voler des photos sur les réseaux sociaux des victimes ou d'en prendre de ces dernières à leur insu, ça contrevient dans le Code pénal aux articles 226.1 et 226.2 sur l'atteinte à la vie privée, explique Caroline Leroy-Blanvillain. Le caractère sexuel est d'ailleurs une circonstance aggravante, et expose à deux ans d'emprisonnement et 60 000 euros d'amende. ». Quelques procès ont eu lieu récemment.
Depuis mai 2024 et la promulgation de la controversée loi SREN, la diffusion de deepfakes pornographiques est également répréhensible et les peines peuvent aller jusqu'à jusqu'à trois ans d'emprisonnement et 75 000 euros d'amendes. Reste à trancher sur le rôle de Discord en lui-même. « C'est tout le débat qui anime la communauté juridique aujourd'hui avec l'affaire Telegram et l'arrestation de Pavel Durov : la plateforme peut-elle être tenue pour responsable dans l'existence de ces serveurs ? », interroge l'avocate.
Making of :
Contacté, Discord n'a pas donné suite.
Reflets a infiltré sous pseudo les serveurs Discord