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par Jacques Duplessy

Crayon au poing raconte la bande dessinée contestataire arabe

Dix ans après le début des Printemps arabes, ce documentaire explore la BD arabe et féminine

Les deux réalisatrices ont rencontré à domicile Lena Merhej à Beyrouth, Deena Mohamed au Caire, Zainab Fasiki à Casablanca et Nadia Khiari, alias Willis from Tunis, dont les dessins et les mots portent haut les revendications de liberté et de justice des Printemps arabes. Avec chacune leur style, ces quatre femmes donnent à voir le quotidien de leur pays.

Une géante surveille la ville et lutte contre les violences faites aux femmes - dessin de Zainab Fasiki - D.R.

C’est un documentaire fort et original que signent les deux réalisatrices indépendantes, Lizzie Treu et Eloïse Fagard. La première avait co-réalisé le documentaire d’investigation Radar, la machine à cash, une coproduction Reflets et du collectif Extra Muros, dont elles sont membres toutes les deux.

Dix ans après le début des Printemps arabes, les deux journalistes ont mené une exploration de la BD arabe et féminine à travers les rencontres croisées de quatre autrices engagées. Venant du Liban, de la Tunisie, du Maroc, ou encore d’Égypte, elles ont toutes choisi la BD comme moyen d’expression pour se faire entendre. « Nous avons voulu montrer la nouvelle scène de la BD arabe, raconte Eloïse Fagard. Et nous nous sommes rendu compte qu’il y avait beaucoup de femmes dans cette nouvelle vague née un peu avant les révolutions. Donc nous avons voulu nous intéresser à elles. »

Les deux réalisatrices ont rencontré Lena Merhej à Beyrouth, Deena Mohamed au Caire, Zainab Fasiki à Casablanca et Nadia Khiari, alias Willis from Tunis, dont les dessins et les mots portent haut les revendications de liberté et de justice des Printemps arabes.

La révolution fut une naissance

« Un moyen de s'exprimer à portée de main », dit Lena Merhej pour expliquer pourquoi, dans la jeune BD arabe, les femmes sont si présentes. « Moi, je suis très enragée », ajoute avec douceur cette Beyrouthine de mère allemande et de père libanais, qui avait 13 ans quand la guerre civile a pris fin, et qui retrouve dans « le champ de bataille » qu'est sa ville dévastée depuis les explosions au port, le 4 août 2020, les cauchemars de son enfance. Si la thawra, la révolution qui, à l'automne 2019, a soulevé le peuple libanais, neuf ans après le début des Printemps arabes, ne cesse de l'inspirer, elle a aussi minutieusement dessiné le Beyrouth d'avant la catastrophe pour se « réapproprier » sa mémoire.

Pour sa contemporaine Nadia Khiari, créatrice de Willis from Tunis, chat malicieux et révolutionnaire devenu une star de la contestation et apparu sur Internet dès la levée de la censure par un président Ben Ali aux abois, en janvier 2011, la révolution fut une « naissance ».

Le chat révolutionnaire - Dessin de Nadia Khiari - D.R.
Le chat révolutionnaire - Dessin de Nadia Khiari - D.R.

Alors, pour mieux s'opposer à la censure, qu'elle vienne du pouvoir ou de la société, leurs cadettes, la Marocaine Zainab Fasiki et l’Égyptienne Deena Mohamed, ont lancé leurs super-héroïnes (nue pour la première, voilée pour la seconde) à l'assaut des stéréotypes, des tabous et de la domination masculine…

« Elles ont chacune leur spécificité, détaille Eloïse Fagard. Le dessin de Deena n’est pas d’abord politique. Il veut donner à voir le quotidien du pays. Elle collabore notamment à la revue satyrique, Tok Tok. Zeinab est très féministe en bousculant le lecteur avec un personnage nu. Elle est d’ailleurs souvent harcelée, et si elle n’est pas censurée au Maroc, c’est parfois compliqué. »

Un art contestataire en plein essor

Crayon au poing dévoile une génération émergente de créatrices arabes de BD : en ouvrant les portes de leurs ateliers, ces autrices aux styles et au verbe très différents révèlent chacune un pan de leur ville et de leur monde. Féminisme, bien sûr, mais aussi émancipation, éducation, solidarité : au travers de ces quatre regards singuliers intensément tournées vers le collectif, les réalisatrices Éloïse Fagard et Lizzie Treu mettent en évidence la communauté de valeurs et la combativité qui les unissent, par-delà les frontières nationales. Elles montrent aussi combien la BD et le dessin politique, bien qu'encore marginaux au Maghreb comme au Proche-Orient, représentent un art contestataire en plein essor, qui fleurit sur les murs autant qu'aux étals des librairies. La BD, milieu d'ordinaire très masculin, devient également un moyen pour les créatrices de faire entendre leurs voix dans des sociétés conservatrices.

Au-delà de la critique politique, ce sont les expériences quotidiennes et la diversité des parcours de femmes artistes en pays arabes que ce documentaire partage. Une approche intimiste et nuancée qui permet de dépasser les stéréotypes dans des sociétés où la liberté de la femme est continuellement remise en cause. Ainsi, les créatrices utilisent également leurs œuvres pour partager des valeurs féministes et mettre en lumière les tabous liés au corps et à la sexualité.

« Nous avons toutes les deux été très touchées par la rencontre de ces femmes, conclut Eloïse Fagard. Et ce film est l’aboutissement de près de cinq années de travail. Les conditions de tournage ont été assez difficiles avec la pandémie. Nous avons rencontré deux pays qui ont particulièrement souffert, la Tunisie et le Liban, puisque le tournage s’est fait après l’explosion du port de Beyrouth. Nous sommes très heureuses de faire connaître ces belles figures et leurs combats au public français. »

Informations pratiques :

Ce film de 28 minutes est en accès libre sur Arte.fr.

L'auteur de cet article et le co-fondateur de Reflets-info sont membres du collectif Extra Muros, comme les deux réalisatrices du documentaire.

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