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Dossier
par Jacques Duplessy

Covid-19 : les impossibles chiffres chinois

Le gouvernement de Pékin est fortement suspecté d'avoir menti sur le nombre de morts.

Le nombre de morts à Wuhan pourrait tourner autour de 50.000 au premier trimestre contre 14.000 en temps ordinaire. Des témoignages, fragments de vérité face au rouleau compresseur de la propagande du parti communiste, apparaissent.

Distribution d'urnes funéraires à Wuhan - Copie d'écran

« Trouver la réalité des chiffres des morts du Covid-19 en Chine est quasi impossible, déclare Marie Holzman, sinologue et spécialiste de la Chine contemporaine. Il faudra beaucoup de temps. Pour les morts de la famine du "Grand bon en avant", on estime le nombre de morts entre 30 et 40 millions, c’est à dire une fourchette de 10 millions de morts ! Et il a fallu 50 ans pour que ça sorte»

Le gouvernement chinois a-t-il menti ? « On peut être certain, déclare Marie Holzman. Le gouvernement chinois ne va pas confiner 40 millions de personnes à Wuhan pour 2600 morts ! Ce mensonge me révulse, c’est un crime contre l’Humanité. En tardant à parler, il a contribué à l’ampleur de la pandémie que l’on connaît. Si le gouvernement avait reconnu l’épidémie à Wuhan plus tôt, nous nous serions mieux protégés. Sa seule préoccupation a été et reste la vie du Parti. »

D’après le quotidien hongkongais South China Morning Post, qui cite des informations classifiées du gouvernement chinois, le nombre de patients positifs mais exclus des statistiques chinoises s’élève à 43.000, alors que la Chine a déclaré 81.966 cas au 31 mars. Mais il pourrait y en avoir beaucoup plus. Selon la presse britannique, des scientifiques auraient informé Boris Johnson que la Chine pourrait avoir minimisé le nombre de cas confirmés « dans un facteur de quinze à quarante ». On voit la difficulté d’avoir des chiffres fiables.

Peut-on évaluer néanmoins le nombre de morts à Wuhan ? La fête des morts le 5 avril a donné lieu à des distributions d’urnes funéraires pour les enterrements. 500 urnes auraient été remises aux familles chaque jour pendant 12 jours dans chacun des huit funérariums de Wuhan, selon plusieurs sources locales. Et le gouvernement a reconnu que cela ne serait pas suffisant pour remettre les cendres aux familles. « Cela donne un minimum de 48.000 morts, sans compter les urnes remises après ces douze jours, calcule Marie Holzman. Donc on peut estimer la surmortalité en comparant avec le nombre de décès dans la ville l’année dernière, mais on n’aura pas les chiffres précis avant des années... » Il y a eu 56.007 crémations en 2019 à Wuhan (1.583 de plus qu’en 2018), soit 14.000 par trimestre en moyenne. On voit alors la sous-estimation potentielle du nombre de mort à l’épicentre de la pandémie. Le calcul donne le vertige.

Témoignages contre propagande

« La propagande chinoise est omniprésente, tout est fait aussi pour que les chiffres ne sortent pas, raconte Marie Holzman. Par exemple, dans les queues pour récupérer les urnes funéraires, des délateurs du Parti communiste surveillaient pour éviter les photos, empêcher les échanges avec des journalistes, et même éviter les crises de larmes trop voyantes ! Tout est très encadré et surveillé. »

Mais des témoignages, qui ne donnent bien sûr qu’une vision très parcellaire de ce qu’a été la situation à Wuhan, sortent au compte-gouttes. Tracy Wen Liu, une Chinoise résidant au Texas, a recueilli les récits d’un cardiologue, d’une infirmière et d’une anesthésiste durant des semaines. Elle a raconté leurs témoignages sur le média indépendant Project Syndicate Nous en publions des extraits.

« Ce matin-là, après avoir traversé plusieurs sas de désinfection, Dr Li (nom d’emprunt), cardiologue à l’hôpital N° 4 de Wuhan, est entré dans la zone de contamination de l’hôpital, où il a tout de suite rencontré un homme qui s’est affalé sur le sol, portant un masque, recouvert d’un dessus-de-lit, avec un teint jaune vert. A deux pas de là, une autre personne était à plat ventre sur un banc, gravement malade et pouvant à peine respirer. Un jeune homme assis à côté hurlait dans un téléphone, demandant de l’aide. Et beaucoup d’autres patients étaient allongés sur le sol dans le couloir de la clinique, le souffle court. Tout autour, des patients et les membres de leur famille étaient assis, ou tout simplement allongés sur le sol. D’après Li, leurs visages étaient impassibles, comme s’ils s’étaient habitués – ou du moins résignés – à leur triste sort.

Dans les premiers jours de confinement, Li m’a dit que le nombre de patients hospitalisés chaque jour se comptait par milliers. Les gens attendaient quatre ou cinq heures pour s’enregistrer, puis attendaient quatre ou cinq heures de plus, soit pour recevoir des médicaments à emporter à domicile, soit pour être admis dans une salle de perfusion au deuxième étage, où ils rejoignaient plusieurs centaines d’autres personnes en attendant que des lits se libèrent.

Deux jours plus tard, le 29 janvier, Li m’a appelée, dans tous ses états. Alors qu’il était de service ce jour-là, les membres de la famille d’un patient récemment décédé ont attaqué l’un de ses collègues, ont arraché son masque en criant: «Si nous sommes malades, nous serons malades ensemble. Si nous devons mourir, nous mourrons ensemble!» (L’organe de presse chinois _Caixin a par la suite publié un article sur cet incident.) Li était furieux : ses messages au groupe étaient truffés de points d’exclamation_.

Mais il était également épuisé. Il nous disait qu’il n’en pouvait quasiment plus. "Depuis longtemps, je me prépare psychologiquement à être infecté", m’a-t-il dit, en faisant de nouveau référence à la pénurie d’EPI (équipement de protection individuel, NDLR) adéquats. Mais ce à quoi il n’était pas préparé, c’était au traumatisme dû au fait de devoir se défendre face à des patients poussés à bout par la panique et le désespoir. Il avait vu d’autres médecins se faire insulter, battre et traîner par terre dans les couloirs de l’hôpital. Il craignait que ce ne fût qu’une question de temps avant qu’il ne subisse le même traitement. Les messages de Li témoignaient d’une situation qui empirait de jour en jour. De plus en plus de gens mouraient. Mais parce que les EPI étaient si rares, il y avait des moments où le personnel médical n’entrait pas dans les salles, même pour emporter les cadavres. Li, assis à côté des cadavres, tentait de se distraire en écrivant mécaniquement des ordonnances pour ceux qui étaient encore en vie. C’était un véritable enfer.

Dans les premiers jours du confinement, le funérarium local s’était équipé d’une camionnette pour transporter les cadavres de l’hôpital. Mais très vite, il a fallu utiliser un camion. Un jour, après son service, Li a vu les employés de l’hôpital mettre des cadavres – il en a compté sept ou huit – dans des sacs mortuaires et les jeter sur le plateau du camion. Cette scène l’a marqué. Éveillé, il ne pouvait cesser d’y penser. Quand il réussissait à dormir, il faisait des cauchemars. Il était submergé par un sentiment d’impuissance. Alors que les médias d’État décrivent les professionnels de santé comme des héros, il consacrait son temps et son énergie à soigner des patients qui ne se rétabliraient pas. "Nous sommes loin d’être des héros", dit-il. »

Douleur contre slogans

Autre témoin, une écrivaine chinoise reconnue, Fang Fang a tenu un journal « un journal de quarantaine ». Elle a été une des rares voix qui n’ait pas été totalement étouffée par la censure chinoise. Elle écrit le 29 février : « Il fait beau, de nouveau. Il fait mauvais un jour, beau le lendemain, c’est comme mon journal, autorisé un jour, bloqué le lendemain. » Si elle n’est pas directement sur le front, elle recueille des témoignages de connaissances.

l'écrivaine Fang Fang - D.R.
l'écrivaine Fang Fang - D.R.

Comme cette vidéo qui parle de la tragédie qui se joue à huis-clos. « Aujourd’hui, ma collègue m’a envoyé une vidéo montrant l’équipe de secours du Ciel bleu accueillie à son retour de Wuhan à Zibo, dans le Shandong. Les membres de l’équipe, revenus sains et saufs, étaient au bord des larmes. En les voyant, j’ai eu comme eux envie de pleurer. Si Wuhan n’avait pas reçu d’aide extérieure, on a du mal à imaginer ce que la ville serait devenue. S’ils pleuraient, c’est parce qu’ils savaient combien il est dangereux de travailler dans la ville, et qu’ils s’estimaient heureux d’avoir pu en revenir entiers. »

Le 12 février, elle s’insurge contre les louanges que s’adressent les autorités alors que les cadavres sont encore chauds. Dans un bref message intitulé « Le tournant n’est pas encore là, qui entonne déjà un chant de triomphe ? », elle écrit :

« La douleur des habitants de Wuhan, ce n’est pas en hurlant des slogans qu’on la dissipera. »

Le Comité central de propagande du Parti a édité un ouvrage intitulé « Le grand combat national contre l’épidémie ». Le livre souligne la vision stratégique du président, son dévouement pour le peuple, son sens de la mission envers la nation, et ses réalisations de puissant leader. Le livre chante aussi les progrès dans la prévention de la maladie… Mais la tragédie n’est pas terminée, il n’était peut-être pas urgent de publier ce livre si vite, pensent beaucoup… Le 1er mars, Fang Fang écrit : « Nos larmes n’ont pas encore fini de couler ».

Le témoignage de FangFang mais aussi celui d’autres journalistes, soignants ou écrivains qui ont osé bravé le Parti et sa propagande sont accessibles ici.

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