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Dossier
par Antoine Champagne - kitetoa

Coronavirus : il n’y a plus de marchés financiers

« In Fed We Trust »

Le monde d'avant s'est également écroulé pour ce qui est de la finance et de l'économie. Mais la Réserve fédérale a placé les patients en réanimation au risque de préparer la prochaine crise et de remettre en selle le fameux monde d'avant, dont tant de citoyens ne veulent plus.

Jerome Powell, le patron de la Fed - @ Fed

Peut-on raisonnablement penser l’avenir avec des logiciels du passé qui, il faut bien en convenir, ne peuvent plus être applicables à la situation actuelle ? En d’autres termes, peut-on penser le capitalisme de demain avec des méthodes, des écoles de pensée qui ont été appliquées avant la crise actuelle ? Prenons un seul des aspects de la situation : les marchés financiers. Sont-ils toujours là ? Oui, assurément. Mais ne sont-ils pas des marchés de Schrödinger ? Ils existent toujours, mais comme le confie un ancien du FMI et ex-banquier, « il n’y a plus de marchés ». De fait, sans la réserve fédérale américaine, il n’y aurait véritablement plus de marchés financiers…

Il est peut-être temps de changer la devise inscrite sur le dollars. De « In God We Trust » et de passer à « In Fed We Trust », comme l’a joliment formulé Jeffrey Gundlach. De fait, la banque centrale américaine est intervenue comme jamais auparavant pour freiner la chute vertigineuse des indices boursiers. A titre de comparaison, pour la crise de 2008 (Subprimes), la Fed avait mis en place ses actions sur une période d’environ dix-huit mois. Cette fois, la Fed a déployé des stimuli sans équivalent historique en seulement huit jours.

Une telle implication de la banque centrale traduit une peur panique d’un écroulement du secteur de la finance et de l’économie. Pour bien comprendre l’ampleur du chambardement en cours, la muraille de Chine entre les prérogatives de la banque centrale et du gouvernement est tombée, comme l’explique le New York Times.

Normalement, le gouvernement définit la politique fiscale et lève l’impôt qui lui permet de se financer, tout comme la dette qu’il émet. La banque centrale, de son côté utilise sa politique monétaire pour définir la masse monétaire en circulation et faire en sorte que l’économie fonctionne correctement. Ici, la banque centrale a annoncé qu’elle rachèterait à peu près tout ce qui existe (on y reviendra plus loin) et notamment la dette de l’État. En d’autres termes, le gouvernement américain peut s’endetter ad infinitum et la Fed financera cet endettement. L’annonce d’un plan gouvernemental de soutien à l’économie par Donald Trump de 2.000 milliards de dollars représente à peu près la moitié de ce que le gouvernement fédéral a dépensé sur l’ensemble de 2019…

En mars dernier, alors que les marchés actions perdaient à peu près 30%, la Fed est entrée dans la danse en annonçant qu’elle rachèterait un montant illimité de titres du Trésor américain pour « maintenir un fonctionnement régulier des marchés ». De fait, depuis, la Fed a tiré plusieurs missiles de très gros calibre. Ce n’est pas sans conséquences.

Principaux indices boursiers - Zonebourse
Principaux indices boursiers - Zonebourse

La banque centrale a ainsi annoncé en six semaines quelque 2.300 milliards de stimuli économiques, une baisse sensible des taux d’intérêts (0,5 point) pour approcher de 0%, un ajournement des ratios de réserves obligatoires pour les banques, le rachat des obligations des municipalités américaines, le rachat de MBS (pour sauver le marché des crédits immobiliers) l’ouverture de plusieurs guichets de refinancement pour les banques et autres [hedge funds](https://en.wikipedia.org/wiki/Hedgefund)_, le rachat d’obligations d’entreprises et, comme si ce n’était pas suffisant, de junk bonds (dette d’entreprises de très mauvaise qualité). Toutes les annonces de la Fed devraient injecter 6.000 milliards dans l’économie. Il ne reste quasiment que les actions qui ne seront pas rachetées par la Fed pour soutenir les marchés…

De fait, il n’y a plus de marchés. Qu’est-ce exactement qu’un marché financier sur lequel le risque n’existe plus ? Vous avez acheté des titres, ils dévissent ? Ce n’est pas un souci, la Fed est « acheteur en dernier ressort ». Résultat de ces annonces ? Il est principalement double :

1) Les cours se sont repris et sur les marchés actions (qui sont un très mauvais indicateur), en terme d’optimisme des opérateurs, on se croirait revenus à période ante coronavirus. Ce qui est totalement irrationnel et déconnecte encore un peu plus les marchés financiers de l’économie réelle. 2) L’équilibre est précaire. Si l’on observe les obligations d’entreprises et particulièrement les obligations de type « investment grade » (indice LQD) et « high yied » (indice HYG), ou les junk bonds (les annonces tonitruantes de la Fed n’ont pas réussi à les ramener à leur niveau d'avant la crise, ce qui aurait pu être le cas vu le soutien inconditionnel apporté.

Indice LDQ
Indice LDQ

Indice HYG
Indice HYG

Résultat de la stratégie « all in » de la Fed, la déconnexion des opérateurs sur les marchés avec l’économie réelle est à nouveau à un paroxysme. Premier point, le problème du coronavirus n’est pas réglé. Loin de là. En outre, le nombre de morts explose aux États-Unis et la stratégie chaotique du pays pour lutter contre le virus fait craindre le pire. La volonté de « rouvrir » et de remettre l’économie en route du président Trump risque fort de mener à une deuxième vague violente. Avec, à la clef, un nouveau confinement et une nouvelle mise en veille de l’économie. Ces mauvaises nouvelles devraient refroidir les investisseurs. Il n’en est rien. On pourrait se dire qu’il s’agit surtout de vies humaines et que ce n’est pas un indicateur qui leur parle. Choisissons-en un qui leur parle : les bénéfices des entreprises. Les prévisions des services de prospective des principales banques sont catastrophiques. Selon le Credit Suisse, JP Morgan ou Goldman Sachs, les bénéfices des entreprises vont s’effondrer pendant une période longue, à un point jamais vu depuis 1929. Dans le même temps, le bilan de la Fed va exploser.

Bilan de la Fed
Bilan de la Fed

Il est toujours compliqué de se faire une idée précise de ce que représentent ces grands nombres. Il manque une échelle. On peut le faire visuellement. Dans l’image qui suit, on a mis à côté d’un être humain 1000 milliards de dollars en billets de 100.

1000 milliards de dollars en petites coupures... - Copie d'écran
1000 milliards de dollars en petites coupures... - Copie d'écran

On peut aussi regarder le Produit intérieur brut (PIB) d’un pays pour tenter de comprendre ce que la Fed met sur le tapis. Le montant des annonces de la Fed ces six dernières semaines, c’est à peu près le PIB annuel du Brésil. Dans les six semaines qui viennent, ce sera celui de la France…

PIB par pays - Wikipedia
PIB par pays - Wikipedia

Déjà-vu

L’argent gratuit qui tombe comme la pluie, ce n’est pas complètement nouveau. La Fed a déjà joué à ce jeu après les crises de 2008 (Subprimes) et 2012 (dette souveraine). Nous avions détaillé dans un précédent article ce qu’avait produit cette solution.

Dans un monde où l’argent est quasiment gratuit, aux États-Unis, les entreprises (mais pas seulement - les collectivités aussi), se sont endettées au delà du raisonnable. Parfois pour se lancer dans des acquisitions très coûteuses. Mais aujourd’hui, les acquisitions ne rapportent plus rien et il faut toujours servir la dette… Parfois pour racheter ses propres actions. Là, les cours sont soutenus artificiellement, ce qui est bon pour le variable de l’équipe de direction, souvent indexé sur la performance en bourse de l’entreprise, mais qui laisse aujourd’hui les entreprises avec des dettes colossales et des actions qui ont perdu parfois la moitié de leur valeur… Avec cette nouvelle vague de création monétaire, de soutien inconditionnel aux marchés, la Fed - mais elle n’est pas la seule puisque la BoJ au Japon, la Bank of England ou la BCE ont toutes emboité le pas, relance la bulle de l’endettement et prépare la prochaine crise. Trop d’argent gratuit injecté sur les marchés entraine une surévaluation desdits marchés et cela ne peut que mal finir, les arbres ne montant pas au ciel, comme disent les traders, juste avant d’oublier immédiatement ce qu’ils viennent de dire…

Les plans de relance économique et de soutien aux entreprises en difficulté en cours aux Etats-Unis laissent perplexe surtout quand on observe l’imbrication des crises et des solutions apportées au fil des ans. C’est un peu Inception. Au point que l’on pourrait très bien avoir des partons d’entreprises qui auraient vendu, avant la crise liée au coronavirus, leurs propres titres à leurs entreprises, celles-ci finançant ces achats avec de l’endettement facilité par les actions de la Fed. Ces mêmes patrons pourraient avoir racheté leurs titres au plus bas après l’explosion des marchés liée au coronavirus. Puis, avoir demandé l’aide de l’État et de la Fed pour sauver leurs entreprises… Abîme…

Pour les mois à venir, l’incertitude est totale. Les marchés vont-ils s’effondrer à nouveau en prenant en compte les indicateurs économiques habituels (chômage en hausse massive, faillites d’entreprises à venir, baisse des bénéfices des entreprises, demande en berne, etc.) ou les annonces régulière de la Fed vont-elles aveugler encore les investisseurs ?

Le monde d’après comme le monde d’avant

Penser le monde d’après, comme le souhaite le président de la République Emmanuel Macron, avec les méthodes et les outils d’hier, c’est courir au désastre. De fait, le monde d’hier n’existe plus. Nous l’avons vu, les marchés, par exemple, n’existent plus sans la Fed qui a tout « nationalisé ». Donald Trump a nommé le patron de la Fed et sa réélection dépend fortement de l’évolution des marchés financiers américains. Principalement du marché actions. L’objectif principal ici, est de faciliter la réélection du président américain. Pas l’avenir plus lointain.

Dans le même ordre d’idée, il faut comprendre que cette crise est multiple. Il y a la crise sanitaire qui a servi de déclencheur (mais sans elle, cela aurait été autre chose un peu plus tard). Il y a la crise financière qui s’est déployée au mois de mars. Et puis il va y avoir la crise économique qui pointe déjà le bout de son nez. Ces trois crises sont interconnectées et influent les unes sur les autres. Jamais il n’y a eu une crise économique et ou financière de cette envergure avec une crise sanitaire aussi violente. La moitié de l’humanité a été confinée, l’économie a tourné au ralenti, s’est presque arrêtée. Personne n’avait jamais imaginé un tel scénario. Les seuls qui auraient pu faire tourner un modèle de ce genre pour voir ce qui arrive, ne l’ont pas fait et l’ont avoué dans leur dernière étude. Personne ne sait jusqu’où va aller cette crise économique. Les premiers indicateurs qui tombent sont violents. Quelque 17 millions d’américains sont désormais au chômage. En France, 9,6 millions de salariés sont au chômage partiel. En France toujours, le nombre de créations d’entreprises a chuté violemment. Les annonces d’entreprises pour des mises en garde sur leurs résultats se multiplient. Des secteurs entiers sont menacés (transports, tourisme, aérien, …).

Créations d'entreprises en France en mars - Insee
Créations d'entreprises en France en mars - Insee

A ces incertitudes, se greffe une inconnue de taille. Comment régler une crise qui une fois n’est pas coutume, affecte à la fois l’offre et la demande ?

Côté offre, dans un monde (d’hier) sans stocks, avec la mise en pause de la supply chain, il n’y a plus grand chose à vendre… Les pièces détachées fabriquées en Chine, les vêtements produits à bas coûts en Asie, tout va manquer. Durablement parce qu’il faudra aussi les transporter lorsque la production aura redémarré. Pour cela, il faudra remettre en état des avions qui, bloqués au sol se seront dégradés, il faudra que tout le monde ait repris, partout, le travail dans les ports, les administrations…

Côté demande, c’est l’inconnue totale. Les ménages comptent pour une forte partie de la croissance du PIB chaque année. En France, la consommation des ménages, c’est à peu près 55% du PIB. Aux États-Unis, 70%. Combien de temps faudra-t-il pour que les ménages reprennent des habitudes de vie comme « avant » ? Qui pourra « partir en vacances », quand et où ? Qui préfèrera épargner plutôt que de dépenser dans des biens inutiles dont on a tous appris à se passer ? Qui aura conservé un niveau de vie équivalent et pourra dépenser ? Mystère et boule de gomme.

Penser le monde d’après avec les méthodes et les solutions du monde d’avant, c’est continuer de ne penser qu’à sauver l’appareil productif, inonder les entreprises de fonds, d’exemptions fiscales, de prêts et laisser les ménages se débrouiller seuls. Comme lorsque le système a sauvé le secteur financier en 2008. Avec l’argent… des ménages. Car l’argent gratuit, cela se paye à un moment ou à un autre. Avec l’impôt ou avec l’inflation.

Penser le monde d’après avec les méthodes et les solutions du monde d’avant, c’est ne pas conditionner ces aides à un changement de paradigme. Les conditionner à un maintien de l’emploi, à un respect de l’environnement, à lutter contre le réchauffement climatique, à interdire le rachats d’actions de l’entreprise qui bénéficie des aides, le versement de dividendes, de primes, refuser les aides aux entreprises qui payent leurs impôts dans des paradis fiscaux (coucou Total, Dassault, Air France-KLM, Vinci, …). La Fnac-Darty par exemple, est la première entreprise a bénéficier de l’aide de l’Etat. Dans le monde d’avant, elle avait pourtant bénéficié d’un montage fiscal lors de la fusion des deux entreprises pour éviter de payer trop d’impôts.

Justement, en ces temps compliqués où les entreprises sont vulnérables, même les plus grosses, il est possible d’imposer ce qui semblait impossible dans « le monde d’avant ».

Mais pour l’instant rien de tout cela ne semble prévu au programme. Emmanuel Macron voulait disrupter la politique, faire table rase de « l’ancien monde ». Il va encore falloir attendre. La prochaine crise peut-être ?

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