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par Antoine Champagne - kitetoa, Marie-Thérèse Neuilly

Coronavirus : compter les morts, un acte politique

Circulez, il n'y a rien à voir...

Refuser de prendre acte de la catastrophe, de lister les morts, c'est refuser de voir ces morts, dans la lignée d'une société aseptisée qui est de moins en moins confrontée à cette mort qui nous attend pourtant.

Hommage aux soignants - © Reflets

Tout rentre dans l’ordre, on a enterré les morts, donné des primes, on établit des listings pour la distribution des médailles. La fin du confinement est marquée par la demande de fête, c’est la rupture de jeûne, et pour d’autres le cinquantième jour d’après Pâques, et pour d’autres etc… Cependant on peut aussi remarquer qu’il manque quelque chose en France, on n’a pas mis à l’ordre du jour un reconnaissance collective de la douleur de la catastrophe sanitaire, comme l’ont fait certains autres pays. Et puis on a du mal à compter le nombre de victimes du virus.

Dans un article du KHN , le Kaiser Health News, du 19 mai 2020, Michelle Andrews s’interroge sur ce que la pratique extensive des tests COVID post-mortem pour ce qui est des personnes dont les décès restent inexpliqués va apporter. Ce sont les médecins légistes et les coroners qui vont examiner les cadavres et rechercher la cause du décès. Ces derniers intervenants appelés à enquêter et à déterminer la cause des décès inattendus ou de mort non naturelle prendront ici en particulier les décès survenus à domicile. Pendant la pandémie, de nombreux malades sont restés à la maison et y sont morts plutôt que de chercher de l'aide dans des hôpitaux débordés de patients atteints de coronavirus, tant en Espagne qu’aux Etats Unis, et en France il était déconseillé de se rendre aux urgences. Ils pourront aussi effectuer des recherches sur les corps de suicidés ou d’accidentés de la route, la question étant de savoir si ces personnes étaient atteintes ou non par le coronavirus. La réponse à cette question ne va pas seulement dans le sens d’une élaboration scientifique, mais elle se trouve de fait au centre d’une polémique : le nombre de morts diagnostiqués Covid – 19 fait déjà scandale, car il souligne l’impréparation d’une réponse à un désastre annoncé. Les recherches des coroners et des médecins légistes vont probablement faire gonfler ce nombre de morts et raviver le débat.

Quelle que soit cette charge de critiques potentielles, les experts en santé publique conviennent que seules ces enquêtes post mortem permettront d’établir ce qui relève de la circulation du virus, et donc de la sécurité des citoyens. Gary Watts, coroner du comté de Richland, en Caroline du Sud, qui est président de l'Association internationale des coroners et des médecins légistes propose la stratégie suivante : avec plus de tests post-mortem, "vous pouvez faire un meilleur suivi des contacts", a-t-il déclaré , et les experts en santé publique cherchent à préciser la date à laquelle le virus est arrivé aux États-Unis et l'étendue de sa propagation. De plus, ces tests permettent de protéger le personnel qui manipule les corps, en prenant des précautions particulières si le mort est positif pour COVID-19.

Honorer ses morts, partager la peine des endeuillés, un acte politique ?

L'Italie a observé une minute de silence et mis les drapeaux en berne sur toutes les mairies du pays à l'initiative des municipalités, le 31 mars 2020, la Chine a observé une journée de deuil national le 4 avril.

En Espagne, le 26 Mai, le gouvernement a décrété 10 jours de deuil national en mémoire des victimes du Covid-19. Face à la gravité de l’épreuve, un deuil national « le plus long » de la démocratie espagnole, marque le respect dû à ces 26.834 victimes (235.000 cas, 80% des morts âgés de plus de 70 ans), une grande cérémonie officielle présidée par le roi Felipe VI sera organisée ultérieurement.

Aux Etats-Unis, les drapeaux américains ont été mis en berne sur les édifices fédéraux du 22 au 24 mai pour honorer la mémoire des morts du coronavirus.

La rubrique nécrologique, une certaine façon de dire la mort

On a bien vu que dire, se taire, éliminer du listing les morts « naturelles », donnait au journalisme une étrange coloration : dire que tel homme célèbre était mort, mais pas du coronavirus, sous-tendait qu’il n’en était pas de même pour les autres. Cependant, que faire des cohortes new- yorkaises, ou de celles de Lombardie ? Le journal de Bergame, «L’Eco di Bergamo », a ajouté au fil des jours des pages nécrologiques. Elles sont passées de de 2 à 10 pages (15000 décès en Lombardie, sur les 30000 officiels en Italie). Le 14 mars David Carretta de La Repubblica dans une vidéo énumère les dix pages occupées par cette liste désespérante.

Alors qu’est- ce que l’on peut faire pour échapper à la raison d’Etat ? Compter les cercueils ? Les urnes (comme à Wuhan le jour du déconfinement) ? Les colonnes sur les annonces nécrologiques ? Mesurer les honneurs dédiés à des victimes ? Que dire alors de la France, on fête l’ouverture, le printemps, la reprise du tourisme. Il est sans doute malséant de s’intéresser à ces morts dont on refuse de faire le compte, et probablement trop tard.

Mais un virus n’est pas un guerrier, et il n’y a pas de héros. Il n’y a que des perdants : les politiques, les experts, les soignants…Que des familles qui ont perdu un être aimé, et pour ceux qui avaient déjà tout perdu, c’est la vie qui leur restait à perdre…et qu’ils ont perdue.

Sur cette terre où il fait bon vivre, on efface les traces des pas sur le sable, les larmes sur les visages, il fait si chaud pour un printemps. C’est vrai que des drapeaux en berne ça abîmerait ce moment de convivialité retrouvée. Et puis il faut savoir tourner la page, c’est peut- être ça « qu’ils » appellent « résilience ».

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