Journal d'investigation en ligne et d'information‑hacking
par Antoine Champagne - kitetoa, Jef

Europe : des robocopyrights et des droits voisins pour la presse

Les idiots utiles ne sont peut-être pas là où l'on pense

Le 12 septembre, le Parlement européen votera (ou pas) le projet de directive européenne "copyright" qui suscite des débats passionnés.

L'essentiel des débats se cristallise autour de deux articles de la directive « Droit d'auteur dans le marché unique ». L'article 13 entend imposer aux plus grandes plateformes un filtrage automatisé des contenus mis en ligne par les utilisateurs afin de protéger le sacro-saint droit d'auteur. L'article 11, quant à lui, entend mettre en œuvre un droit voisin pour les éditeurs de presse. Jamais avares en matière de paille et de poutre, les ayant-droits de l'industrie culturelle et certains éditeurs de presse, comme cette agence de presse tout à sa neutralité qui n'hésite pas à faire passer sa propagande pour une « actualité » ou à faire dans le pathos, accusent les « GAFA » d'être à l'origine d'un lobbying intense contre le projet de directive. Les arguments des défenseurs des libertés sur Internet et, de façon plus générale, ceux des opposants sont, au mieux, ignorés. Au pire, ils sont assimilés à des idiots utiles des géants de l'Internet, l'artifice réthorique visant à réduire le débats à une oppositions entre méchants GAFA et gentils créateurs et journalistes.

Une presse libre et indépendante près de chez votre député
Une presse libre et indépendante près de chez votre député

Des robocopyrights et des idiots utiles

L'article 13 vise donc à imposer aux « plateformes » la mise en place d'outils permettant de filtrer les contenus protégés par un copyright de manière automatique. En théorie, il s'agit de combattre l'évasion des revenus des ayants-droit lorsque leurs œuvres sont diffusées illégalement, par exemple sur YouTube. Pour ce faire, les plateformes de partage devront mettre en place des systèmes leur permettant de détecter les similarités entre un nouveau contenu et un contenu de référence déclaré au préalable par le détenteur des droits dans une base de données. Si de telles similarités sont détectées, le contenu contrevenant sera supprimé sans autre forme de procès.

Outre le fait que le dispositif pourrait vite tourner à l'usine usine à gaz, puisqu'il impose aux ayant-droits de tenir à jour un inventaire de leurs « œuvres » sur chaque plateforme, le législateur ne s'est, comme à son habitude, pas trop embarrassé de « détails » techniques. Le texte de la directive considère en effet que les « techniques de reconnaissance » seront, comme par magie, efficaces. De nombreuses voix, et pas des moindres, se sont élevées contre cette directive. Ainsi, l'un des papas du Web, Tim Berners Lee, s'est il fendu, avec quelques camarades comme Vinton Cerf, co-papa du protocole IP, d'une lettre au président du Parlement européen. Les auteurs soulignent que ces technologies de filtrage « ne sont pas encore assez avancées pour que leur pertinence puisse être assurée »".

De tels systèmes existent d'ailleurs, comme Content ID sur YouTube. Les cas de surblocages y abondent, qu'il s'agisse de censure de parodies, de vidéos amateurs, de mèmes, d'extraits et citations ou d'œuvres, parfois libres, abusivement répertoriées dans les base de données des censeurs automatiques. Les algorithmes de détection ne sont pas infaillibles, loin s'en faut, et le risque est grand de voir se généraliser un filtrage aussi pertinent que la modération mise en place par Twitter ou Facebook, c'est à dire du grand n'importe quoi. Par exemple et de manière assez cocasse, un article de l'euro-députée Julia Reda contre l'article 13 du projet de directive s'est vu récemment déréférencer de Google par… un robocopyright.

Les partisans de la directive qui tapent à bras raccourcis sur les méchants GAFAM — pour autant que cet acronyme signifie quelque chose puisqu'on se demande ce que Microsoft, Apple ou Amazon viennent faire dans cette galère — oublient un peu vite que cet article de la directive semble directement inspiré de Content ID, le système d'ores-et-déjà mis en œuvre sur YouTube. Des concurrents, pourquoi pas européens, qui pourraient émerger devraient en effet consacrer un investissement considérable dans le développement d'outils de filtrage. En contraignant tous les acteurs potentiels à mettre en œuvre des systèmes de filtrage de ce type, ils risquent fort de renforcer la position dominante de Google et de Facebook au détriment de l'économie européenne. Comme le dit notre confrère Cory Doctorow :

« Le premier choix d'un monopoliste est l'absence de régulation, son second est celui de beaucoup de régulation, spécialement le genre de régulation qu'aucun de ses concurrents ne sera en mesure de respecter. »

« Idiots utiles », disaient-ils.

Reporters de guerre et balle dans le pied

L'article 11 du projet de directive vise quant à lui à créer un droit voisin pour la presse. Concrètement, il s'agit de rémunérer les médias lorsqu'une plateforme tire des bénéfices (via la publicité par exemple) en utilisant des contenus, même réduits, produits par un éditeur de presse. L'exemple qui vient immédiatement à l'esprit est celui de Google News qui liste les titres et un court extrait de l'article et renvoie le lecteur sur le site de presse pour la lecture de l'article complet. Cette utilisation d'une petite partie du contenu de l'éditeur accompagnant le lien donnerait lieu à une rémunération, d'où le surnom de « link tax », dont les auteurs de la directive se défendent.

L'article 11 est soutenu, en France et en Europe, par une partie de la presse qui y voit un moyen de récupérer une nouvelle manne. Un peu comme les crypto wars qui reviennent comme un serpent de mer, le combat de la presse contre Google ou Facebook revient régulièrement sur le devant de la scène. La première veut à tout prix récupérer une partie des revenus publicitaires engendrés par les plateformes américaines. Parmi les tribunes qui ne sont pas passées inaperçues, celle du reporter de guerre de l'AFP Sammy Ketz le 27 août. Il y rappelle à juste titre que l'information a un coût, parfois même humain.

« Soyons concrets, en plus de 40 ans de carrière, j’ai vu le nombre de journalistes sur le terrain diminuer de manière constante alors que les dangers n’ont cessé de croître. Nous sommes devenus des cibles et les reportages coûtent de plus en plus cher. Finie l’époque où j’allais à la guerre, en veste, ou en bras de chemise, un carnet dans ma poche, aux côtés du photographe ou du vidéaste. Aujourd’hui, il faut des gilets pare-balles, des casques, des voitures blindées, parfois des gardes du corps pour éviter d’être enlevés, des assurances. Qui paie de telles dépenses ? Les médias et cela est onéreux. Or les médias qui produisent les contenus et qui envoient leurs journalistes risquer leur vie pour assurer une information fiable, pluraliste et complète, pour un coût de plus en plus élevé ne sont pas ceux qui en tirent les bénéfices. Ce sont des plateformes qui se servent sans payer. »

Sammy Ketz, comme bien d'autres partisans de la mise en place de ce droit voisin, oublie que si la presse se meurt, ce n'est pas seulement de la faute des géants américains. D'ailleurs, ceux-ci apportent énormément de lecteurs aux journaux via leurs agrégateurs comme Google News ou les liens postés sur Facebook ou Twitter. La presse se meurt pour bien d'autres raisons. La liste est longue... Un tournant raté lors de l'arrivée d'Internet, des directions qui financiarisent la production de l'information, des choix éditoriaux qui sont en décalage avec les attentes des lecteurs, un modèle de financement majoritairement tourné vers la publicité et l'abandon aux plateformes programmatiques de la gestion des publicités affichées sur les sites de presse (voir par exemple les fichiers ads.txt du Monde, du Figaro ou du Bild).

La presse a déjà bénéficié largement de la manne des plateformes américaines par des aides aux projets numériques. Des millions parfois engloutis dans des projets qui ne satisfaisaient pas les lecteurs et qui rendaient les éditeurs chaque fois un peu plus dépendants desdites plateformes. Certains de ces éditeurs ont en fait un discours en opposition complète avec leurs actes.

Si les journaux ne souhaitaient pas que leurs contenus soient référencés par les plateformes, il leur suffirait d'interdire à Google d'archiver leurs contenus. Le fichier robots.txt à la racine de chaque site est là pour cela.

Deux lignes suffisent dans ce fichier :

User-agent: * 
Disallow: /

Aucun moteur rencontrant ces deux lignes n'archivera les contenus. Or si l'on consulte les fichiers robots.txt des sites de presse, on constate qu'ils savent en faire un usage très précis et qu'ils autorisent tous la consultation et l'archivage de leurs contenus, y compris pour l'agrégateur de news de Google. La presse veut à la fois récupérer les visiteurs en provenance des moteurs de recherche, bénéficier des revenus de la pub affichée à ces visiteurs, et obtenir une partie des recettes engrangées par les plateformes. Le beurre, l'argent du beurre et le cul de la crémière.

Si l'on peut entendre certains des arguments de Sammy Ketz, on aimerait aussi voir la cohorte de journalistes en place dans les rédactions s'émouvoir du prix payé par les rédactions pour les contenus produits par les pigistes. Un feuillet, c'est à dire 1500 signes, est le plus souvent rémunéré entre 50 et 80 euros bruts ou moins. Parfois, même, au forfait. Quand ce ne sont pas des propositions de paiement sur facture, ce qui est contraire aux usages de la profession. On pourrait aussi s'émouvoir du fait que, contrairement aux intermittents du spectacle, il n'existe aucune protection particulière pour les journalistes pigistes lorsqu'ils font un mois creux. Or, les revenus procurés par le droit voisin proposé par la directive profitera aux éditeurs de presse, il n'est nullement question qu'ils améliorent le quotidien des journalistes.

Mais surtout, on pourrait pleurer de voir la nomination aux postes de direction des journaux de financiers qui réfléchissent à la création de l'information au travers du prisme d'un tableur excel. La bonne information n'est pas toujours "rentable" et elle est souvent trappée au profit de contenus dits "putaclics" qui attirent du lecteur avec du vide mais permettent l'affichage de publicités qui rémunèrent les journaux. Que dire encore des "articles" débiles du type : "les dix stars les plus défigurées par le Botox" qui s'affichent en dessous de touts les articles de la presse mondiale via deux acteurs, Outbrain et Taboola ? Ces contrats annuels — donc moins saisonniers que la pub — plaisent aux financiers qui dirigent les entreprises de presse, moins aux journalistes qui comprennent, eux, que l'image de leur titre est grandement touchée par ces contenus, souvent attrape-pub puisqu'il s'agit de redirection de trafic.

Les partisans de l'article 11 de la directive prétendent qu'il s'agit de sauver le pluralisme de la presse. Ce qui est proposé, au contraire, c'est de rendre encore plus dépendantes les entreprises de presse des grands acteurs de l'Internet comme Google ou Facebook. Les revenus des premiers seront en fait encore plus dépendants des profits des seconds.

Ou comment se tirer une balle dans le pied.

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