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par Antoine Champagne - kitetoa

Convocation de journalistes par la DGSI

Marlène Schiappa avait prévenu !

Imbéciles que nous sommes, nous avions pris les déclarations de la secrétaire d'Etat pour des bourdes comme pourraient en faire des esprits un peu simples. Non, c'était pour de vrai : le journalisme, ce doit être de belles histoires, pas de l'investigation...

Siège de la DGSI à Levallois - NemesisIII - CC‑BY‑SA‑3.0

C'est tellement gros que cela ressemble à un film comique. Une sorte de mix improbable entre "Le grand blond avec une chaussure noire, OSS 117 et Idiocracy. Imaginez une France où les journalistes trop curieux seraient convoqués par le services de renseignement intérieur pour s'expliquer sur leurs enquêtes... On dirait la France du général de Gaulle, comme dirait l'agent OSS 117.

Fin mars 2019, Marlène Schiappa, la Secrétaire d'État chargée de l'Égalité entre les femmes et les hommes et de la lutte contre les discriminations, taclait dans Télé-Loisirs les émissions Cash Investigation et Envoyé Spécial d'Élise Lucet sur France 2 :

« Je suis en effet interpellée par ce que le format est devenu. Je trouve que quand on montre sans cesse, sur le service public de surcroît, aux gens des exemples de politiciens corrompus, d'hommes et de femmes politiques véreux, de gens qui détournent de l'argent, de gens haineux et magouilleurs, etc. Quand on ne leur montre que ça, je crois qu'on installe dans l'esprit des gens 'Waouh, ils sont tous comme ça'. Et je trouve que c'est un peu une forme de populisme de dire qu'ils sont tous pourris »

Le journalisme d'investigation serait donc une forme de populisme selon la pasionaria de la République en Marche. Au lieu de s'intéresser à ce qui dysfonctionne, les journalistes feraient mieux de raconter des belles histoires.

« J'aimerais que de temps en temps, il y a ait de belles histoires (...) Des personnes qui - souvent pour pas grand-chose - s'engagent au service de l'intérêt général, il y en a des milliers. De la même manière, des patrons et des patronnes d'entreprises qui gèrent les choses sainement, qui font avancer la société, qui s'occupent de leur impact environnemental, social, de l'égalité femme hommes, il y en a beaucoup aussi ».

Voilà le journalisme que voudrait la République en Marche. Un journalisme qui raconte de belles histoires. Alors, imaginez ce que peuvent penser Emmanuel Macron et son gouvernement des journalistes qui, au lieu de raconter de belles histoires, font de l'enquête, cherchent ce qui dysfonctionne, ce qui ne devrait pas être raconté, au risque de déprimer la population...

Les convocations à la DGSI pleuvent. En quatre mois, ce sont huit journalistes qui ont été convoqués par les services de renseignement intérieurs :

  • Valentine Oberti (Quotidien) pour une enquête sur les ventes d'armes françaises servant au Yémen.
  • Ariane Chemin (Le Monde) pour ses articles sur les à-côtés de l'affaire Benalla.
  • Mathias Destal et Geoffrey Livolsi, (Disclose) et Benoît Collombat (Radio-France) pour leur enquête sur les ventes d'armes françaises servant au Yémen.
  • Michel Despratx (Disclose) pour l'enquête sur les ventes d'armes françaises servant au Yémen.

Et ce n'est pas complètement nouveau.

  • Edwy Plenel, et Clément Fayol, journaliste pigiste de Mediapart avaient été convoqués en 2017 pour une enquête sur le rôle de la France au Tchad.
  • En 2016, Gérard Davet et Fabrice Lhomme (Le Monde) étaient interrogés sur un article évoquant un projet avorté de bombardement de la Syrie par François Hollande.
  • En 2013, Pierre Alonso et Andréa Fradin étaient convoqués pour un article sur la PNIJ.
  • Guillaume Dasquié avait lui été convoqué en 2007 et 2013.

Et puis il y a Reflets...

En août 2012, nous publions deux articles sur la base de documents indexés par Google (donc publics) issus de l'extranet de l'ANSSES.

Le premier, titré "Cas de légionellose à proximité des centrales nucléaires" et le second, titré "Nano-argent : risques, dissémination et (non)information du public" font référence à ces documents et invitent les spécialistes à en explorer une partie. En d'autres termes, ils invitent à un utile débat public, ce qui est un peu le rôle de la presse...

L'ANSES étant un OIV (Opérateur d'importance vitale), lorsque celle-ci porte plainte pour piratage informatique, c'est la DCRI (DGSI aujourd'hui) qui mène l'enquête. Avec un gant de fer : le domicile de Bluetouff est perquisitionné, son matériel informatique saisi, il fait 30 heures de garde-à-vue. Dans la foulée, L'auteur du deuxième article est convoqué par la DGSI. Pour ma part, je le suis en tant que fondateur de Reflets. L'ANSES ne se portera finalement pas partie civile, comprenant qu'elle avait tout simplement oublié de protéger ses documents contre une indexation par les moteurs de recherche.

Les documents publics sur lesquels nous nous basions l'étaient encore des années après, le sont encore aujourd'hui sous la forme de document finalisés.

A l'époque, pas trop d'articles pour s'offusquer que des journalistes soient convoqués à la DGSI pour s'expliquer sur le téléchargement de documents indexés par Google, et donc en accès public sur Internet.

Il faut dire qu'à l'époque Bluetouff n'avait pas de carte de presse. Ah... Revoilà le fameux débat : "peut-on être journaliste sans carte de presse ?" qui a tant fait couler d'encre lors de la garde-à-vue de Gaspard Glanz. La réponse est oui. On peut être journaliste sans carte de presse.

Glissement international

Au delà de la DGSI vers qui se tournent tous les regards ces derniers jours, c'est vers l'exécutif qu'il conviendrait de se tourner. Car la DGSI agit dans le cadre de procédures engagées par le parquet. Lequel dépend du ministère de la Justice. On est dans la même configuration que celle qui prévalait dans l'affaire qui a touché le co-fondateur de Reflets.

Toutes les affaires sensibles remontent vers le Garde des Sceaux, en l'occurrence Nicole Belloubet. Elle sait donc ce qui est en train de se passer et peut donner le ton (on pressure les journalistes, ou pas).

"Les histoires comme sous Sarkozy et Squarcini, maintenant, c'est fini", indique une source au sein de la DGSI. On aimerait la croire sur parole. Visiblement, l'instrumentalisation des services par les politiques est une affaire qui perdure, même si c'est moins direct.

"A l'époque, on était souvent obligés de mettre des demandes au fond d'un tiroir en espérant que là-haut, ils allaient oublier, au bout d'un moment", précise une autre.

Il y a chez les politiques une volonté de s'imposer comme scénariste, réalisateur et narrateur exclusifs de l'évolution du monde. Ils construisent un storytelling ("raconter des histoires" comme expliqué ici dans les MacronLeaks) et entendent que celui-ci s'impose et ne soit jamais remis en cause. Surtout pas par ces journalistes qui ne comprennent rien aux subtilités de la politique et de la gestion d'un pays.

Ce n'est pas n'est pas l'apanage d'Emmanuel Macron. Nicolas Sarkozy avant lui se voulait "le patron" et qualifiait son premier ministre de "collaborateur". Tous veulent tout contrôler. Mais s'il n'y avait que la France...

Partout les petits Napoléons veulent le pouvoir qui leur est dévolu après leur élection, mais aussi le reste. Ils s'attaquent aux contre-pouvoirs avec rage et méticulosité. Et l'on voit ainsi, subrepticement, par petites touches, des démocraties se transformer en États policiers, ou tout comme... Des pays où l'exécutif s'accapare les pouvoirs uns à uns. Erdoğan, Orbán, Bolsonaro, la liste est longue de ceux, arrivés au pouvoir (exécutif) et qui ne s'en contentent pas.

Prenez les Etats-Unis. Il y a bien entendu eu la légalisation de la torture sous George Bush, les vols de la CIA, les enlèvements, Guantanamo, toutes sortes de choses qui n'ont pas vraiment lieu d'être dans une démocratie, n'importe quel étudiant en première année de droit en conviendrait. Mais ce n'est pas tout. Sous L'impulsion de Dick Chesney, son vice-président (et vieux briscard de la politique depuis Nixon) les équipes de la Maison-Blanche ont tout fait pour réduire, avec des arguments juridiques, (litigieux) les pouvoirs de contrôle du Sénat et de la Chambre des représentants. L'idée étant de rendre irresponsables (sur un plan judiciaire) les équipes du clan Bush. Pur hasard, Barrack Obama n'a pas voulu engager de poursuites contre l'Administration précédente.

La Justice y perd. Mais la démocratie aussi. Le blanc-seing que s'était octroyée l'Administration Bush a n'a pas été sanctionné. Partant, les successeurs ont beau jeu de continuer sur la lancée. Le bras de fer actuel entre Donald Trump et le Congrès en est une illustration parfaite. Trump refuse que ses conseillers soient interrogés par le Congrès et leur demande de ne pas se rendre aux convocations, comme pour Don McGahn. C'est un nouveau test, un nouveau jalon posé par l'exécutif américain pour organiser sa possibilité de faire absolument n'importe quoi sans être inquiété. Ceci devrait emplir d'effroi les membres du Congrès qui ont pu voir les effets de cette démarche pendant les années Bush. Pour l'instant, la réponse est faiblarde.

On retrouve ce sentiment d'impunité et cette attitude de défi chez Emmanuel Macron lorsqu'il lance à la Maison de l'Amérique Latine devant ses fidèles : « S’ils cherchent un responsable, le seul responsable, c’est moi et moi seul. Qu'ils viennent me chercher ». Déjà il s'agissait de réduire les pouvoirs du parlement, déjà il s'agissait de s'opposer à la presse : « Je vois un pouvoir médiatique qui veut devenir un pouvoir judiciaire, qui a décidé qu'il n'y avait plus de présomption d'innocence dans la République et qu'il fallait fouler aux pieds un homme et avec lui toute la République ».

Les récentes convocations dans les sous-sols de la DGSI (ça vous pose une ambiance, croient-ils) de journalistes ne sont que le symptôme d'un homme qui voudrait tout contrôler et qui voit dans certains journalistes des opposants et non pas un salutaire contre-pouvoir.

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