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par Antoine Champagne - kitetoa

Confirmation : "la grande muette" est bien muette

Ou presque...

Poser des questions aux ministères est devenu un pensum pour les journalistes. Les services de communication ne répondent plus, ou à côté. Et pourtant, nous sommes obligés de le faire.

Florence Parly - Reflets - CC

A quoi cela sert-il d'interroger une personne faisant l'objet d'un article lorsque l'enquête démontre par A plus B ce que le journaliste écrit ? En d'autres termes, pourquoi donner, par exemple, la parole à Jérôme Cahuzac lorsque les articles prouvent qu'il a bien un compte en banque caché à l'étranger ? Simplement, à ne pas perdre un procès. Car le juge ne manquera pas de demander : « avez-vous donné la parole à toutes les parties ? »

Ainsi, même lorsque nous sommes sûrs à 100% de ce que nous écrivons, nous devons donner la parole à tout le monde. C'est souvent totalement inutile. Pourquoi ? Parce que les entreprises, ministres, particuliers, mis en cause dans une enquête journalistiques vont soit refuser de répondre, soit faire trainer, soit répondre à côté de la plaque, soit répondre par des mensonges évidents. Illustration avec deux questions posées au ministère des armées et les réponses apportées par la Délégation à l’Information et à la Communication de la Défense (DICoD).

Depuis quelques années, il est devenu quasiment impossible pour un journaliste n'ayant pas ses entrées (dans le jargon on dit « un carnet d'adresse » dans le secteur concerné) d'avoir quelqu'un au téléphone dans un ministère pour discuter d'un sujet. Le service de la communication se placera en « intermédiaire ». Dans le cas improbable où l'on obtiendrait une réponse, relancer sur une réponse devient improbable puisqu'il faudra attendre une nouvelle semaine, ou plus, pour la deuxième réponse. Ces méthodes sont incompatibles avec le temps journalistique.

Essayer de joindre quelqu'un dans un ministère génère désormais toujours la même gadgeto-phrase : « vous allez nous adresser un mail et nous vous répondrons ». La deuxième partie est un peu exagérée. Il est très rare que les services de communication répondent. Et lorsqu'ils le font, c'est quasiment toujours à côté de la plaque. Ils misent sur l'épuisement et les deadlines des journalistes. Ce n'est pas l'apanage du service public, nous avons deux questions sans réponses de la part du service de presse d'Atos depuis le début du mois.

Le 7 septembre, nous avons tenté d'obtenir une réponse à une question simple auprès de la DICoD. Ce méga service de communication de l'armée compte à peu près 140 personnes en son sein. C'est dire s'il y a du monde pour répondre aux questions des journalistes.

Notre question portait sur la visite de la ministre à l'école Saint-Cyr Coëtquidan

L'agenda de la ministre des armée indique une visite à Saint-Cyr Coëtquidan ce lundi 7 septembre. L'école a enregistré au moins trois cas de covid-19 après des manœuvres sans gestes barrière après les vacances. Les élèves devaient être testés la semaine dernière et les résultats devaient être connus ce week-end. Combien d'élèves ont finalement été diagnostiqués positifs ?

Pour être précis, nous savions que la contamination avait été rendue possible par des manoeuvres sans gestes barrière ni protections élémentaires au retour de vacances des élèves.

N'obtenant pas de réponse à une question pourtant assez simple, nous nous étions gentiment moqués sur Twitter le 9 septembre. Réponse immédiate de « _la grande muette _ » : on a beaucoup de travail, on va vous répondre. Soit...

Effectivement, la réponse est tombée le 17 septembre :

Le ministère des Armées applique très strictement les directives gouvernementales et les consignes sanitaires en vigueur.

Le 1er bataillon de l’École spéciale militaire de Saint-Cyr, promotion Compagnons de la Libération, participait depuis le 29 août à un exercice militaire et mémoriel organisé dans le massif du Vercors.

Durant cet exercice, trois élèves ayant été suspectés d’être contaminés par la COVID-19 ont immédiatement été isolés puis testés.

Dans ce contexte et à titre préventif, la marche prévue en présence de la ministre des Armées n’a pas eu lieu.

À leur retour, les élèves et cadres de l’Exercice Vercors ont été positionnés en zone bivouac sur le camp de Coëtquidan, sans aucun contact avec le reste des Écoles. Des tests ont été organisés en fin de semaine, au camp de Coëtquidan, sur l’ensemble de la promotion et cadres de contact. Sur l'ensemble du bataillon testé, 5,7% de cas positifs. Tous isolés et placés en quarantaine.

Les Écoles de Saint-Cyr Coëtquidan, comme l’ensemble des établissements du ministère des Armées, veillent au respect rigoureux de l’ensemble des mesures barrières dans leur enceinte. Le port du masque « grand public » est obligatoire pour tous, tant dans les espaces clos que dans les espaces extérieurs.

Voilà une réponse qui n'apporte aucune information. Là où on attendait un nombre d'élèves contaminés sur un nombre total d'élève dans la promotion, on obtient un pourcentage. En outre, nous savions que le ministère n'applique pas « très strictement les directives gouvernementales et les consignes sanitaires en vigueur » car selon nos informations, les élèves partageaient leurs gourdes en bivouac pendant leurs manoeuvres...

Nous avons donc répondu à la DICoD que nous aimerions savoir combien d'élèves avaient été contaminés (notre question initiale) et sur quel total. Nous attendons toujours une réponse ce 30 septembre. En fait, le nombre, qui semble couvert par le secret-défense, est 8. Huit élèves sur à peu près 150. Un cluster, donc.

Jamal Khashhoggi, c'est pas nous...

Amusés par ce jeu des questions et des non-réponses, nous avions lancé une nouvelle sonde le 10 septembre.

Questionnée en octobre 2018 sur la poursuite ou l'arrêt des ventes d'armes à l'Arabie saoudite par la France après le meurtre de Jamal Khashhoggi, la ministre des armées, Folorence Parly avait indiqué que "la première des priorités est que l'enquête soit menée et que cette enquête soit crédible".

L'enquête à été menée, la justice a rendu son verdict en Arabie saoudite.

La chancelière Angela Merkel s'était prononcée pour l'arrêt des ventes d'armes à l'Arabie saoudite tandis que le président Donald Trump souhaitait les poursuivre.

Quelle est aujourd'hui la position du ministère ?

Alerte ! Une question qui fâche... La position de la France face à nos amis et partenaires commerciaux connus pour décapiter au sabre et être particulièrement fâchés avec les droits de l'Homme, c'est un peu compliqué... Ne parlons même pas de leur rôle dans la diffusion du wahhabisme, en cette période de commémoration de l'attentat contre Charlie Hebdo.

Le 29 septembre, surprise, voici une réponse de la DICoD. Attention, c'est un exercice de style que n'aurait pas renié le GRU à la belle époque soviétique. Pour ce qui est de la position du ministère, il faudra patienter...

Bonjour monsieur,

J'espère que vous allez bien.

Je vous prie tout d'abord de nous excuser pour les délais.

Vous trouverez ci-dessous des éléments de réponse concernant la position de la France sur les ventes d'armes à des pays étrangers :

La France met en oeuvre de manière rigoureuse un régime de contrôle d’exportation des matériels de guerre fondé sur un régime d’exception, soumis à autorisation préalable. Ce contrôle repose sur un examen interministériel poussé, dont l’objectif est d’évaluer l’ensemble des aspects de l’opération envisagée.

Le processus de contrôle, qui a lieu en amont des autorisations, repose sur une analyse précise de l’impact géopolitique, sécuritaire et humanitaire des transferts. Un dispositif de contrôle est également mis en place sur toutes les étapes de la commercialisation des matériels de guerre, depuis leur fabrication jusqu’à leur exportation ainsi que sur l’ensemble de la chaîne de transfert (exportation, importation, transit, transbordement).

L’ensemble des transferts est encadré par des impératifs liés à la sécurité nationale mais également au respect des engagements internationaux de la France, dont certains lui imposent des obligations spécifiques. La France respecte strictement les obligations internationales et européennes ainsi que ses engagements en matière de maîtrise des armements, de désarmement et de non-prolifération.

Enfin l’ensemble des données sur les exportations françaises sont accessibles en ligne et mises à jour annuellement dans le cadre du rapport au parlement et du rapport de la France au Traité sur le commerce des armes. Vous pouvez y consulter les chiffres des exportations françaises, pays par pays.

Cette année, pour la première fois, nous y avons joint le rapport annuel de la France au titre du TCA, qui précise, pour chaque équipement considéré, le nombre livrés par pays. Ces données portent à la fois sur le contexte stratégique, le cadre réglementaire et sur les éléments statistiques. Les obligations de confidentialité liées aux délibérations interministérielles ne visent bien évidemment pas à dissimuler des informations, mais à préserver des données sensibles, essentielles à l’examen précis et factuel des dossiers, en amont de leur autorisation.

Par ailleurs si vous souhaitez plus d'information concernant le meurtre de Jamal Khashhoggi, nous vous invitons à contacter directement le Quai d'Orsay.

Bref... La DICoD nous explique sur 99% de sa réponse comment sont décidées les ventes d'armes à l'étranger et pour 1%, me renvoie vers le ministère des affaires étrangères parce que bon, le meurtre de Jamal Khashhoggi... Ben... C'est pas nous...

Etonnant quand même cette capacité à répondre absolument à coté. La ministre Florence Parly dit elle-même qu'elle donnera sa position sur les ventes d'armes à l'Arabie saoudite quand l'enquête sur le meurtre de Jamal Khashhoggi sera terminée. Elle l'est. On lui repose la question et on obtient une réponse vague sur le processus lié à la vente d'armes à l'étranger. Rien à voir avec l'Arabie saoudite ou le meurtre Jamal Khashhoggi.

De fait, en 2019, l'Arabie saoudite, qui a donc découpé un journaliste en morceaux dans son consulat d'Istanbul, a été notre 3ème plus gros acheteur d'armes après l'Inde et le Quatar.

Ventes d'armes françaises à l'Arabie saoudite
Ventes d'armes françaises à l'Arabie saoudite

Les services de communication des ministères sont passés maîtres dans l'art subtil (ou pas) de la langue de bois. Et les journalistes sont malheureusement contraints de subir leurs productions. Dans le cas présent, la DICoD devait miser sur le fait que vu le niveau de déconnexion des réponses, nous ne pourrions rien en faire. D'où sans doute la phrase de conclusion dans le mail de non-réponse sur le meurtre de Jamal Khashhoggi et la position du ministère : « N'hésitez pas à nous tenir au courant de vos éventuelles publications sur le sujet »...

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