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Édito
par drapher

Comment s’émanciper dans un monde d’ingénieurs et de techniciens ?

Nos sociétés développées vont mal, politiquement, socialement, économiquement, culturellement. L’inquiétude ou le malaise — c’est selon — sont palpables parmi la population, qui ne sait plus vraiment où aller, ni comment. Certains voient dans ce grand doute national une opportunité de retour en arrière, proposant des politiques de fermeture sur soi, de re-création d’une société ancrée dans un modèle disparu, celui d’avant le premier crack pétrolier, le plus souvent.

Nos sociétés développées vont mal, politiquement, socialement, économiquement, culturellement. L’inquiétude ou le malaise — c’est selon — sont palpables parmi la population, qui ne sait plus vraiment où aller, ni comment. Certains voient dans ce grand doute national une opportunité de retour en arrière, proposant des politiques de fermeture sur soi, de re-création d’une société ancrée dans un modèle disparu, celui d’avant le premier crack pétrolier, le plus souvent. Le « c’était mieux avant » revient à la mode, et n’a pourtant aucun avenir : vouloir revenir à une époque révolue est une impasse historique. Faut-il pour autant faire l’économie d’une compréhension des rouages de notre époque, de ses limites et de ses opportunités, du pourquoi du malaise ? La totalité du problème n’est pas contenue dans ce modeste article, mais une partie y est peut être inscrite. A chacun de voir, de s’en emparer et en faire quelque chose. Ou pas.

Shop-civilisation technoïde ?

L’évolution des sociétés développées, industrielles, a été fulgurante particulièrement à partir du moment où le réseau de réseaux informatiques, l’Arpanet américain, s’est étendu à travers la planète pour être finalement ouvert aux populations et aux entreprises. En France, au tournant des années 90, le micro ordinateur personnel est encore peu répandu dans les foyers et seules quelques centaines de milliers de personnes utilisent ce qui est désormais appelé Internet. La promotion du réseau s’accentue à la fin de cette décennie, alliant à la démocratisation de la micro-informatique, l’évolution des technologies de transmission des données.

Courant des années 2000, les foyers s’équipent, les débits de technologie DSL augmentent, la fibre optique apparaît dans certains lieux privilégiés. De façon parallèle, les firmes américaines ont investi le réseau et « capturent » les internautes  dans des services addictifs nommés trivialement « 2.0 », en rapport avec l’ancien et vieil Internet 1.0, balisé de pur html, voire dépourvu d’hypertexte, si l’on remonte aux années antérieures aux 90’s. Le réseau devient une immense galerie marchande, une arène dite « sociale » où des régies publicitaires pillent les informations des utilisateurs pour mieux les cibler commercialement. Une forme de « Shop-civilisation technoïde » voit le jour à la fin des années 2000. Plus d’1 milliards d’utilisateurs de Facebook, presque autant pour Twitter, des Instagram, Snapchat, Cloud-truc.gogo, achetemoi.com, Tumblr et autres enseignes numériques clinquantes emplissent le cyberespace mondial.

Domination des « déculturés » du monde « digital » ?

La population, dans sa grande majorité, n’est pas équipée intellectuellement pour les TIC, hormis pour une utilisation basique des outils en question. La technologie numérique n’est quasiment pas enseignée à l’école, au collège ou au lycée, à l’exception de quelques filières, où l’enseignement de l’informatique y est désastreux. Ceux qui font la technologie sont les ingénieurs aidés des techniciens. Qui sont-ils ? Des individus souvent passionnés, issus de filières scientifiques ou techniques, et addicts aux technologies numériques, vendues par la suite comme « digitales » par les commerciaux du domaine. Ce nouveau monde où s’échangent la « Culture » au sens large (commerciale et de masse le plus souvent), les idées, le sens collectif, est donc géré par des techno-scientifiques ou assimilés, qui n’ont, la plupart du temps, aucune appétence ni compréhension pour ce qu’on nomme « la Culture », justement. C’est-à-dire les créations artistiques ou populaires de la civilisation qui nous accueille, passées et présentes. Ce n’est pas un reproche : les ingénieurs et techniciens les plus doués doivent passer beaucoup de temps dans leurs domaines techniques pour être performants, il est donc facile de comprendre qu’ils ne connaissent pas ou peu la littérature romanesque, par exemple. Ni le théâtre ou la peinture, les arts culinaires ou celui des jardins. Toutes ces choses qui ne servent à « rien de concret » et qui souvent, ne sont pas « numérisables ».

Le problème des ingénieurs et techniciens n’est pas ce qu’ils sont, mais le pouvoir qu’ils ont, et la domination qu’ils exercent. La société, dans son ensemble, est devenue une vaste machine à ingénierie. Une majorité d’activités est désormais traitée de façon purement technique : management par processus, gestion des activités, techniques d’optimisation, etc… La santé, par exemple, dans les hôpitaux est devenue une activité où l’on optimise à grands coups d’outils logiciels. L’humain, qu’ils soit soignant ou soigné, devient une ressource comme une autre, une donnée, traitée dans un ensemble de processus avec pour vocation finale, la maximisation des profits, ou tout du moins une profitabilité-rentabilité numéraire, accessible en un clic et démontrable avec quelques « slides » d’un logiciel de présentation. Les clés du vivre ensemble ont été données à des ingénieurs et des techniciens, et ceux qui ne l’étaient pas le sont devenus, en surface et en tant qu’opérateurs, tout du moins. La domination des techniciens-déculturés est réelle. Est-elle une partie du problème du trouble de société en cours ?

Emancipation phagocytée ?

Le terme d’émancipation n’est pas anodin, et directement relié à la progression et la démocratisation de l’informatique des réseaux dans nos vies. Quoi d’autre, de plus puissant, intéressant — pouvait être donné à l’humanité pour s’émanciper (politiquement, culturellement, socialement, économiquement)— que l’accès complet et horizontal au réseau des réseaux ? L’époque de la théorie sur le « Village global » renvoie directement à cette aspiration, d’une humanité interconnectée, se libérant de nombreuses limites, accédant à une nouvelle forme d’émancipation dans la connaissance mondiale, l’élévation des masses, etc. Las, le village est vite tombé, et ses promoteurs réduits à de doux rêveurs à la limite de l’indigence intellectuelle, et surtout… économique.

Internet n’est (presque) rien d’autre aujourd’hui, qu’un instrument de domination d’une élite technico-financière déculturée, sur des masses populaires techniquement fort incultes. La seule différence avec la télévision, outil propagandiste et déculturant par excellence, est qu’Internet mène bien plus vite à un sentiment de frustration. D’où la situation actuelle, d’une population à la fois accrochée aux machines mais les subissant au quotidien, certaine que ces outils géniaux l'« améliorent », mais totalement démunie face au nouveau monde qui en découle : froideur sociale engendrée par l’émergence et la ruée vers les réseaux sociaux, surabondance d’informations, sensation d’impuissance dans l’océan de possibilités numériques.

L’émancipation qu’Internet et les technologies numériques devaient nous apporter est pourtant encore présente, et pourrait reprendre cours. Les Indignados espagnols, le mouvement Occupy Wall Street ont démontré que l’émancipation populaire, politique, peut s’effectuer grâce aux TIC, même si ces mouvements se sont au final effondrés. Il reste que s’emparer des technologies est une nécessité. Ce que certains font, avec en tête, une reprise en main des gens, dans des lieux dédiés, avec des actions spécifiques. FAI associatifs, Hackerspaces, Tiers-lieux, ou FabLabs d’éducation populaire : la technologie peut être un bien commun, partagée entre techniciens et non-techniciens, avec comme projet central : remettre l’Humain au centre du jeu, mais pas en tant que processus. La seule réponse valable pour continuer cette émancipation — indispensable — est certainement, en partie, là. Dans l’action.

A chacun de s’en rendre compte et de sortir du Big Shop Technoïde. Pour continuer, concrètement, à faire et partager ce que l’on nomme "la Culture" et qui est l’essence même de la civilisation. A l’inverse d’une société totalitaire basée sur la domination technologique et économique d’une minorité sur le plus grand nombre ?

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