Journal d'investigation en ligne et d'information‑hacking
par Jacques Duplessy

Comment la Russie contourne les sanctions internationales

Utilisations de banques suisses et émiraties, approvisionnements en Turquie, en Géorgie ou au Kazakhstan, les Russes s'adaptent

La Russie est très inventive pour contourner les sanctions internationales. De nouveaux circuits se sont mis en place pour continuer l'approvisionnement et limiter les effets de l'embargo. Certaines entreprises internationales font aussi le choix de continuer leurs activités. Mais les sanctions ont un impact réel, notamment dans la production de matériel militaire.

L'immeuble du magasin Tsoum à Moscou - NVO - Wikipedia - CC BY-SA 2.5

« Aujourd'hui, à Moscou, on trouve tous les biens grand public étrangers », raconte un expatrié français resté en Russie. « Au début de la guerre, au mois de mars, les rayons étaient vides mais ça n'a pas duré. » Appelons le Martin. Il travaille dans une entreprise de finance et discute avec ses amis et collègues russes des combines qui lui permettent de moins ressentir l'effet des sanctions. Au grand magasin Tsoum, l'équivalent des Galeries Lafayette de la capitale, les étals ont retrouvé les produits de luxe. Dior ou Gucci sont officiellement partis mais des réseaux parallèles d'approvisionnement se sont mis en place. Pourtant, officiellement, les sanctions interdisent l'exportation de produits de luxe d'une valeur de plus de 300 €. Alors comment les Russes procèdent-ils ?

« C'est la Turquie qui est devenue la plaque tournante pour contourner les sanctions. Des importateurs locaux revendent à la Russie, et le tour est joué », assure Martin. Il raconte aussi le cas de la marque de produits de cosmétique l'Occitane. Dans un communiqué du 19 mai 2022, le groupe déclarait : « L’Occitane s'oppose fermement à l'invasion injustifiée de l'Ukraine et a décidé de quitter complètement la Russie. Le Groupe l’Occitane cède ses activités dans le pays à l’équipe de direction locale. Une fois cette procédure achevée, ce qui devrait avoir lieu d'ici la fin du mois de mai, le Groupe l’Occitane n'aura plus d'activités en Russie. En outre, le Groupe l'Occitane ne fournira plus de produits à aucun détaillant russe. » Mais Martin témoigne : « On trouve tous leurs produits à Moscou. Un magasin s'est ouvert avec pour nom l'Occitane... mais en caractères cyrilliques ! Et les produits sont importés de Turquie... ». Contactée la marque à l'accent provençal a répondu non pas en occitan mais en anglais : « Le Groupe L'Occitane a finalisé la cession de ses activités en Russie à la direction locale le 3 juin 2022, comme nous l'avons annoncé publiquement. Suite à cette cession, le Groupe n'a plus aucune activité en Russie et ne fournit plus de produits à aucun détaillant russe. Au-delà de la vente des stocks disponibles au moment de la cession, nous ne pouvons pas parler des spécificités des produits des nouveaux propriétaires. »

Certaines entreprises françaises font le dos rond

Certaines entreprises françaises ont décidé de rester en Russie. Lactalis, numéro un mondial des produits laitiers, a décidé « à ce stade de maintenir ses activités en Russie afin d'approvisionner le marché local », a déclaré mi-octobre un porte-parole du groupe à l'agence Reuters. Lactalis compte quatre usines de transformation du lait en Russie et quelque 1.900 employés. Les ventes dans le pays représentaient l'an dernier environ 1% d'un chiffre d'affaires global de 22 milliards d'euros. De leur côté, après avoir longtemps hésité, Danone et Nissan ont cédé leurs activités dans le pays. Mais d'autres comme Auchan ou Leroy Merlin ont décidé de rester malgré tout. Auchan explique avoir fait ce choix pour le bien de ses salariés et des clients. Le patron d'Auchan déclare dans Le JDD que 40 % des salariés du groupe en Russie sont actionnaires, et que la présence de ses supermarchés protège « le pouvoir d'achat des habitants ». « Nous n'avons pas de raison de condamner nos équipes russes pour une guerre qu'elles n'ont pas choisie », se justifie-t-on chez le distributeur d'articles de bricolage. Voilà qui n'est pas sans rappeler le cimentier Lafarge qui avait fait le choix de travailler avec Daesh, ce qui leur a valu d'être mis en examen pour complicité de crimes contre l'humanité. Business is business...

« Il y a aussi pas mal de PME peu connues qui se disent : "tant qu'on ne parle pas de moi, je ne pars pas" en priant pour que ça n'arrive pas », témoigne Martin. Et puis il y a les vrai-faux départ. « Certaines entreprises mettent leurs avoir aux frais en signant un MBO (Management Buy Out) avec une entreprise russe. Ils vendent pour trois ans avec la possibilité de racheter au même prix. Il y a beaucoup de faux-semblants », affirme l'homme d'affaire.

Autre pays clef pour contourner les sanctions, la Géorgie. Le chiffre d'affaires commercial entre les deux pays pour les 9 mois de 2022 s'est élevé à plus de 1,7 milliard de dollars, soit 50 % de plus que pour la même période en 2021, selon le service national des statistiques de Géorgie. Entre janvier et septembre, la Géorgie a exporté vers la Russie plus de 44.000 tonnes de vins pour plus de 109 millions de dollars ; plus de 54 000 tonnes de métaux pour plus de 105 millions de dollars; plus de 3 200 voitures pour plus de 45,7 millions de dollars; plus de 7 600 tonnes de boissons alcoolisées pour plus de 40 millions de dollars et plus de 63 000 tonnes d'eau minérale pour environ 35 millions de dollars. « La Géorgie fournit des pièces automobiles à la Russie, confirme Martin. Les concessionnaires du pays ont reçu un an et demi de commandes de voitures de luxe en deux mois.  » Le Kazakhstan est un autre pays clé pour les importations russes.

La Suisse et les Emirats, nouveaux refuges de l'argent russe

Les sanctions ont aussi touché de nombreuses banques. Beaucoup ont été débranchées du système mondial de paiement SWIFT. « C'est sûr que faire des affaires n'est pas simple, mais il y a là aussi des stratégies de contournement qui se sont mise en place », selon Martin. Là encore, les russes ont développé des parades. Une banque autrichienne (et non suisse, comme nous l'avions écrit par erreur précédemment, NDLR), Raiffeisen, est particulièrement utilisée par les russes pour leur commerce avec le reste du monde. « Beaucoup de mes contacts ont ouvert un compte dans cette banque pour continuer leur business », assure l'homme d'affaire français.

Autre plaque tournante, Ras al Khaimah, un des Émirats Arabes Unis, Ce paradis fiscal n'a pas d'impôt sur les sociétés, ni sur les bénéfices, pas plus que de droits de douane, ou de droit de succession. La banque nationale, la RAK Bank, est devenue un refuge pour tous les oligarques qui veulent continuer leur business et mettre leur argent à l'abri des sanctions. Beaucoup de riches russes ayant de l'argent en Europe l'ont transféré aux Émirats Arabes Unis par peur de nouvelles sanctions.

La Russie a aussi trouvé des moyens de continuer à exporter son pétrole. Une enquête de l'agence Reuters a montré, par exemple, que la Corée du Sud a commencé à importer du naphte de Tunisie, qui à son tour a vu un bond des approvisionnements en provenance de Russie, mettant en évidence les routes commerciales inhabituelles pour contourner les sanctions occidentales. Des bateaux russes transfèrent aussi leur cargaison en haute mer dans les eaux internationales sur des navires battant pavillon d'autres nationalités pour brouiller les pistes.

La Turquie aide aussi la Russie à se procurer des puces électroniques

Même si l'industrie russe souffre de l'embargo sur les technologies sensibles, là aussi la Turquie s'est positionnée pour aider à le contourner, révèle là encore une enquête de Reuters. Cofondée par Gokturk Agvaz, un homme d'affaires turc, Azu International est intervenue pour combler le déficit d'approvisionnement. Au cours des sept derniers mois, la société a exporté pour au moins 20 millions de dollars de composants en Russie, y compris des puces fabriquées par des sociétés américaines, selon les registres des douanes russes.

Azu International est un exemple de la manière dont les canaux d'approvisionnement vers la Russie sont restés ouverts malgré les restrictions occidentales à l'exportation et l'interdiction des fabricants. Selon les registres des douanes russes, au moins 2,6 milliards de dollars de composants informatiques et électroniques sont entrés en Russie entre le 1er avril et le 31 octobre. Au moins 777 millions de dollars de ces produits ont été fabriqués par des entreprises occidentales. Certaines puces ont été trouvées dans des systèmes d'armes russes : celles produites par les sociétés américaines Intel, AMD, Texas Instruments et Analog Devices, et l'entreprise allemande Infineon AG.

Mais cela ne veut pas dire pour autant que les sanctions sont inefficaces, notamment sur la production de matériel militaire, ce que prétend la propagande russe. « Les sanctions fonctionnent, mais seulement à long terme. C’est un poison lent, qui prend du temps pour agir. En Iran, il a fallu dix ans de sanctions avant que le régime accepte de faire des compromis pour signer l’accord sur le nucléaire », déclarait au journal Le Monde Agathe Demarais, ancienne attachée commerciale à l'ambassade de France à Moscou et désormais directrice des prévisions mondiales de l'Economist Intelligence Unit (EIU), le centre de recherche indépendant du magazine The Economist.

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