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par Rédaction

Chroniques syriennes : retour à Alep #1

Plus un seul soldat à la frontière syrienne

En 2014, Talal Sarout fuit vers la France. Malgré des études de droit, il vit de petits boulots, jusqu’à son embauche en CDI. Il épouse une française, puis renonce à son statut de réfugié pour pouvoir revoir sa famille, au prix d’une très forte amende à payer au régime. Il envisage désormais de rentrer pour aider à reconstruire son pays. C’est ce qu’il va chercher à savoir dans ce voyage, dont il tiendra la chronique dans Reflets.

A l’intérieur du hall de contrôle de la douane en Jordanie, les membres du Croissant Rouge viennent à la rencontre des voyageurs qui rentrent en Syrie - © Reflets
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« Vous, les Syriens, vous méritez d’avoir un pays digne de ce nom  ». C’est ainsi que m’accueille une employée au comptoir de l’aéroport de Marseille, alors que je m’apprête à embarquer pour Alep, via la Jordanie. « J’espère que vous êtes content de ce qu’il s’y passe et que vous allez fêter ça. On suit de près la chute du régime, j’espère que l’avenir se passera aussi bien que ce qu’il se passe pour l’instant ! » C’est la première fois que des membres du personnel sortent de leur réserve professionnelle alors que j’embarque pour mon pays et cela me fait chaud au cœur. « Incha’Allah » lui dit-je spontanément. « oui, incha‘Allah ! » me répond-elle en souriant, et en me proposant une petite place supplémentaire pour une valise en soute.

Dans l’avion Istanbul-Amman, je suis à côté d’un Syrien originaire de Damas. Installé en Allemagne depuis treize ans, cet homme d’une quarantaine d'années n’est jamais retourné dans notre pays. Tout ce temps, il était recherché par le régime d’Al-Assad pour avoir fui le service militaire et pour des activités avec l’opposition. Sa famille est complètement éclatée. Ses sœurs, restées en Syrie, ont été menacées par le régime qui voulait les obliger à dire où leur frère se cachait. Elles ont fui Damas avec leurs maris. Il a deux filles, qui sont parties au Liban avec leur mère, et qui n’ont aucun souvenir de la Syrie car elles étaient trop petites à leur départ. Il est très content de rentrer, surtout avec ses filles, même s’il n’arrive pas tout à fait à y croire. Parfois il interrompt la conversation pour me demander : « mais c’est sûr que c’est vraiment fini ? »

Cela me rappelle ma mère, qui pose sans cesse la même question. Et je me souviens de la première fois que je suis sorti à Alep sans elle, pour aller voir des amis, et qu’elle m’a accompagné à la porte, comme à son habitude, en me demandant si j’avais bien mon carnet militaire, juste au cas où… Aujourd’hui j’en ris, car nous n’en aurons plus besoin.

Revenons à mon compagnon de route. Il a été l’un des premiers à venir en Europe, en passant à pied à travers la frontière turque. A son arrivée en Allemagne, ne parlant pas la langue, il travaille au noir pour nourrir sa famille, puis crée son entreprise de petit matériel informatique et électroménager. Il dit n’avoir jamais réussi à s’intégrer réellement. Selon lui, l’Allemagne commence à s'inquiéter du retour des réfugiés syriens dans leur pays et à craindre une crise de main-d’œuvre. Nous partageons alors le triste sentiment d’être, même dans un moment joyeux, traités encore comme des chiffres, pas en individus enfin libres de retourner sur leur terre d’origine.

Le « mabrouk  » des douaniers

A l’arrivée à Amman, les autorités jordaniennes ont pris des mesures exceptionnelles pour tous les syriens en transit qui sont là sans visa. Moyennant 50 dollars, une agence de voyage les emmène en bus vers Damas, et leur rendent leurs passeports dès qu’ils sont montés dans le bus. Je pense rester quelques nuits dans la capitale jordanienne.

Dans le taxi vers mon hôtel, que je partage avec un jeune homme originaire d’Alep, je le sens méfiant. Je le rassure en lui disant que j’étais contre le régime d’Al Assad et je le vois craquer. Les larmes aux yeux, il me raconte qu’il n’a pas vu sa famille depuis huit ans, les huit années qu’il vient de passer loin d’Alep, recherché pour avoir participé à des manifestations. Il vient d’un quartier populaire et a donc encore plus peur de l’oppression que moi. Des souvenirs remontent à sa mémoire, les visages de ceux qui l’ont menacé, ceux qu’il a perdus en prison. Enfermés parfois à la terrible prison de Saydnaya pour des broutilles, comme celui qui avait seulement mis une chanson révolutionnaire sur son portable. Mon compagnon ne l’a pas vu sur la liste des noms diffusée après la libération des prisonniers, donc il pense qu’il est mort là-bas. Au tout début, la famille et l’entourage ont dû payer une importante somme aux services de renseignement pour savoir où il était enfermé, mais depuis, il a disparu.

Finalement, il me convainc de venir avec lui à la gare routière d’Amman prendre le bus pour rentrer directement à Alep, et nous partons.

Sur le chemin jusqu'à la frontière jordanienne, tous ceux avec lesquels je parle disent vouloir rentrer définitivement, mais attendent le bon moment. Ceux qui vivent en Europe reviennent en Syrie pour un temps de vacances. Mais parmi ceux qui vivent en Jordanie, certains sont montés dans le bus avec toutes leurs affaires, comme s’ils déménageaient. Dans le bus, un adolescent assis à mes côtés a ouvert la camera de son portable dès le début du trajet. Il filme en continu son voyage, en regardant dans le vide, comme s’il ne voulait pas perdre une seconde de son retour et de ce moment historique pour lui, avant de tomber de sommeil.

En sortant du bus à la frontière jordanienne, direction le bâtiment du contrôle des passeports - © Reflets
En sortant du bus à la frontière jordanienne, direction le bâtiment du contrôle des passeports - © Reflets

Le passage de la frontière jordano-syrienne se fait sans encombre. Les douaniers jordaniens nous distribuent du café et nous disent : “mabrouk”, bonne chance. Côté syrien, nous sommes dirigés vers un grand hangar vide. Au mur, toutes les photos de Bachar Al-Assad sont déchirées et il n’a plus de visage. Pas un soldat sur place. Quelques employés en civil se tiennent derrière un comptoir. Ils n’ont pas d’ordinateurs, les soldats de l’ancien régime les ont emportés en partant. Les entrées sont inscrites à la main sur un grand registre. Sur nos passeports ils écrivent quelques informations au stylo avant de donner un simple coup de tampon. Un peu plus loin dans ce hangar, des membres de l’ONG Croissant Rouge viennent à notre rencontre, posent des questions sur la situation de nos familles, sur notre voyage, et demandent si nous avons besoin de quelque chose en notant nos numéros de téléphone- là aussi sur de grands cahiers- pour ceux qui veulent bien être recontactés.

Côté syrien, pas de policiers, pas d’ordinateurs, le contrôle est détendu et les documents sont annotés à la main - © Reflets
Côté syrien, pas de policiers, pas d’ordinateurs, le contrôle est détendu et les documents sont annotés à la main - © Reflets

Avant de reprendre la route, un douanier passe dans le bus, pour vérifier les passeports. Sur tous les visages, je lis l’inquiétude de ceux qui se souviennent des anciens douaniers, qui prétextaient des contrôles pour soutirer de l’argent aux voyageurs et jetaient certains hors du bus sans ménagement. Au passage du pont d’Hama, un tank de l’ancien régime est resté au bord de la route. Un homme y est assis, keffieh sur la tête et drapeau de la résistance sur les épaules, avec des enfants autour de lui. Il distribue des desserts aux passants.

La douane syrienne où des voyageurs filment les passagers du bus de Talal qui chantent une célèbre chanson de la libération au moment de passer le contrôle - © Reflets
La douane syrienne où des voyageurs filment les passagers du bus de Talal qui chantent une célèbre chanson de la libération au moment de passer le contrôle - © Reflets

Nous sommes tout près d’Alep, à la gare routière, assez éloignée du centre-ville. Nous partageons à nouveau un taxi. Au moment de donner notre destination, mon compagnon de voyage se met à pleurer. Il ne donne pas une adresse bien précise et je sens qu’il se méfie encore de moi. Je me sens triste pour lui, réalisant qu’il doit avoir eu vraiment très peur pour être encore autant sur ses gardes aujourd’hui. Pendant le trajet, on discute avec le chauffeur qui s’exclame “c’est bien, il faut rentrer pour reconstruire le pays ! » quand il sait que nous venons d’Europe. Lui aussi est soulagé. Il a purgé une peine d’un mois de prison pour « trafic d’êtres humains », alors qu’il était seulement allé chercher un passager d’Idleb à Alep. Une arrestation arbitraire puis une somme d’argent à débourser pour parvenir à sortir de prison … Il parle de ce temps où les gens se méfiaient tous les uns des autres, et où lui-même ne savait jamais vraiment qui il chargeait dans son taxi.


Lire l'épisode 2 de notre chronique syrienne.

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