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par Rédaction

Chronique syrienne : retour à Alep #2

Bachar est parti, et maintenant ?

Talal est maintenant depuis quelques jours à Alep. Il retrouve sa famille et ses amis les plus proches, qui lui racontent l’espoir de pouvoir enfin vivre normalement et leurs inquiétudes face à un nouveau régime issu de rangs islamistes.

Place Saad Allah Al Jabery à Alep. Première manifestation nationale pour fêter la libération du pays - © Reflets
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J’ai 35 ans. J’ai vécu vingt-trois ans de ma vie dans un pays sous dictature. J’ai vécu aussi trois ans de guerre, de 2011 à 2013. Ces dernières années, depuis 2021, j’ai pu retourner trois fois en Syrie.

La première fois que je suis revenu, après huit ans d'absence, j’étais tellement pressé de retrouver ma mère que je n’ai pas prêté attention à ce qui m’entourait. Avec aussi l’émotion de retourner dans notre maison, là où mon père était décédé quelques années plus tôt sans que je ne puisse le revoir. Ce n’est que le lendemain, en allant voir mes amis d’enfance, que je me suis rendu compte que rien n’avait vraiment changé depuis la guerre. Les ruines des bâtiments détruits par les bombes du régime étaient toujours là. Les habitants semblaient tous épuisés, résignés. La ville n’avait pas bougé, comme figée dans le temps depuis 2013. Un détail m’avait frappé : il n’y avait aucune voiture de nouvelle génération.

Aujourd’hui, je reviens à Alep pour la quatrième fois, et tout est différent. Lorsque J’arrive en ville à la nuit, il n’y a presque pas de lumière. Le stress monte, sans vraie raison. A nouveau je cherche fébrilement ma carte d’identité et mon passeport, les réflexes ont la vie dure et le temps des barrages militaires est encore frais dans ma mémoire. Le chauffeur rigole. Il a parfaitement compris mon début de panique. Ça m’a pris quelques secondes pour réaliser que je n’en avais plus besoin. Le chauffeur hoche la tête : « il y a des habitudes qu’on va pouvoir changer...  »

Je regarde la ville défiler à travers la vitre. Place de l'université, près du CHU d’Alep, bombardé par le régime au lendemain de la libération, je réalise que, malgré la fatigue du voyage, mon cerveau reste en alerte, guettant inconsciemment les bombardements de représailles du régime. Les traumatismes de la première révolution sont vivaces : je n’arrive pas à concevoir que le régime soit tombé sans guerre, sans morts ni blessés civils. Cela semble irréel.

Plus loin je passe dans la rue de la grande manifestation en 2012, l’une des plus impressionnantes auxquelles j’ai assisté. Depuis, les soldats y avaient installé une cahute et fouillaient régulièrement les voitures pour arrêter des déserteurs. Il y avait aussi des voitures sans plaques d’immatriculation garées sur le trottoir, à l’affût, aussi, des déserteurs. C’est en les voyant entrer dans mon quartier qui j’ai pris précipitamment la fuite, il y a dix ans, en ayant à peine le temps de dire au revoir à mes parents.

Aujourd’hui la cabane est vide, taguée d’un grand drapeau de la Syrie libre, il n’y a pas de voitures sans plaques dans les rues, les fans s’enthousiasment devant le foot et je peux tomber dans les bras de ma mère.

L'un des côtés du bâtiment du tribunal militaire où une troisième étoile a été rajoutée à l'ancien drapeau peint sur le mur.  - © Reflets
L'un des côtés du bâtiment du tribunal militaire où une troisième étoile a été rajoutée à l'ancien drapeau peint sur le mur. - © Reflets

Dans les jours qui suivent, je vais prendre des nouvelles de mes amis. Ma première visite est pour Khalil, l’ami d’enfance qui a crié de joie en pleine rue quand je lui ai dit que je revenais à Alep. Il est architecte et a ouvert son atelier pendant la révolution, mais avec la situation économique, il ne parvenait pas à démarrer ses projets. Il avait toujours du mal à trouver des matières premières, le régime gardant le monopole sur toutes les importations, en ajoutant des taxes de douane non officielles et complètement aléatoires. La libération l’a soulagé professionnellement. Deux semaines seulement avant, des agents de service de contrôle lui avaient encore demandé de régler une taxe « obligatoire » de 10 millions de liras, soit 700 euros - sachant que le salaire moyen est de 40 euros.

Son atelier est sur une avenue qui borde le quartier kurde. A la libération, l’armée de résistance a demandé aux groupes armés du PKK de quitter Alep pour gagner l’est du pays. Mais il reste des gens armés dans ces quartiers, deux jeunes filles et un jeune garçon kurdes, armés, ont encore été arrêtés récemment. Et malgré la reprise de la ville qui s'est faite relativement pacifiquement, des habitants sont encore tués aujourd'hui.

Le samedi matin après la libération d’Alep, l'armée de la résistance est venue dans son quartier avec deux gros camions, l'un rempli de pain, l'autre de boissons, de chocolats et de biscuits. Il est descendu avec ses deux enfants. Il a pleuré devant les militaires, car c'était la première fois qu’il se sentait en sécurité face à des hommes en uniforme.

La crainte des « barbus »

Voir mes proches heureux et soulagés me libère d’un poids immense. A mon dernier séjour, début 2024, je n’osais même plus demander « ça va ? », tellement j’avais peur de la réponse. A cette époque, Khalil récupérait sa fille de quatre ans de l’hôpital, après une grave brulure provoquée par une casserole d’eau bouillante. Il se demandait comment il allait payer les soins de l’infirmière pour changer les pansements… Bien sûr, la chute du régime ne résout pas tous les problèmes, mais aujourd’hui, on peut avoir davantage confiance en l’avenir, me dit-il.

Place Saad Allah Al Jabery à Alep. Première manifestation nationale pour fêter la libération du pays. Cet évènement a eu lieu en simultané dans d'autres villes en Syrie. - © Reflets
Place Saad Allah Al Jabery à Alep. Première manifestation nationale pour fêter la libération du pays. Cet évènement a eu lieu en simultané dans d'autres villes en Syrie. - © Reflets

J’ai hâte d’aller voir Vera et Maggie, les meilleures amies de ma mère, des chrétiennes d’origine arménienne. A la libération, ma mère est allée chez elles et elles sont restées ensemble pendant trois jours, dans une ambiance de panique, avec la peur que le régime ne riposte une fois que les résistants seraient entrés dans la ville, mais il n’y a finalement pas eu d'affrontements.

Au contraire, les résistants ont fait entrer les humanitaires pour des distributions alimentaires, car plus personne ne faisait de courses à cause des couvre-feux. Ils sont venus dans les quartiers chrétiens pour distribuer du pain et, même, aider à préparer des sapins de Noël. Ils sont allés voir les hommes d'Église pour qu’ils puissent organiser la messe le dimanche malgré ce couvre-feu instauré depuis la veille et, pour renforcer la sécurité, ils ont laissé une équipe armée devant l'église pendant la messe.

Aujourd’hui, deux semaines plus tard, les craintes des deux femmes ne sont pas du même ordre. Elles se sentent en sécurité, mais ne savent pas à quoi s'attendre en matière de libertés. Elles appréhendent de savoir comment le nouveau gouvernement va les traiter, elles n’ont pas confiance car ce sont « des barbus ».

Paradoxalement, même si elles reconnaissent que Bachar était un dictateur, elles se sentaient protégées en tant que minorité et soutenues par leur Église. Même si elles ont subi l’oppression du régime sur leur mode de vie et une situation économique difficile, elles ont été relativement épargnées de la destruction de leur quartier et des arrestations sauvages, car le régime n’a jamais visé directement les chrétiens.

Et moi je redoute de voir l’amitié qui les lie à ma mère mise en péril : Vera et Maggie parlent sans complexe de leurs craintes, sans se rendre tout à fait compte que les musulmans ont été bien plus perdants que les chrétiens depuis soixante ans. Cela peut être perçu comme un manque de considération envers les musulmans, qui ont souffert davantage et qui arrivent enfin à prendre le pouvoir politique : les musulmans célèbrent leur nouvelle liberté d’expression, tandis que les chrétiens ont peur de perdre la leur.

Aujourd’hui, les deux femmes se disent prêtes à partir en Arménie si la situation tourne mal pour elles.


Relire le premier épisode de notre chronique syrienne.

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