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Dossier
par Jacques Duplessy

Ce que les services de renseignement disent de la communauté tchétchène en France

Reflets dévoile une note de la DGSI réalisée après l’assassinat de Samuel Paty

Les policiers expliquent comment la communauté nord-caucasienne s’est radicalisée après les deux guerres en Tchétchénie et la création de l’Émirat islamique du Caucase. Ils montrent comment le conflit irako-syrien et la création de l’État Islamique va être l’occasion de cette internationalisation du djihad caucasien. Depuis 2018, sept attentats ou projets terroristes ont impliqué des personnes d’origine tchétchène sur notre territoire.

Abdoullakh Abouyezidovitch Anzorov, l'assassin de Samuel Paty

Abdoullakh Abouyezidovitch Anzorov, le terroriste qui a assassiné Samuel Paty, était d’origine Tchétchène. Né le 12 mars 2002 à Moscou, il avait la nationalité russe et vivait en France depuis douze ans. Il bénéficiait du statut de réfugié. Dans le cadre de l’enquête, la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) est amenée à éclairer les magistrats sur la radicalisation au sein de la communauté tchétchène. Elle produit une note datée du 18 octobre 2020 intitulée « Éléments issus de notre documentation opérationnelle relatifs à la mouvance islamiste nord-caucasienne et la menace terroriste qu'elle véhicule en France ».

La diaspora nord-caucasienne en France est constituée de 20.000 à 40.000 personnes, majoritairement originaires de Tchétchénie et, dans une moindre mesure, du Daghestan. Ce sont les deux conflits de Tchétchénie (1994-1996 et 1999-2009) qui ont engendré une forte vague d'immigration nord-caucasienne vers l'Europe occidentale, notamment en direction de la France. Les autres États les plus concernés par cette vague migratoire sont l'Autriche, la Belgique et l'Allemagne.

De la cause indépendantiste au djihad international

C’est le premier conflit en Tchétchénie qui a entraîné un phénomène de radicalisation islamiste au sein des séparatistes demandant l’indépendance de leur pays. La proportion d'islamistes radicaux au sein de la rébellion s’est accrue notamment sous l'influence du prestige de l'émir Khattab, un vétéran du djihad saoudien, qui a permis à ses troupes de reprendre la capitale Grozny aux Russes le 6 août 1996.

Si la rébellion indépendantiste tchétchène avait à l'origine un agenda exclusivement local, centré sur l'opposition au pouvoir russe, elle a pris, depuis le milieu des années 2000, une dimension plus universelle. Le 31 octobre 2007, le chef islamiste Dokou Oumarov proclame la naissance de l'Émirat Islamique du Caucase (EIC). Désormais la cause indépendantiste tchétchène est reléguée au second plan au profit d'un djihad à l'échelle régional visant à établir la charia dans le Caucase du Nord. Cette proclamation a eu pour effet d'encourager la radicalisation d'une partie des membres de la diaspora caucasienne à l'étranger. Mais l'essoufflement du djihad caucasien incarné par l'EIC incite certains de ses membres à se tourner vers d'autres organisations djihadistes plus dynamiques.

Le conflit irako-syrien va être l’occasion de cette internationalisation du djihad caucasien. Environ 3000 Nord-Caucasiens auraient rejoint la zone depuis le début du conflit syrien, représentant l'un des contingents étrangers non arabes les plus importants.

En mars 2013, le djihadiste tchétchène Abou Omar al-Chichani fonde ainsi en Syrie le groupe Jaish Al Moujahireen wal Ansar (JAMWA), l'« Armée des émigrés et des partisans » qui regroupe de nombreux combattants nord-caucasiens.

Un an plus tard, Abou Omar al-Chichani fait allégeance à État Islamique en Irak et au Levant (EIIL), suivi par de nombreux combattants du JAMWA.

Dans un communiqué audio diffusé le 23 juin 2015, le porte-parole de l'État Islamique, Abou Mohammed Al Adnani, annonce la création de la Wilaya du Caucase, reconnue comme une des provinces extérieures du califat autoproclamé. « Cette décision a permis à l'EI, d'une part, de s'immiscer dans la problématique caucasienne et, d'autre part, aux membres de la diaspora caucasienne à l'étranger de réorienter leur engagement combattant vers les « mécréants » occidentaux de manière globale », décryptent les agents de la DGSI.

Par ailleurs, à partir du 30 septembre 2015, le pouvoir russe a apporté son soutien militaire au président syrien Bachar Al Assad. Le territoire syrien est dès lors devenu un autre terrain d'affrontements entre les indépendantistes tchétchènes radicalisés et l'armée russe.

L’implication dans l’islam radical en France

L’émigration tchétchène est répartie sur l'ensemble du territoire national, selon les policiers, qui notent que l'influence salafiste a d'abord rencontré une « résistance » au sein de la diaspora car elle est « traditionnellement encline au repli communautaire et peu perméable. »

Comme observé à l'échelle européenne, la plupart de ses membres est restée attachée à l'unique cause historique de l'indépendance de la Tchétchénie. Les hommes, les plus âgés notamment, soutiennent d'ailleurs encore des acteurs politiques en exil, à l'instar du Premier ministre de l'autoproclamée « République d'Itchkérie », Akhmed Zakaïev en exil au Royaume-Uni.

Toutefois, une évolution se dessine depuis le milieu des années 2000. À la suite de la proclamation de l'EIC en octobre 2007, a été constatée la radicalisation d'une partie de la communauté tchétchène installée en France. Ce phénomène serait similaire à ce qui est observé dans d'autres pays européens. Ainsi, à partir de 2008, le départ de jeunes Tchétchènes vers le Caucase du Nord pour de courtes périodes de « djihad estival » a été relevé, note la DGSI.

Abdoullakh Abouyezidovitch Anzorov quelques heures avant l'attentat
Abdoullakh Abouyezidovitch Anzorov quelques heures avant l'attentat
Selon eux, malgré son très faible poids démographique en France, la communauté nord-caucasienne est surreprésentée au sein du contingent djihadiste français ayant gagné une terre de djihad. Depuis 2012, quelque 70 individus d'origine nord-caucasienne ont notamment quitté la France pour rejoindre le théâtre syro-irakien. Sur zone, ces individus ont principalement intégré des unités combattantes russophones de l'EI ou du Hayat Tahrir al Cham (HTC).

Malgré la chute du califat et le retour de l’État Islamique à la clandestinité, l'aura des combattants sur zone, à l'instar de Youssoup NassalKhanov, parti du Bas-Rhin pour combattre dans les rangs de l’EI, est néanmoins encore susceptible d'influencer l'imaginaire de jeunes Tchétchènes résidant en France.

Alors que les communautés tchétchènes se caractérisent généralement par un fort repli identitaire, les agents de la DGSI constatent un « décloisonnement relatif » de la part des plus jeunes. « Les liens peuvent ainsi être tissés en dehors de la communauté d'origine, avec des individus radicalisés d'origines diverses, rencontrés en ligne ou au sein de leur environnement proche (établissements scolaires par exemple) », détaillent-ils.

Sept attentats ou projets d’actions violentes

Au cours de la période récente, la France apparaît comme le seul pays européen à avoir subi des attaques terroristes menées par des individus originaires de Tchétchénie, constatent les policiers. Un phénomène les inquiète particulièrement : « Des individus de la nouvelle génération tchétchène, restés sur le territoire national, sont souvent représentés dans les projets d'action violente dans l'Hexagone. Ils se positionnent en rupture avec le mode de fonctionnement de leurs aînés : les Tchétchènes identifiés dans les récents projets d'action violente sur le territoire national ont tous en commun leur jeune âge au moment des faits. Or, bien que la plupart d'entre eux soient nés en Russie, tous avaient, à l'inverse de leurs aînés, passé la majeure partie de leur vie en France. Inclus, dès leur plus jeune âge, dans le système scolaire français et maîtrisant, de fait, la langue française, ils semblaient être davantage intégrés socialement. »

Depuis 2018, six affaires – sans compter le meurtre de Samuel Paty - ont mis en lumière l'implication de personnes d'origine tchétchène dans des attentats ou des projets d’actions violentes en France, relève la note de la DGSI :

  • L'attaque au couteau mortelle du 12 mai 2018 à Paris : dans le quartier de l'Opéra, Khamzat Azimov se livrait en quelques minutes à une série d'agressions à l'arme blanche contre des passants, dont une mortelle ; refusant de se rendre et menaçant les policiers, il était abattu par les forces de l'ordre ; naturalisé français en 2010, l'intéressé était fortement radicalisé et avait un temps été soupçonné d'avoir rallié le djihad syro-irakien. Les investigations menaient, le lendemain, à l'interpellation d'Abdul Hakim Anaiev, considéré comme le mentor de l'auteur de l'attentat ; ce dernier, particulièrement actif sur réseaux sociaux, jouissait au sein de la communauté tchétchène radicale d'une forte influence en tant que référent religieux. Ce franco-Russe a été mis en examen et écroué dans ce dossier pour « association de malfaiteurs terroriste criminelle ».

  • Un projet d'attaque contre la communauté homosexuelle à Strasbourg : Abdul Malik Anaiev, frère d'Abdul Hakim Anaiev a été interpellé le 18 septembre 2018 avant de passer à l’acte. Il avait prêté allégeance à l’État Islamique.

  • Un projet d’action violente contre la communauté homosexuelle : Bachir E. a été arrêté en juin 2018. Il avait fabriqué un dispositif artisanal de mise à feu d'explosif. L'enquête démontrait aussi que l'intéressé avait effectué des virements bancaires à destination d'une association connue pour collecter de l'argent visant à financer le passage d'individus vers la Syrie. Un grand nombre de contenus de propagande djihadiste était retrouvé sur ses supports numériques.

  • Un projet d’attentat contre l’Elysée : Khamid S. et Mosvar M. et 4 autres islamistes avaient envisagé une attaque du palais présidentiel et des policiers en assurant la garde. Une kalachnikov avait déjà été acquise et une période d’exécution fixée pour le passage à l’acte. Les deux jeunes d’origine tchétchène sont suspectés d'avoir été chargés de diffuser une vidéo de revendication de cette attaque. La famille de Khamid S. avait fui la Tchétchénie en guerre et est arrivée en France au milieu des années 2000 ; très actif sur les réseaux sociaux depuis son plus jeune âge, il publiait très fréquemment de la propagande djihadiste et faisait part de sa volonté de mourir en martyr. Il faisait ainsi l'éloge de Mohamed Merah, le tueur de Toulouse, sur Facebook. Interrogé, Mosvar M. a dit être le référent spirituel de son complice. Par ailleurs, il effectuait des traductions de contenus de propagande de Daesh.

  • Un projet d’attentat contre un meeting de Marine Le Pen : Clément Baur a été interpellé le 18 avril 2017 à Marseille avec Mahiédine Merabet. La police les soupçonne d’avoir voulu attaquer le rassemblement des partisans du Rassemblement National qui devait se tenir le lendemain. Un arsenal comprenant un pistolet-mitrailleur Uzi, des pistolets calibre 7,65mm, des munitions, un pain d'explosif et un téléphone transformé en détonateur avait été découvert. Clément Baur s'était converti à l'Islam puis radicalisé au contact de membres de la communauté tchétchène, notamment à Nice puis en Belgique. Dans sa volonté de s’identifier à la communauté tchétchène, à il avait usé d'une fausse identité tchétchène pour obtenir un statut de réfugié en Belgique.

Clément Baur
Clément Baur

  • Magomed T. et Adam I., contacts d'Abdul Malik Anaiev ont été interpellés le 11 septembre 2018. Si aucun projet d'action violente visant le territoire national n'a pu leur être imputé, ils avaient réalisé deux courtes vidéos d'allégeance à l’État Islamique, indices d'un potentiel passage à l'acte.

  • Issa K. a été arrêté le 15 décembre 2015 en raison d'une suspicion de passage à l'acte terroriste. Âgé de 27 ans, le jeune homme était alors assigné à résidence à Tours en raison de sa radicalisation. Au cours d'une perquisition administrative décidée par le préfet, le 2 décembre 2015, les policiers avaient découvert un drapeau de Daech, des films de propagande djihadiste et une vidéo que l'homme avait tournée lui-même et dans laquelle il faisait allégeance à l'État islamique. Il a été condamné le 23 janvier 2017 à six ans d'emprisonnement.

« Les membres radicalisés de cette nouvelle génération développent une dialectique djihadiste se distinguant de celle de leurs aînés, conclue la DGSI. Si un prisme anti-russe subsiste, un discours anti-français se développe, aligné sur celui des acteurs de la mouvance endogène. » La vidéo d'allégeance de Khamzat Azimov, le terroriste à l’origine de l’attaque près de l’Opéra de Paris, diffusée à titre posthume par Daesh sur les réseaux sociaux en constitue une parfaite illustration, selon les policiers. S'adressant spécifiquement « à la France et à ses citoyens », il justifie son action par l'engagement militaire de ce pays sur le théâtre syro-irakien et enjoint aux citoyens français de « faire pression » sur leur gouvernement s'ils veulent que les attaques cessent. Même rhétorique dans le message d’assassin de Samuel Paty : Abdoullakh Anzorov stigmatise le Président de la République comme « dirigeant des infidèles » dans son message de revendication de l'assassinat du 16 octobre 2020.

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