Journal d'investigation en ligne et d'information‑hacking
par Jacques Duplessy

Carnet de route en Ukraine

Un an après le début de la guerre, notre reporter raconte le quotidien

Notre journaliste, Jacques Duplessy, est retourné en Ukraine après un an de conflit. Il partage ici son quotidien, ses rencontres et ce qu'il perçoit de la société ukrainienne.

Le début d'un long parcours. Retour en Ukraine pour Jacques Duplessy. - © Reflets

Comment se rendre en Ukraine ? La question m'est souvent posée. Il n'y a plus de vols pour l'Ukraine. Il faut donc passer par un pays limitrophe : la Pologne, la Slovaquie, la Hongrie, la Roumanie ou la Moldavie. Tout dépend où l'on se rend ensuite.

Commençant mon périple par Uzhgorod, le plus simple est de passer par la Hongrie. Et vu le prix des billets d'avion pour Budapest, j'ai chois d'expérimenter le train de nuit. Et puis c'est bon pour la planète.

C’était aussi l’occasion d’emprunter le train de nuit que je prenais régulièrement pour aller en Pologne dans les années 80-90. Le Paris-Vienne reprend le parcours de l’Orient Express et a été rebaptisée NightJet. Plus moderne mais moins mythique. Départ à 19h, arrivée le lendemain matin vers 10h. C’est parti ! Côté nostalgie, je ne vais pas être déçu : mon wagon est à peine plus confortable que celui avec lequel je passais le « rideau de fer ». Deux prises de courant pour six, couchettes dures, chauffage à la régulation sommaire… Peut mieux faire. Mais c’est un peu la loterie comme je le découvre en remontant rapidement le train. D’autres wagons ont été réellement modernisés et semblent plus confortables. Certains ont une douche partagée. Il existe même une première classe avec un vrai lit deux personnes et une douche privée !

Mais la joie du train de nuit, c’est la rencontre. La vraie surprise est que la rame affiche presque complet. Je me retrouve avec un jeune Français et quatre étrangers. Un jeune espagnol qui habite en Autriche, voyage avec son père qui habite en Angleterre. « Nous avons décidé en famille de ne plus prendre l’avion depuis sept ans, c’est mieux pour la planète. » Il n’est pas le seul à faire un choix pour l’environnement. Mais d’autres le font aussi pour des questions économiques. « C’est vraiment plus confortable que le bus, pas beaucoup plus cher et c’est moins cher que l’avion si on se décide tard. » On discute, on a le temps. Chacun quitte un peu sa bulle pour échanger en anglais.

Gare d'arrivée... - © Reflets
Gare d'arrivée... - © Reflets

Un jeune sorti depuis peu d’une licence de journalisme en Angleterre me partage son projet professionnel. Nous échangeons sur le métier, l’investigation, le reportage en zone de conflit. Il est à la recherche d’un stage dans le journalisme vidéo, car l’épidémie l’a privé de ce moment important dans les études. Nous échangeons nos coordonnées.

Le sommeil était au rendez-vous. Le bruit régulier du train berce. Et j’ai eu la chance de ne pas partager la cabine avec un ronfleur (Bon, c’était peut-être moi l’importun… mais personne n’a fait de remarque).

Surprise sur le front de l'électricité

Natacha Kabatsiy, la directrice du Comité d'aide médicale Zakarpatia, une ONG qui mène des actions humanitaires dans tout le pays et avec qui je travaille, m'accueille à Uzhgorod, la capitale de la région de Transcarpatie située près de la Slovaquie.

Après un an de guerre, le moral est plutôt bon. Malgré les amis sur le front, malgré ceux qui sont prisonniers et ceux qui ont été tués. Mais l'action fait tenir. Et elle ne manque pas : le Comité d'aide médicale a reçu plus de 200 camions d'aide humanitaire de toute l'Europe et avec ses partenaires français et suisses, ils ont levé plus de 3,5 millions d'euros.

Natacha m'annonce qu'il n'y a pas eu de coupure de courant depuis trois semaines. Les Ukrainiens auraient-ils gagné la bataille de l'électricité ? En dehors des régions de l'Est où les bombardements détruisent quotidiennement les infrastructures, il n'y a plus de délestage dans tout le pays. Mais l'équilibre reste très fragile.

Beaucoup de réparations sont très provisoires. A Odessa, une nouvelle attaque pourrait menacer l'approvisionnement électrique de la région sans possibilité de réparation rapide, selon l'aveu même des responsables locaux.

Ces mots étaient prémonitoire. La nuit même du 8 au 9 mars, 81 missiles sont lancés. Seulement 31 ont été détruits par la défense antiaérienne. Ils ont une fois de plus visé des infrastructures électriques notamment. Plusieurs quartiers de Kyiv, les villes de Kharkiv et Odessa se retrouvent dans le noir.

Immédiatement le téléphone du Comité d'aide médicale sonne : plusieurs hôpitaux réclament des générateurs.

Ce même jour, plusieurs générateurs partent pour garantir de l'énergie aux structure essentielles, dont cet imposant groupe électrogène pour le service des eaux de la ville de Kramatorsk, une grande ville industrielle de l'est du pays, devenue de facto la capitale régionale de l'oblast de Donetsk.

Direction l'est !

Départ dimanche pour les régions de Dnipro puis de Zaporizhzhia. Vingt-deux heures de train jusqu'à Dnipro. L'occasion de tester les trains ukrainiens. Le coût du billet est de 40 € avec une couchette. Les trains ont joué un rôle très important dans la résistance des Ukrainiens en permettant l'évacuation des civils mais aussi le transport des hommes, des armes et de l'aide humanitaire.

J'essaie de préparer différents sujets de reportage. Mais je vais aussi conduire des évaluations sur la situation humanitaire dans ces deux régions.

Dimanche 12 mars

Départ vers Dnipro. Le train a pour terminus Zaporizhzhia. À peu près 22h de voyage... si tout va bien. Personne ne sait me dire si les trains continuent de rouler pendant les alertes aériennes. Il peut y en avoir plusieurs par jour et elles peuvent durer plusieurs heures. Je ne suis peut-être pas arrivé. Natacha, la directrice de l’ONG Comité d’aide médicale m’a concocté un pique-nique copieux avec des sandwichs à base de saucisson et d’escalopes de poulet panées. Je ne mourrais pas de faim.

Chaque wagon est équipé de couchette. Une « cheffe de wagon » contrôle mon billet. Une femme, tout de bleu vêtue, ses cheveux blond ramassés en chignon. « So soviet style », ironise Natacha. Effectivement, le personnage semble tout droit sortie de la période soviétique.

Départ pour 22 heures de train vers Dnipro - Reflets
Départ pour 22 heures de train vers Dnipro - Reflets

Une seule personne s’installe dans mon compartiment à Uzhgorod. Elle sera la seule de tout le voyage. Nous engageons la conversation tant bien que mal avec mes bribes d’ukrainien et en anglais. Olena a la cinquantaine et va à Zaporihzhia d’où elle est originaire. Elle vient tout juste de rentrer de Slovaquie où elle était réfugiée. Elle me présente sa famille, son fils installé en Transcarpatie et son mari depuis un an sur le front. Elle me montre sa photo. Elle devait le revoir pour la première fois depuis la mobilisation. Cette semaine devait être sa première permission, mais elle a été avancée et Olena arrivera le jour où il repartira au front. Il ne se verront pas. Olena ne peut retenir ses larmes. « C’est comme ça… Mais ça ira bien... », dit-elle dans un pauvre sourire.

Notre train croise de très nombreux trains de marchandises. Beaucoup de wagons destinés au transport des céréales. L’exportation du blé ukrainien se fait aussi par le rail. Les grands tunnel et les ponts sont gardés par des hommes en arme. Des postes de tirs sommaires ont été érigés un peu partout. Ils paraissent souvent inoccupés. Les transformateurs électriques sont protégés avec des sables de sables et avec des containers de 40 pieds remplis eux aussi de sable.

Après une nuit bercée par mouvement du train, j’arrive 22h plus tard à Dnipro avec une ponctualité de coucou suisse.

Mon comité d’accueil, la représentante locale de l’ONG Comité d’aide médicale, son mari et une interprète, m’emmène sans transition faire un tour de la ville et des principaux site ciblés par les missiles russes. L’armée russe a visé plusieurs sites stratégiques dans la ville, sans grand succès. Une usine très connue, Loujmach, qui fabrique des fusées a été ciblées plusieurs fois. Selon une source, un des missiles a atteint le complexe, sans qu’on sache l’importance des dégâts.

L'usine de production de fusées Loujmach a été visée à plusieurs reprises par des missiles russes - Reflets
L'usine de production de fusées Loujmach a été visée à plusieurs reprises par des missiles russes - Reflets

Les dégâts sont surtout visibles hors de l’enceinte. Une piscine désaffectée, un magasin de matériaux de construction mais aussi un marché couvert et des bureaux ont fait les frais de ce ces attaques multiples. « Les missiles russes ne sont pas précis », m’explique Natalia, mon interprète. Julia, la représentante locale du Comité d’aide médicale, fait partie des victimes de l’attaque du marché : « Mon bureau n’est plus qu’un tas de gravats. J’étais fleuriste et j’organisais des évènements festifs, mariages, anniversaires… Avec la guerre, ça ne marchait plus trop, les gens n’ont plus d’argent. Alors je me suis investie comme volontaire dans l’humanitaire. » Une sirène hurle invitant les gens à se mettre à l’abri. Nous continuons notre tour comme si de rien n’était.

Situé près d'un site stratégique, ce marché a été rasé par un missile russe - Reflets
Situé près d'un site stratégique, ce marché a été rasé par un missile russe - Reflets

Nous arrivons devant un immeuble d’habitations effondré. « Que dire à ma fille, soupire Natalia. Elle a six ans et me demande parfois pourquoi les Russes veulent nous tuer. Je n’ai pas la réponse, je ne sais pas la réponse... » Devant les ruines, elle me raconte l’histoire d’une des familles. Après la mort de son mari au front il y a quelques mois, sa femme était retournée passer du temps chez ses parents. Quand le missile a frappé le bâtiment, elle prenait un bain ce qui lui a sauvé la vie. Ses parents sont morts. « Quand il y a des alertes, je dis à mon mari que j’imagine le missile qui va frapper notre immeuble », confie Natalia.

La vie s'est brutalement arrêté dans cet immeuble de Dnipro touché de plain fouet par un missile. Plus de 30 personnes ont été tuées.
La vie s'est brutalement arrêté dans cet immeuble de Dnipro touché de plain fouet par un missile. Plus de 30 personnes ont été tuées.

Nous nous rendons au QG de l’ONG Taps, Tragedy Assistance Program for Survivors. Un des 1.500 volontaires de la branche ukrainienne de cette organisation américaine nous fait la visite de l’immeuble d’une dizaine d’étages occupé par l’ONG. L’activité est foisonnante. Dans des pièces des retraitées cousent des uniformes et assemblent des filets de camouflage et des tenus pour les snipers. Un peu plus loin, plusieurs chimistes remplissent des sachets de produits chimiques et d’activateur pour réaliser des chaufferettes pour les mains. D’autres préparent des pastilles de carburant solide et soudent des réchauds. A un autre étage, des réserves de produits d’hygiène et de médicaments. Dans la cours, un garage et un espace pour peindre des voitures pour l’armée ont été aménagés. Un véhicule tout juste terminé attend de prendre la direction du front.

« Nous aidons de moins en moins les déplacés car il y a beaucoup d’aide par ailleurs, explique Julia Dmytrova, la directrice de l’association. Nous nous focalisons de plus en plus sur l’aide aux soldats et aux familles de soldats blessés et décédés. »

L'assocation Taps aide les militaires, notamment en produisant des tenues de camouflage.  - Reflets
L'assocation Taps aide les militaires, notamment en produisant des tenues de camouflage. - Reflets

Lundi 13 mars et mardi 14 mars

J’enchaîne les visites dans les associations de volontaires et dans les structures de santé soutenues par le Comité d’aide médicale. Les initiatives de solidarité ont foisonné depuis le début de la guerre. Si certaines se sont épuisées, d’autres se sont structurées et bénéficient aujourd’hui de soutien d’organisations internationales ou ukrainiennes.

Help people est l’une de ces associations nées au début de la guerre. Avec sa trentaine de volontaires, elle est de taille modeste, mais ses activités sont très structurées. Dans la cour, un minibus d’une vingtaine de place et un second de neuf places. Une de ses spécialités : évacuer les civils près de la ligne de front pour les ramener à Dnipro. Les chauffeurs vont à Kherson notamment, et il y a quelques semaines, ils se rendaient encore à Bakhmut, avant que la situation militaire ne se dégrade. Soutenue par l’UNICEF, Help people offre à ces déplacés un abri temporaire de quelques jours, le temps qu’ils choisissent la région où ils veulent se réinstaller.

Direction l’hôpital des grands brûlés et de chirurgie reconstructrice. Ce service de pointe accueille des victimes d’accident de la route, des patients nécessitants des opérations de reconstruction et des grands brûlés. Avec la guerre le nombre personnes prises en charge a été multiplié par trois, passant de 600 à 1.800 par an. « Notre objectif est de prévenir les amputations en soignant mieux les blessures et en prévenant les infections », explique le professeur Sergii Sliesarenko, le chef du service.

Les infections post-opératoires sur ces patients très fragile est son problème numéro 1. « La situation s’est améliorée depuis un an, nous avons reçu beaucoup d’aide de plusieurs pays d’Europe et des Etats-Unis, continue le chirurgien. Nous avons aujourd’hui un équipement moderne, et suffisamment de crédits pour acheter les consommables et les médicaments. Mon dernier problème majeur est celui de la filtration et de la stérilisation de l’air dans le service pour prévenir les infections. » La représentante du Comité d’aide médicale lui propose de monter un dossier technique et de faire faire un devis. Ce centre a aussi un rôle clef en matière de formation. « Beaucoup de chirurgiens dans les hôpitaux du pays doivent apprendre à traiter des grands brûlés et à faire de la chirurgie réparatrice sur le tas, raconte Sergii. Alors nous avons mis en place un programme de formation. Une dizaine de chirurgiens de la région de Zaporizhzhia sont venus étudier chez nous. Et pour les étudiants, nous avons mis en place une salle de visioconférence où ils peuvent suivre en direct les opérations. Mes chirurgiens commentent en direct leurs actes et expliquent comment traiter certaines lésions. »

Tous les hôpitaux ne sont pas autant soutenus que celui du professeur Sliesarenko. A l’hôpital n°16, la situation est plus difficile. Là encore, le nombre de prise en charge a explosé à cause de la guerre. Impossible d’avoir des chiffres précis.

« Secret défense », justifie le personnel de santé. Un responsable me fait visiter cette structure spécialisée en traumatologie, en orthopédie et dans les maladies neurologiques. Et il me fait en même temps la liste de leurs besoins. « Nous avons même besoin de pansements, de cannes anglaises, de lits médicalisés, explique le soignant. Mais aussi de matériel comme un appareil de radiologie mobile pour le bloc opératoire, d’un scialytique et de lavabo adapté pour une salle d’opération. »

L’hôpital, qui date de l’ère soviétique, a mal été entretenu. Julia, la correspondante du Comité d’aide médicale prend des notes. Ils conviendront ensuite que l’hôpital lui adressera une liste détaillée.

« L’aide humanitaire est une affaire complexe, explique Julia. Il faut amener ce qui convient au bon endroit. Des évaluations précises sont nécessaires. Et puis, nous devons faire un tri. Car les demandes se chiffrent en millions d’euros. Évidemment, nous n’avons pas les moyens de répondre à tout. » L’ONG veut déposer prochainement un nouveau projet au Centre de crise du ministère des Affaires étrangères français via son partenaire Safe. Dans les mois qui viennent, elle espère pouvoir étendre à la région de Dnipro l’aide apportée aux structures de santé de Zaporizhzhia. En attendant cet hypothétique financement qui permettrait d’acheter du matériel coûteux, plusieurs envois de matériel médical et de consommables sont programmés dans les semaines à venir.

Avant la guerre, Julia, la correspondante régionale du Comité d'aide médicale, organisait des fêtes. Elle a perdu son bureau dans un bombardement. - Reflets
Avant la guerre, Julia, la correspondante régionale du Comité d'aide médicale, organisait des fêtes. Elle a perdu son bureau dans un bombardement. - Reflets

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