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Dossier
par Eric Bouliere

Bassines #7 : Un sujet plus brûlant que la réforme des retraites ?

La conférence interdite de l’université rochelaise

Le photo-reporter Gilles Caron rappelait en 1968 combien il était inutile et vain de tenter d’interdire la parole dans les amphis de Nanterre. L’université de La Rochelle belle-belle aurait-elle oublié que la vitalité sort de la bouche des étudiants diants-diants…

Gilles Caron, une mémoire photographique - Capture d'écran

Est-il utile de rappeler que les manifestations estudiantines ont toujours inquiété les politiques lors des grands mouvements sociaux. Cette réforme des retraites, suivie de l’annonce d’une grève généralisée, vient peut-être de réactiver de vieux réflexes autoritaires dans le milieu universitaire. Ainsi à Paris on a préféré fermer Tolbiac pour éviter d’éventuels débordements, sinon pour se protéger d’une indéracinable occupation des lieux ; idem à Montpellier où la direction annonce clairement : « Si nous ouvrons, l’université va être bloquée. Le plus simple c’est de fermer ».

Nous avons pris la température de l’université rochelaise dont la première pierre fut symboliquement posée en 1992 par François Mitterrand, Helmut Kohl, et Michel Crépeau, le député-maire d’une ville qualifiée de belle et de rebelle à travers l’histoire. Direction la fac de lettres pour juger d’éventuelles traces de rébellion...

La Rochelle le 7 mars : la fac de lettres se déclare - Reflets
La Rochelle le 7 mars : la fac de lettres se déclare - Reflets

Sur place un groupe d’étudiants s’est rassemblé dans un amphi pour décider des actions collégiales à mener. Leurs revendications sont affichées, larges et sans retenues. La réforme, bien sûr, mais quitte à s’engager davantage autant que le message soit à hauteur de leur colère multiple : oui aux méga-retraites, non aux méga-bassines ! Croisé sur le parvis de l’université un étudiant perdu dans ses pensées nous fera part de toutes ses inquiétudes : « C’est un vrai ras-le-bol de plein de choses, j’ai du mal à me loger, à manger, et tout ça dans un monde qui ne va pas très bien, ça fait beaucoup… ».

Des revendications aussi nombreuses que multiples… - Reflets
Des revendications aussi nombreuses que multiples… - Reflets

Des petites retraites aux grosses bassines, il n’y avait donc qu’une AG supplémentaire à mettre en place pour poser l’intégralité des débats. Rappelons que l’agglomération rochelaise se trouve confrontée à des problèmes écologiques majeurs (usage des pesticides, pollution marine, érosion des côtes…). Le sujet des bassines est ici intimement lié aux conséquences du réchauffement climatique.

Sous l’égide du syndicat Solidaires-étudiant-e-s, les jeunes Rochelais avaient donc décidé d’aborder ce problème en organisant une conférence-débat autour du problème de l’eau. Conférence à laquelle était invitée Anne-Morwenn Pastier, docteure en sciences de la terre et membre du collectif Bassines non merci. Il va sans dire que Madame Pastier s’était déplacée seule, sur la demande des étudiants, et dans le seul but d’apporter un volet scientifique à cette réunion publique.

Soucieux de respecter la forme du protocole, les étudiants ont adressé un mail le 23 février à la direction de l’université pour « réserver un amphi le lundi 06 mars de 11 h à 15 afin d’organiser une AG en vue de la journée de grève du lendemain. Nous souhaitons également le réserver de 18 h à 20 h afin d’y organiser une conférence-débat ». Quatre jours plus tard le directeur du pôle licences-Collégium, responsable en titre de la bonne utilisation des locaux, acquiesce par retour de mail : « Il n’y a aucun problème pour une conférence publique en amphi 100 de 18 h 15 à 20 h, sachant que 20 h est l’heure de fermeture par le vigile. Il est donc impératif que vous soyez tous sortis un tout petit peu avant 20 h pour qu’il puisse faire son travail de fermeture dans de bonnes conditions ». Tout va bien dans la meilleure des grèves…

L’eau ferrugineuse oui, la bassine non !

Le 2 mars tout semble en place, l’amphi est réservé et disponible quand bien même : « Notez que cela a été possible cette fois parce qu’il y avait une option alternative, mais que ce ne sera pas toujours possible ».Il n’y avait donc à cet instant aucune entrave à la bonne tenue de cette conférence, ni en termes de sécurisation des locaux ni en fonction de la portée syndicale ou politique du discours.

Mais soudain le ton change lorsque Jean-Marc Ogier, le président de l’université, reprend les choses en main et informe : « Après avoir noté votre demande d’organisation d’une conférence sur les méga-bassines. Au regard des délais de notification de cette demande, je suis au regret de vous informer qu’elle ne pourra être organisée ».

68/2023 : la politique et l’université ne font toujours pas bon ménage… - Capture d'écran
68/2023 : la politique et l’université ne font toujours pas bon ménage… - Capture d'écran

Le président revient alors sur l’organisation de ce type d’événement « soumis à un dossier de sécurité qui doit être soumis à minima un mois auparavant ». Pas de chance. Les choses auraient-elles été plus fluides en respectant un tel délai ? Pas sûr, car : « par ailleurs au regard de la thématique que vous souhaitez aborder il est important qu’en tant qu’établissement d’enseignement supérieur nous nous placions dans une position de neutralité par rapport aux grandes thématiques sociétales et environnementales. Ainsi tout message d’ordre politique est systématiquement refusé dans les événements que nous organisons dans nos locaux ». Belle et rebelle la ville, mais supérieurement neutre, l’université.

Tout en admettant fort bien que la situation soit complexe, comment ne pas s’étonner de cette disgracieuse volte-face. Ainsi une AG visant à s’opposer à la réforme de retraite serait autorisée, mais une conférence-débat sur les bassines poserait problème. Les réserves de substitution seraient-elles devenues un sujet si sensible qu’il conviendrait désormais d’encadrer plus doctement les débats. Selon les termes du président « il serait intéressant de réfléchir à une table ronde sur cette thématique d’importance qui permette de confronter les points de vue et apporte des interventions scientifiques. Nous pourrions co-construire une programmation sur cette thématique dans le cadre d’une programmation scientifique rigoureuse, comme le font toutes les conférences scientifiques internationales et nationales ». En clair on refait le match, mais on change les équipes…

Des interventions scientifiques, une programmation scientifique et rigoureuse, des conférences scientifiques… les mots du président sont-ils bien adaptés au contexte. On pourrait presque entendre là une légère remise en cause des compétences et de la légitimité d’Anne Morwenn Pastier à s’exprimer sur le sujet. Rappelons que madame Pastier est diplômée de l’Université de Rennes1 avec une thèse de tectonique et hydrologie, qu’elle a enseigné deux ans en ATER à Rouen et s’est engagée dans un travail postdoctoral sur la modélisation des récifs coralliens au sein de l’équipe du Professeur Jean Braun du GFZ de Potsdam. Et pour finir de rassurer le monde universitaire, entre deux pâtisseries cette scientifique en titre fait aussi de la modélisation numérique et de l’analyse de données.

Sur une petite musique de contre-bassines…

AM.Pastier, bras et pensées croisés face à l’interdiction  - Reflets
AM.Pastier, bras et pensées croisés face à l’interdiction - Reflets

Toujours est-il qu’à l’heure dite, des étudiants, des particuliers, deux élus écologistes, un spécialiste de la pollution des océans par plastique, sont malgré tout venus assister à la conférence interdite. L’un des étudiants adhérents aux syndicat Solidaire-etudiants-es préviendra : « Le fait est que sur un plan pratique l’université ne veut pas… Donc on improvise une discussion comme ça entre nous sur la gestion de l’eau, on peut parler de ce qu’est une méga-bassine, on peut faire des prises de paroles, et puis si l’envie vient à quelqu’un de s’exprimer, par hasard un expert sur le sujet, pourquoi pas… ». Respectueuse de ce cadre réglementaire, mais surtout gênée dans l’exposé de son contre-argumentaire, A.M Pastier posera quelques bases géologiques du cycle de l’eau tout en restant en retrait de cette conférence-débat.

Etudiants, militants, inquiétants ?

Des étudiants qui parlent bassines : danger ? - Reflets
Des étudiants qui parlent bassines : danger ? - Reflets

Cette horde de jeunes étudiants soucieux de leurs lendemains finirait donc par devenir presque inquiétante. Nous leur avons demandé ce qu’ils pensaient de cette interdiction de débattre d’un sujet d’actualité au sein même de leur université. Ils nous ont répondu sans rien casser, sinon le moule de l’universitairement correct.

• « Mais ce problème concerne tout le monde, il n’y a rien de politique là-dedans ! Je ne comprends pas pourquoi nous ne pouvons pas assister à cette conférence. J’ai peur pour demain, j’ai peur pour mon futur, en fait j’ai l’impression que peu de monde se sent concerné, et j’ai besoin de plus d’infos pour militer et pouvoir en parler autour de moi ».

• « Moi ce qui m’inquiète, c’est la contrainte imposée aux étudiants… Ce week-end nous avons organisé une marche pour le climat, pas une grève, une marche, et pas en semaine, parce qu’on n’a pas le doit de faire grève quand on est boursiers. Si on vous sucre la bourse, on ne peut plus vivre, littéralement ! ». (NDLR : le droit de grève n’est pas à proprement parler interdit aux boursiers, mais le manque d’assiduité aux cours peut leur être reproché).

• « Nous avons une chance inouïe d’avoir une scientifique qui est qualifiée pour parler de ça, dans un cadre universitaire, c’est pour ça qu’on ne comprend pas la position de la présidence qui souhaite interdire cette conférence alors que ça touche un sujet extrêmement important, ça touche le climat, ça touche notre terre. Il n’y a aucune raison valable d’interdire cette conférence ».

• « C’est fou, nous avons même eu droit à une superbe comparaison, comme quoi si la présidence autorisait cette conférence, elle ne pourrait pas refuser l’accès à des groupes néonazis qui voudraient eux aussi en organiser !!!?? ».

• « J’ai déjà assisté à des conférences dans le cadre d’une écologie environnementale ; Valérie Masson-Delmotte ( est venue à la maison des étudiants pour s’exprimer sur l’urgence climatique. Il y avait d’ailleurs davantage de cols blancs que d’étudiants qui n’avaient presque pas été avertis, mais bon… Et là, aujourd’hui, nous n’avons pas le droit aux infos ? Pourquoi ? Une conf avec madame Delmotte cela doit faire beaucoup plus sérieux… ». (NDLR : Valérie Masson-Delmotte, paléoclimatologue française et coprésidente du groupe n° 1 du GIEC depuis 2015)

Et pendant ce temps-là, Florence Habets , hydroclimatologue, directrice de recherche au Centre national de la recherche scientifique et professeure attachée à l’Ecole normale supérieure, se désespère des moyens mis en œuvre pour lutter contre la sécheresse et appelle urgemment « à modifier profondément notre trajectoire  ».

Et pendant ce temps là, les maires de neuf communes du Var lèvent les autorisations de construire sur leur territoire et choisissent de ne plus délivrer de nouveaux permis plutôt que de ne pas réussir à fournir de l’eau à tous les habitants.

Et pendant ce temps là, le canal du midi demeure fermé à la navigation tant le niveau de l’eau est bas. Le lac de Saint-Ferréol alimentant le canal des deux-mers accuse un manque de 30% de sa capacité et le choix est fait de diriger la ressource vers le barrage-réservoir des Cammazes afin de prioriser l’accès à l’eau potable. Selon les responsables de VNF (voies navigables de France) de 60 % à 80 % de l’eau pompée dans le canal serait destinée à l’irrigation : « Il y a trente ans, on n’irriguait pas les vignes, mais avec le réchauffement et le manque d’eau les viticulteurs puisent de plus en plus dans le canal  ».

Et pendant ce temps là les pompiers de Grasse luttent déjà contre le vent et les feux de forêts. La sécheresse d'hiver avant les sécheresses d’été.

Mais pendant ce temps là, Emmanuelle Dubée, la préfète des Deux-Sèvres jette de l’huile sur le feu en spécifiant que les 16 réserves de substitutions des deux sèvres se construiront vaille que vaille. Sur l’antenne de France bleu elle se félicite « d’avoir une situation un peu plus favorable que dans les départements du Sud ». Elle assure (scientifiquement ?) que : « Même si ces réserves ne seront pas systématiquement remplies, l'eau qu'elles permettront de stocker améliorera sensiblement la situation dans les cours d'eau, dans les rivières et dans les nappes phréatiques, que ce soit en été ou en hiver, les études sont très claires sur ce point ». Enfin elle précise « aux collectifs Bassines Non Merci, les Soulèvements de la Terre et la Confédération Paysanne son intention d'interdire, sur les secteurs de Sainte-Soline et de Mauzé-sur-le-Mignon, les manifestations revendicatives visant à contester les projets de réserves de substitution prévues du 24 au 26 mars ».

Il ne manquerait plus que des étudiants militants s’en mêlent…

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