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Dossier
par Eric Bouliere

Bassines #2 : au tribunal des actes et des idées

Du droit, du devoir, et du pouvoir désobéir

Sept prévenus et deux procès. Deux audiences aux termes desquelles une loi sûre et écrite s’est appliquée sans trembler ni faillir. De celle qui se prononce code pénal en tête et sagesse sociétale sous le bras, Récit de quelques contrariants instants de justice…

Tribunal judiciaire de La Rochelle, le 5 janvier 2023 - © Reflets

Le premier procès s’est tenu le 5 janvier, au tribunal de La Rochelle en Charente-Maritime, le second a eu lieu le lendemain, à Niort dans les Deux-Sèvres. Deux prévenus à la barre d’un côté, cinq de l’autre, tous défendus par un même cabinet d’avocat. Les faits se sont déroulés dans un proche périmètre géographique, mais sur deux territoires juridictionnels distincts.

La justice des hommes pose des frontières, là où la nature n’en connaît pas. Le Marais poitevin, là où ont été commis les actes délictueux, se tient à cheval sur trois départements (Vendée, Charente-Maritime, Deux-Sèvres) et deux grandes régions de France (Nouvelle-Aquitaine, Pays de Loire).

La députée Clémence Guetté venue soutenir la cause des anti-bassines - Reflets
La députée Clémence Guetté venue soutenir la cause des anti-bassines - Reflets

Bien au-delà des chefs d’accusation principaux, c’est de la désobéissance citoyenne face à une nécessité écologique dont il aura été question au tribunal de La Rochelle. A chacun ses arguments, pour la partie civile : « Nous ne sommes pas là pour rentrer dans un débat politique et sociétal ».

Un argument partagé par le parquet : «L’état de nécessité ne peut pas faire litière de l’État de droit. C’est le rôle du législateur de décider de l’état de nécessité écologique ».

Du côté de la défense on souligne que « L’État ne fait pas grand-chose pour faire respecter ses propres règles ». Ses avocats rappellent que d’autres contestations plus lointaines se sont vues retoquées par les tribunaux « avant d’aboutir à l’Assemblée nationale, et parfois même des années après » (OGM, principe de fraternité, droit à l’avortement, droit au logement…).

Sur les bancs des accusés, deux prévenus, jeunes et militants, appelés à comparaître pour avoir saccagé la géomembrane d’étanchéité d’une bassine. Laquelle précisément ? Celle-ci ou une autre, qu'importe au fond puisque leur colère aurait tout aussi bien pût se diriger vers une autre cible. La dégradation s’est produite lors d’une manifestation réunissant plusieurs centaines d’opposants.

Il traine derrière ces deux-là un parfum d'assignation de Mauvaise réputation comme décrite par Brassens dans les années 50. Mais les braves gens n'aiment pas que, l'on suive une autre route qu’eux, martelait le moustachu sur les ondes radiophoniques après que la censure lui ait coupé le micro.

À cette même époque, un autre baladin découvrait que « l’amour est un bouquet de violettes », et bien évidemment le message passait beaucoup mieux. Le temps et les modes n’y ont rien changé, aujourd’hui encore un voyou cravaté paraît instinctivement plus respectable qu’un militant tout en baskets et en tignasse. Alors imaginez la scène dans un prétoire…

Deux dedans, deux cents dehors

Dehors, un bataillon de gendarmes ceinture le quartier et filtre les entrées. Face au tribunal les anti-bassines claironnent bruyamment. À une centaine de mètres de là s’organise une contre-manifestation initiée par les pro-bassines de la Coordination Rurale. Dedans, l’ambiance est infiniment plus lourde. Toutes les parties sont dans les starting-blocks, car chacun sait que tout peut se jouer d’un mot ou d’une d’attitude. Appelés à la barre, deux mauvais brigands qui osent se présenter à la cour tête haute et sans intention de faire acte de contrition.

Les anti-bassines rassemblés devant le tribunal de La Rochelle - Reflets
Les anti-bassines rassemblés devant le tribunal de La Rochelle - Reflets

Dès l’énoncé du réquisitoire, le procureur de la République tient à remettre les choses en ordre et les prévenus à leur place : « Laissez-moi vous dire que vous n’êtes pas Gandhi ! ». Il déplore le manque de courage de ces deux égarés qui souhaiteraient masquer leur délit derrière un rideau de silence. Il réfute tout autant l’argument de nécessité écologique qui, à ses yeux, prend ici valeur de mauvais prétexte. De militants convaincus de l’utilité de la désobéissance civile, voici les prévenus ramenés au rang de petits voyous calculateurs et pleutres. Cette réflexion était-elle indispensable pour convaincre, fallait-il appuyer de la sorte sur les mots qui blessent pour rendre justice ? Ou bien cela faisait-il partie d’un théâtral jeu de rôle permettant de respirer un peu avant de s’effarer du pire…

L’indignation pouvait en effet tout aussi bien verser vers d’autres attitudes. Ainsi ce solennel procureur avait-il conscience que de mâchouiller un chewing-gum façon John Wayne durant l’audience pouvait-être perçu comme un sérieux manque de savoir-vivre en société ? Les plus rigoristes argueraient sans doute que ce singulier détail n’est rien face au poids des accusations portées. Bien sûr. Mais gardons en tête que la bienséance et l’outrage peuvent varier en fonction du regard que la République pose sur ses symboles.

Niort, le second tribunal à être placé sous haute surveillance - Reflets
Niort, le second tribunal à être placé sous haute surveillance - Reflets

Le pire de la dérision interviendra le lendemain, lors de l’audience de Niort, où ce brave assesseur en âge de prendre une retraite bien méritée ne parviendra à retenir sa sieste d’après repas. Nul doute que sa clignotante attention durant l’audition des témoins lui fut d’un grand secours lors de la séance de délibération collégiale.

Mais autre cour, autre président, celui du tribunal de Niort ne mâche ni ses nerfs, ni ses mots. Dès les premières minutes de son intervention, on le découvre remonté et furieux comme un directeur d’école. Il fustige vertement l’un des prévenus qui a l’audace de grimacer un sourire de circonstance à la barre : « Cela vous fait rire ? Vous trouvez ça drôle ? ».

Une audience si fatigante qu’un assesseur s’endort…  - Reflets
Une audience si fatigante qu’un assesseur s’endort… - Reflets

Certes l’affaire est grave et rien ne prête à rire, mais cette correction d’avant sanction semble bien vaine. La gravité des peines encourues pouvait être réaffirmée tout aussi fermement, mais avec davantage de sobriété. Par deux fois, l’avocat de la défense signifiera à la cour que le procès pourrait s’avérer compliqué si les accusations venaient à se garnir d’une telle implication dans leur énoncé. Défense qui s’étrangle à nouveau lorsque le président déclare pouvoir se passer de l’intégralité du dossier d’enquête. Ce pavé de quelques milliers de pages est en effet le gros absent du procès.

Problème, il s’agit tout de même des conclusions d’une « longue enquête, sept gendarmes en surveillance, pendant trois à quatre mois » établissant la culpabilité de personnes choisies parmi « une dizaine d’autres », eux même identifiés parmi des centaines d’agitateurs. Sur les recommandations de l’avocat de la défense, la greffière sera urgemment chargée de rechercher ce dossier dans les placards du tribunal.

Oublions la forme, car le fond de l'affaire est infiniment important. Certains prévenus, en sus d’être suspectés d’avoir dégradé du matériel, doivent aussi répondre d’agressions physiques sur le personnel des forces de l’ordre. Vu sous cet angle, il s’avère difficile de réciter joyeusement du Brassens en déclarant que ce militant-là « ne fait pourtant de tort à personne, en suivant son chemin de petit bonhomme ». Raison pour laquelle il devient impératif que la faute des prévenus soit démontrée sans ambiguïté possible. Et au vu de ce qui est présentée comme une si « longue enquête » de surveillance, on pouvait s’attendre à ce que des preuves formelles et tangibles soient fournies pour juger de l’exacte culpabilité des accusés.

Accusé de quoi ?

Or, on s’étonne du peu de réactions de la cour lorsque l’avocat de la défense vient à se plaindre de la piètre qualité des photos, floues en l’occurrence, jointes au dossier pénal. Ces -preuves- lui paraissent somme toute un peu légères au regard des peines encourues et des quelques 560.000 € réclamés au titre du préjudice matériel. Alors accusés, oui, mais de quoi au juste? Serait-ce d’avoir fait borner son portable, d’être physiquement présent sur les lieux, d’avoir participé à la dégradation d’une bassine un peu, beaucoup, ou passionnément ?

Jamais les réquisitions ne s’attarderont précisément sur ce point. La bâche d’étanchéité a-t-elle été coupée et brûlée par celui-ci, par quelques-uns seulement ou par beaucoup d’autres ? À qui reprocher les faits, à celui-ci accroché à la barre ou à ces 200 autres qui scandent leur colère au dehors ? Dans le doute, la justice Rochelaise a mis son jugement en délibéré au 2 mars.

Un tricorne, une basket, un tatouage

Se peut-il alors que d’autres clichés, d’autres prises de vues aériennes, d’autres vidéos soient à même d’identifier formellement les auteurs des dégradations. Peut-être, mais dans ce cas où sont donc archivées ces autres certitudes ? La question se pose dès lors que le président signale que toutes les vidéos ne lui ont pas été transmises. Les parties prenantes seront donc amenées à se forger une conviction sur le départ d’un jet de pierre et sur son arrivée au visage d’un gendarme. Ne manquerait-il pas un morceau du film entre ces deux séquences ?

L’avocat de la défense dénoncera la désinvolture avec laquelle l’un des prévenus aurait été identifié : « Des baskets de marque ASICs sont-elles aussi rares sur le marché ? ». Il s’interroge également sur le fait qu’un des accusés ait été signalé comme étant la seule personne racisée présente sur les lieux. Ce qui selon lui reste à prouver au vu du nombre de manifestants non identifiés ce jour-là.

Enfin, ce sera sans trop de difficultés qu’il lèvera les soupçons portés sur un individu au corps musculeux, portant chapeau tricorne et un tatouage très reconnaissable sur le bras : le prévenu en question présente une constitution plutôt frêle et ne porte aucune marque distinctive sur le bras. En conséquence de quoi, lui sera relaxé.

Mais si la justice abandonne aussi facilement les poursuites en relaxant celui-ci, que penser de la valeur des accusations lancées à l’encontre de tous les autres...

Pourquoi ce jeune homme se trouvait-il assis là aux termes d’une enquête détaillée et si bien menée ? Le verdict tombe, les quatre prévenus seront condamnés à des peines de prison allant de 2 à 6 mois, assorties d’un sursis probatoire.

Du partage de l’eau et des idées sur la toxicité des pesticides  - Reflets
Du partage de l’eau et des idées sur la toxicité des pesticides - Reflets

Selon les affinités, les avis ou les envies, ceux-là seront jugés plus ou moins coupables ou plus ou moins innocents. Du mauvais La Fontaine. Qui à précisément commis quoi ce jour-là, qui se trompe, qui compose, autant de questions qui apparemment resteront sans réponses.

Rappelons qu’il y a peu, le porte-parole de la Confédération paysanne fut sanctionné d’un 1 € symbolique sur une accusation de vol aggravé pour avoir lui aussi dégradé une bassine. Ce qui est heureux pour lui, mais qui laisse entrevoir une possible et étrange disparité des jugements.

Le déroulé de ces premiers procès laisse un goût amer de partialité dirigée à l’encontre des opposants anti-bassines. On peut hélas redouter que d’autres suivent tant le dossier s’envenime. Et sur ce terrain-là, il est une constante qui échappe à toute forme de justice : la violence entraîne la violence. Une manifestation annoncée comme internationale est prévue le 25 mars prochain.

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