Journal d'investigation en ligne et d'information‑hacking
par Julien Mucchielli

Au tribunal de Paris, le petit Noël du crack

Les crackheads dormiront en prison pendant les JO

Vendredi 22 décembre 2023, au tribunal de Paris, une audience de comparution immédiate. La moitié des prévenus sont jugés pour de la revente de crack. Ils vivent tous dans la misère et dormiront tous en prison le soir-même, car les infractions liées au crack sont plus sévèrement réprimées que celles liées aux autres produits stupéfiants.

Palais de justice de Paris - © Reflets

Le choc carcéral, c’est l’effet qu’une première incarcération produit sur un détenu : de l’angoisse, un abattement dépressif, une altération du rapport à soi-même. Il se produit au début de la détention et dure quelques jours, pendants lesquels le risque de suicide est au maximum. C’est pour cela qu’il existe un « quartier arrivants » où les détenus sont parqués, le temps que le choc éventuel passe, avant d’être placés en détention classique.

C’est un «choc carcéral dont Monsieur a besoin», dit le procureur dans son réquisitoire contre un prévenu en récidive. Parce que dans l’esprit du procureur, ce « choc carcéral » est une bonne chose, c’est même tout à fait positif, ça fait comprendre la vie, ça aide à distinguer le bien du mal et à faire en sorte de ne plus troubler l’ordre public par la commission de délits. Après ça, on avance, et ce jeune majeur qui vient de prendre quatorze mois de prison ferme a bien besoin d’avancer.

Choc carcéral pour Monsieur, qui redescend dans les geôles du tribunal pour être aussitôt remplacé par Daouda, 21 ans, déjà bénéficiaire de plusieurs chocs carcéraux et qui n’a pas avancé malgré l’aubaine de ce choc offert systématiquement par la justice aux personnes qui, comme Daouda, ont à voir avec le crack.

Le soir venu dans le quartier de Stalingrad à cheval sur les 10e et 19e arrondissement, des grappes d’hommes se forment au bord du canal, dans les coins de la place de la Rotonde, sous le métro aérien de la ligne 2. Il y a des tentes, des soupes populaires que la préfecture a interdites pour « réguler » les attroupements de SDF et de migrants, et les crackheads qui sont souvent des étrangers, des SDF, des migrants eux aussi.

Le crack est un fléau qu’il faut sévèrement réprimer,

C’est le cas de Daouda, les mains croisées sur un large sweat blanc siglé XV de France, rétif à embrasser la version du tribunal énergiquement synthétisée par la présidente ; deux jours plus tôt, Daouda s’est fait interpeller par la police qui avait mis en place une surveillance de la zone pour y observer les transactions et interpeller les vendeurs de crack.

D’abord, la police repère un groupe de personnes « présentant les stigmates des consommateurs de crack », puis surveillent. Un homme s’approche d’un autre, qui tourne la tête et crache quelque chose dans sa main, qu’il remet au premier, qui s’éloigne. Un deuxième homme s’approche, même manœuvre, un troisième, après quoi les policiers surgissent de leur cachette, les toxicomanes détalent, sauf deux : Daouda et son client, pensent-ils. Le second a une dose et ne dénonce pas Daouda, ce dernier n’a pas de crack mais 534,19 euros sur lui, le fruit de la revente du crack, disent-ils. Il nie tout en garde à vue ; au tribunal la présidente lui demande :

Qu’est-ce que vous nous dites aujourd’hui ?

Je conteste les faits, je n’étais pas là-bas.

– _Ah ! Carrément ! Vous n’étiez pas là-bas. _

Je confirme.

C’est à dire que vous n’étiez pas là où ils disent vous avoir interpellé.

Non, j’ai été interpellé du côté de Marx Dormoy.

Quand ils disent que plusieurs personnes viennent vous voir et faire des échanges, c’est faux ?

Je n’étais pas à Stalingrad, peut-être m’ont-ils confondu.

La présidente feuillète le dossier et découvre des photos de la vidéosurveillance.

Donc là, vous dites que ce n’est pas vous ?

Non.

Et l’argent, il vient d’où ?

Il y a 300 euros de gains issus de paris sportifs, et le reste de mon travail.

En général, les personnes à la rue conservent sur eux tout ce qu’ils possèdent.

Ce dialogue prend place dans une salle d’audience du 6e étage du tribunal judiciaire de Paris, une pièce banalement rectangulaire, pourvue d’un large bureau pour le tribunal, d’une estrade pour le procureur, de strapontins pour les avocats et d’un box non vitré pour les prévenus. Sa principale caractéristique est sa blancheur générale et pour ainsi dire quasiment intégrale, non une blancheur laiteuse de palais de marbre, mais une blancheur d’hôpital, d’aéroport moderne scintillant, ce que rappellent les escalators innombrables qui parcourent le hall immense, comme des diplodocus dans la savane. Et donc, un prévenu sans crack sur lui réfute être un dealer de crack, mais les magistrats ne le croient pas, parce qu’ils croient les policiers et le casier judiciaire (qui sera évoqué plus tard, mais que procureur et juges connaissent déjà).

Pourtant, Daouda, positif à la cocaïne car consommateur de crack, était venu s’approvisionner, dit-il. Pas revendre. Il est poursuivi pour détention, acquisition, transport, offre ou cession mais n’avait aucun produit stupéfiant sur lui. Son lieu d’interpellation est situé à 12 minutes à pied du lieu des transactions observées par les policiers, et la vidéosurveillance, d’après son avocate montre un homme en doudoune («elle est où la doudoune ? » s’égosille l’avocate en montrant son client en sweatshirt). Peu importe, dit le procureur, le crack est un fléau qu’il faut sévèrement réprimer, et plutôt que de faire une démonstration, il dit simplement : « Monsieur s’enferre dans une dénégation absolument creuse, car il finit par nous dire que ce n’est pas lui sur les vidéos où on l’identifie clairement. » Apparemment, la présence du prévenu sur les images de vidéo surveillance est irréfutable, puisque le tribunal condamne Daouda, quatre condamnations pour stup’ au casier, aux deux ans de prison ferme requis, ainsi qu’à une interdiction du territoire français pendant dix ans (le maximum prévu par la loi).

« Ils m’ont giflé, m’ont mis un coup de pied»

En fait, la décision interviendra plus tard, après la suspension d’audience. Pour l’heure, Daouda est redescendu en cellule et le tribunal enchaîne avec un autre dossier de crack qui concerne un Monsieur D., congolais de 33 ans affublé d’une interprète car il ne parle que l’anglais, et qui coupe la parole de la présidente pour l’informer que …

Je ne veux pas répondre à vos questions.

Ah d’accord, vous pouvez changer d’avis. Vous êtes en procédure de comparution immédiate, souhaitez-vous êtes jugé aujourd’hui ou préférez-vous un délai pour préparer votre défense ?

Vous choisissez vous-même.

Je ne peux pas Monsieur. Si vous ne dites pas vous-même on considèrera que vous n’acquiescez pas et on devra renvoyer le dossier.

Aujourd’hui, alors. 

Comme le dossier précédent mais tout au bout de la nuit, à 6h30, des policiers ont cueilli un groupe de personnes présentant les « stigmates des consommateurs de crack ». « Un individu a attiré leur attention, et cet individu, c’est vous Monsieur », qu’ils ont vu faire des transactions, tenir un sac en plastique contenant des cailloux blanchâtres, que Monsieur D. planque dans son pantalon, au niveau de l’aine, quand les policiers lui tombent dessus. 120 galettes de cracks pour un total de 18 grammes. Deux autres galettes, 5,82 grammes. Monsieur D. conteste en garde à vue et devant le tribunal :

J’étais venu acheter de la Poliakov pour 5 euros, ils m’ont vu mais je ne faisais aucun business.

Et tout ce crack, c’était pour quoi faire ?

J’ai une addiction, c’est le crack qui était au vendeur et qu’il a jeté quand ils l’ont interpellé.

Mais pourquoi ne pas l’avoir dit tout de suite ?

Quand ils m’ont emmené au poste de police, ils m’ont giflé, m’ont mis un coup de pied, j’étais en colère et je ne voulais plus parler.

Pourtant vous avez parlé pas mal. Vous dites juste que vous ne savez absolument pas qui vous avait mis ça dans le caleçon. Vous répondez à toutes les questions, mais vous ne dites pas ça. 

En situation irrégulière, il dort sous une tente dans le quartier de Rosa Parks, a été poignardé dans la rue en 2021, souffre de plusieurs addictions et mendie pour les nourrir et se nourrir. Une condamnation à de la prison avec sursis pour avoir calotté un contrôleur sur un quai de gare en région Champagne en 2021.

Le procureur épargne au tribunal son laïus sur la «dangerosité du trafic de crack qui prolifère et s’agissant notamment de la misère que cela génère », et s’appuie sur la quantité importante de produit retrouvé sur le prévenu (« de quoi intoxiquer plus de 100 personnes ! ») pour demander vingt mois de prison avec mandat de dépôt, ainsi qu’une interdiction du territoire pendant dix ans.

Pendant que son avocate plaide, les deux prévenus suivant prennent place dans le box. Ils ont l’air contents d’être là, au chaud. Celui avec une doudoune Northface se souffle dans les mains jointes, et l’autre porte un regard curieux sur la multitude affalée sur les bancs de la salle d’audience, notamment ce paquet de collégiens qui attend les vacances en prenant des notes (pour les plus valeureux) et en se faisant rappelés à l’ordre par les policiers lorsqu’ils sortent leur portable (pour la plupart), car c’est interdit. « Le portable est interdit », c’est pratiquement l’unique phrase que les policiers debout au fond de la salle prononceront dans l’après-midi.

Pendant qu’elle tente de démontrer que ce n’est qu’un simple consommateur qui ne mérite pas vingt mois de prison (en vain, il sera condamné à cette peine), on devine à leur allure que les deux prévenus suivant ne sont pas là pour autre chose, et que décidément, c’est une journée thématique.

Un quasi quinqua et un jeunot, les suivants. Crack. Détention, offre ou cession. Le premier veut être jugé maintenant, le second répond : « une autre fois, car je ne me sens pas bien aujourd’hui. » Le renvoi est de droit, mais le tribunal doit statuer sur la mesure de sûreté : détention provisoire, contrôle judiciaire ou liberté ? On se pose un temps la question de disjoindre les deux cas, mais le procureur juge cela impossible: « c’est un dossier un peu plus complexe que les précédents, un trafic dans lequel les deux ont tenu un rôle spécifique », alors il faut les juger ensemble. La présidente est d’accord, l’avocate n’a pas d’observation.

Les deux sont suivis par la même association, qui les héberge quand elle le peut. Le premier est arrivé en 2019, est addict au crack et n’a pas d’emploi. Le second est arrivé en 2021, s’est mis à toutes les drogues pour « oublier ses soucis », principalement le VIH et l’hépatite B pour lesquels il est traité à l’hôpital Bichat.

Le procureur demande évidemment leur placement en détention provisoire. En dernier mot, le premier embraye sur un monologue d’excuses, puis son compère, très concentré sur les mots qu’il va prononcer, dit à son tour :  « Je vous demande de m’excuser. Je suis malade, j’ai tellement de traumatisme dans ma tête. » Il parle les mains sur la poitrine. La présidente l’interrompt : « d’accord, d’accord, d’accord ». Ils attendront l’audience du 1er février en prison.

«Je regrette, tout simplement. »

Interlude. Au fond de la salle, derrière les collégiens, un homme se lève timidement en entendant son nom. Il s’avance à la barre. Il s’appelle Djibril, il a 23 ans et n’a rien à voir avec le crack. Il comparaît libre après le renvoi de son procès lors de la première audience. Détention de 16 grammes de cannabis et de 10 bonbonnes de cocaïne (10 grammes), 3.930 euros en espèces trouvés lors d’une perquisition le 7 novembre dernier, dans une chambre anciennement occupée par son frère. Les produits et l’argent étaient dans une sacoche appartement à Djibril.

Pour être honnête, dit la présidente, je n’ai pas très bien compris ce que vous reconnaissez et ce que vous ne reconnaissez pas.

Les produits ne sont pas à moi. Je les ai pris mais ils ne sont pas à moi.

C’est-à-dire.

Pour régler une dette, j’ai récupéré les bonbonnes.

Vous deviez en faire quoi ?

Je devais les livrer, mais pour le coup je ne les ai pas livrés.

Vous les aviez depuis combien de temps ?

Pas longtemps.

Vous l’aviez depuis combien de temps cette dette ?

Depuis la fin du mois d’octobre.

Comment vous l’avez contractée ?

J’avais dit aux policiers que c’était par rapport à une voiture, mais c’est pas ça, c’est par rapport à un jeu de hasard.

C’est à dire.

J’ai joué, j’ai perdu.

Si vous avez perdu l’argent, vous n’avez pas de dette.

Je n’avais pas toute la somme sur moi.

Donc vous avez perdu de l’argent que vous n’aviez pas. »

La présidente peine à réfréner son hilarité, elle en glousse presque. C’est très visible qu’elle ne croit pas un mot de ce que dit le prévenu. Elle reprend néanmoins :

Votre ligne a servi à faire un envoi massif de messages. Ce n’est pas vous ?

Non, c’est pas moi. C’était pour régler ma dette, je sais pas si vous avez compris.

Là, non.

Ok j’ai envoyé les messages, mais c’était pour régler ma dette.

D’accord. »

On reproche également à Djibril le refus de donner la convention secrète de déchiffrement, c’est à dire le code de son téléphone.

Et les 3.930 euros ?

Ils ne viennent pas de la drogue, rien à voir.

Rien à voir.

Ils viennent de la mission locale et de travaux au noir.

Et donc vous vous êtes pas dit que vous alliez l’utiliser pour rembourser une part de vos dettes ?

Je n’y ai pas pensé.

C’est très étonnant.

Oui.

Vous vous êtes dit que vous alliez livrer de la cocaïne, plutôt ?

— …

Et donc vos codes de téléphones ?

Ce sont mes données personnelles.

Oui, c’est le principe.

– …

Est-ce que vous voulez nous dire autre chose ?

Juste que j’aurais pas dû récupérer les bonbonnes de cocaïne, je regrette.

Vous regrettez parce que vous vous êtes fait attraper ou parce que ça génère de la violence, des règlements de compte, de l’insécurité … c’est quoi la raison de votre regret ?

Je regrette, tout simplement. »

Requis : quatorze mois dont six mois fermes, aménagés par le tribunal sous forme d’une détention à domicile sous surveillance électronique. Pour le reste, un sursis probatoire avec une obligation de soins et de travail.

L’avocat réveille la salle d’un coup. Un collégien ouvre grand les yeux, paniqué, alors qu’un autre paraît sidéré d’entendre un homme parler aussi fort. Ses phrases sont ampoulées et plein de tiroirs, mais en gros, il est d’accord avec le procureur. Son objectif est d’éviter la prison à son client. « Merci pour la modération de vos réquisitions », lui glisse-t-il avant de partir.

Peine prononcée : un an ferme, sans mandat de dépôt, la peine sera aménagée par un juge d’application des peines (JAP). La présidente agite une feuille - promesse d’embauche fournie par le prévenu : « Le tribunal s’étonne qu’on commence un travail le jour de Noël. Je ne sais si c’est dans votre intérêt qu’on transmette ce document au JAP, vous voyez ?» Elle lui fait un clin d’œil. Djibril n’a pas tout compris. Les plombiers travaillent le 25 décembre.

« Il a dit ‘raciste’ ? Moi j’ai entendu ‘raciste’ »

Dans le box, vient d’entrer le dernier prévenu de la journée, capturé la veille sous le métro aérien par la sûreté régionale des transports d’île de France, la même brigade que dans les trois autres affaires de crack, qui après avoir patiemment observé le manège des dealers et des acheteurs, a fondu sur le jeune gabonais. L’homme dans la panique a craché ce qu’il avait dans la bouche, il a mitraillé le trottoir avec les 28 cailloux, 7,62g de crack logés contre la gencive et expulsés au sol au moment où les policiers lui tombaient dessus. Il a 429,05 euros sur lui, de la cocaïne dans le sang, pas d’adresse et 19 ans.

Qu’est-ce que vous nous dites aujourd’hui ?

C’était pour ma consommation.

Pourquoi vous avez tout ça dans votre bouche ?

Pour pas que la police m’arrête.

Pourquoi vous restez sur ce secteur ?

Je n’ai nulle part où dormir.

Vous pouvez pas vous décaler plutôt que de rester pile sur le secteur ?… 

Et c’est déjà le moment de passer à la personnalité du prévenu, c’est-à-dire à son casier judiciaire : 5 condamnations depuis 2021, dont 4 pour trafic de stupéfiant. La dernière fois, il a pris quinze mois fermes, et après un rapide calcul, le procureur « je ne vous répète pas les ravages du crack » demande trente mois, soit le double de la fois précédente, ainsi que dix ans d’interdiction du territoire.

Pétrie d’espoir, l’avocate tente de donner forme humaine à son client, plutôt renfrogné dans un coin de son box. « Quelle est son histoire ? Arrivé ici à l’âge de dix ans après le déchirement indescriptible qu’a été le fait de quitter sa famille. Regardez sa première peine, c’est de la prison. C’est sûr que quand on a un marteau comme seul outil, tout problème ressemble à un clou », elle lance cette phrase certes inutile, car l’issue ne fait aucun doute, c’est toujours de la prison ferme pour les vendeurs de crack, mais l’avocate se dit qu’elle a un rôle à remplir et une liberté totale d’expression dont elle doit se servir, et que ce sarcasme colle parfaitement à l’attitude du parquet, qui tape sur chaque toxicomane, la politique pénale est assumée et les jeux olympiques approchent, et plutôt que trente mois, le tribunal décide de prononcer trois ans contre le jeune homme farouche, et une interdiction du territoire de dix ans.

Le prévenu reste un instant interdit, sans réagir à la pichenette du policier sur son épaule qui lui indique la sortie, sans réagir non plus à la petite secousse qui l’informe qu’il est temps d’y aller. Il s’anime d’un coup et insulte le tribunal. Un assesseur fait les gros yeux : « Il a dit ‘raciste’ ? Moi j’ai entendu ‘raciste’. » La présidente semble hésiter à réagir, puis lève l’audience.

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