Journal d'investigation en ligne et d'information‑hacking
par Clément Detry

Au sud-ouest du Mexique, une poudrière appelée Guerrero (1/2)

Un taux d’homicides volontaires multiplié par trois depuis 2004

La guerre contre le narcotrafic a fragmenté les cartels et fait de l’Etat du Guerrero un mouroir, au taux d’homicides digne d’une zone de guerre conventionnelle.

En périphérie rurale d’Acapulco, Mexique, la police communautaire veille sur le fleuve Papagayo, qui attire les convoitises des exploitants de gravier.
En périphérie rurale d’Acapulco, Mexique, la police communautaire veille sur le fleuve Papagayo, qui attire les convoitises des exploitants de gravier.

En mai 2017, un institut de recherche londonien sur les conflits armés présentait la guerre de la drogue du gouvernement mexicain comme le deuxième conflit le plus meurtrier au monde en 2016, après la Syrie. L’âpre débat entre spécialistes sur la méthodologie du document a finalement obligé l’Institut international d’études stratégiques (IISS) à revoir sa copie .

Le gouvernement mexicain est intervenu dans la discussion, déclarant que « ni l’existence de groupes criminels, ni le recours aux forces armées pour maintenir l’ordre dans le pays ne constituent une raison suffisante pour évoquer l’existence d’un conflit armé non international au Mexique » . Plusieurs autres juristes se sont employés à démontrer qu’au sens du droit international humanitaire, le pays n’est pas en guerre.

En guise de contribution à ce débat, Reflets propose une étude du cas du Guerrero. Au sud de la côte pacifique mexicaine, cet Etat qui a connu un âge d'or touristique grâce à Acapulco voit aujourd'hui de multiples organisations criminelles issues de grands cartels décapités par le gouvernement se disputer des territoires par milices citoyennes interposées. Les enjeux, longtemps limités au contrôle de la production et du transit de l'héroïne, se sont progressivement diversifiés, englobant le juteux négoce de l'extorsion des compagnies minières.

La catastrophe humanitaire du Pentagone de l'opium

Dans la « narco-géographie » locale, Iguala, célèbre site de la disparition de 43 étudiants et de l'assassinat de six autres dans la nuit du 25 au 26 septembre 2014, ainsi que quelques autres municipalités du district Nord du Guerrero, forment l’un des côtés, situé à l’intérieur des terres, d’une figure géométrique appelée « Pentagone de l’opium » . Entre 40 et 60 % du pavot du Mexique - deuxième producteur mondial de la plante après l’Afghanistan - est aujourd’hui cultivé dans cet étroit périmètre. De l’autre côté du Pentagone, la côte Pacifique, à partir d’Acapulco au sud jusqu’au district de Tierra caliente au nord. La bien nommée « Terre chaude » se partage entre les Etats du Guerrero et du Michoacan, où opèrent des groupes d’autodéfense légalisés par le gouvernement fédéral.

Selon Abel Barrera Hernandez, du centre de défense des droits humains Tlachinollan, les seize municipalités du district Nord et les neuf municipalités du district Tierra caliente sont l’épicentre de la guerre entre cartels du Guerrero. D’après les dernières données disponibles, la quasi-totalité de ces agglomérations font face à des taux d’homicides volontaires supérieurs à 100 pour 100 000 habitants.

Policiers communautaires à Acapulco - Eduardo Blas
Policiers communautaires à Acapulco - Eduardo Blas

Le lauréat du prix Robert F. Kennedy des droits de l’homme explique la catastrophe humanitaire de ces deux districts par la présence de trois puissantes organisations criminelles : Les Guerreros unidos (accusés des 43 enlèvements d’Iguala), El Tequilero et la Familia Michoacana. Il affirme que celles-ci sont engagées dans une « lutte à mort » pour ce secteur du Pentagone de l’opium. Il décrit ainsi les répercussions de cette lutte sur la population : « Là où l’un des groupes arrive à s’établir, il impose le pouvoir du sang, enlevant et assassinant massivement la population autrefois soumise à un autre cartel ».

La traque autoorganisée du Ben Laden mexicain

La commune de San Miguel Totolapan, district de Tierra Caliente, a vécu pendant trois ans la terreur du parrain local El Tequilero et de ses sbires appelés les Tequileros (au pluriel). Le surnom éminemment mexicain du criminel proviendrait de son village d’origine, La Gavia, où se cultive un ingrédient de la tequila appelé l’agave.

!Vallée Galeana, commune d’Arcelia, Tierra caliente, Mexique.

Son groupe s’est séparé de Familia Michoacana et a arraché la commune à cette dernière à la suite de la capture de l’ancien chef local de la Familia, El Pony, par la Marine en 2014 . Le taux d’homicides volontaires, au plus fort du conflit fin 2017, y était supérieur à 150 pour 100 000 habitants. La blogueuse locale Alexia Barrios [compte Twitter @AlexiaIncomoda, près de 10 000 abonnés] décrit en ces termes le calvaire des habitants :

« Le Tequilero et sa clique ont enlevé et assassiné beaucoup de paysans modestes pour s'emparer de leurs terres et de leur bétail. Les terres des déplacés se répartissent ensuite entre eux et les compagnies minières ».

Le Tequilero, Raybel Jacobo de Almonte de son vrai nom, fait partie de ces criminels vivant en grande partie de l’extorsion. Il se serait enrichi et aurait acquis la force de frappe nécessaire à une guerre avec la Familia en extorquant systématiquement les travailleurs modestes : enseignants, paysans et petits commerçants. Selon la blogueuse qui enquêté sur son empire, le moindre « petit magasin du coin de la rue » lui devait une commission pour « chaque morceau de pain vendu » .

La population s’est soulevée en décembre dernier, séquestrant une vingtaine de guetteurs présumés du groupe, une représentante locale du Parti révolutionnaire institutionnel (PRI, au pouvoir dans la région), et surtout la mère de Raybel Jacobo de Almonte. La crise des otages de San Miguel Totolapan a été résolue par la médiation du gouvernement régional entre la population et El Tequilero en personne. Ce dernier, afin de pouvoir revoir sa mère, a dû relâcher un autochtone qu’il venait de faire enlever.

La représentante du PRI est restée un temps captive après les négociations, les insurgés exigeant l’arrestation immédiate du Ben Laden mexicain, caché dans les montagnes au milieu des champs de pavot. Le Mouvement pour la paix et la justice à San Miguel Totolapan, soupçonné d’être soutenu par la Familia Michoacana, a distribué des armes dans tous les villages de l'agglomération. « Abattez le Tequilero, et notre mouvement cessera d’exister », promettait son porte-parole Javier Dominguez.

Narco-insurrection contre le gouvernement fédéral

Ulises García, policier communautaire de la CRAC-PC, tué dans un conflit entre milices à Acapulco début 2018 - Eduardo Blas
Ulises García, policier communautaire de la CRAC-PC, tué dans un conflit entre milices à Acapulco début 2018 - Eduardo Blas

Dès lors, le gouverneur demande alors aux autorités fédérales dꞌintervenir pour désarmer les citoyens belligérants. En mai 2017, plus de mille militaires et trois cents policiers fédéraux occupent San Miguel Totolapan. S’en est suivie une véritable « narco-insurrection » à grands coups de blocages routiers et incendies de véhicules de transport public, des journalistes ont été rackettés et des policiers séquestrés jusqu’à leur évacuation en hélicoptère.

Les habitants, plus visibles sur les barricades que les _sicarios _de la __Familia, ont apporté un vernis civil et citoyen au soulèvement, se disant exténués dꞌavoir tant attendu une quelconque réponse de lꞌEtat. A lꞌarrivée des soldats dans le centre-ville, on écrit dans les médias locaux que « presque toutes les rues sont bloquées » et que les soldats sont accueillis par des jets de pierre. Pour les manifestants, lꞌarmée est venue trop tard. « Pourquoi viennent-ils maintenant alors que cela fait huit ans quꞌon appelle au secours ? », déclare une habitante. Sa revendication : lꞌarrestation « immédiate » du Tequilero et la « libération » du centre-ville.

Un reporter dépouillé de son voiture et de son équipement par des « citoyens » armés d’AK-47 et de lances-grenades raconte que « tous les commerces étaient de mèche, refusant de nous vendre la moindre bouteille d’eau ». « La Familia a saisi l’occasion pour déployer sa puissance, forçant le revirement des gouvernements régional et fédéral ». Quatre agents du Parquet fédéral, envoyés deux mois plus tard pour arrêter le Tequilero, ont été abattus les hommes de ce dernier dans le village aujourd’hui désert de La Gavia.

!Au Mexique, sur la côte de l’Etat du Guerrero, certains policiers citoyens sont issus de communautés afro-mexicaines.

Cris, bains de sang, et exploitations minières

Si le Guerrero était reconnu comme un État souverain, il serait le troisième pays en paix le plus violent du monde après le Honduras et le Salvador (d’après une comparaison des taux d’homicides volontaires sur 100 000 habitants).

On tue tous les jours non seulement à Acapulco, mais aussi à Chilapa de Alvarez et Iguala de la Independencia, des villes de moins de deux cents mille habitants. San Miguel Totolapan était une ville de 25 000 habitants avant se vider de la moitié de sa population au cours des dix dernières années.

Chilapa - la cara miserable de la muerte from Prometeo Lucero on Vimeo.

Les plaines et les montagnes du Guerrero sont émaillées de dizaines de villages fantômes dont les anciens habitants sont venus grossir les rangs des déplacés, au sujet desquels le gouvernement ne tient aucune statistique. Selon le Centre Morelos de défense de droits humains, ils sont huit cents cas de déplacés issus de la seule municipalité de Chilapa en 2017.

Le collectif des Autres Disparus d’Iguala, en juillet 2017, a dû interrompre ses recherches de personnes disparues devant l’obstruction du Parquet fédéral, après avoir trouvé 170 fosses clandestines dans le seul district Nord. Autrefois cité balnéaire de classe mondiale et source d'inspiration pour de nombreux cinéastes et écrivains, Acapulco se dispute à présent avec San Pedro Sula, au Honduras, le titre de deuxième ville la plus violente du monde.

Tout comme en Amérique centrale, cette violence ne dissuade pas les compagnies minières transnationales, auxquelles plus de 20 % du territoire régional a été octroyé en concessions. Ces dernières continuent à miser sur d’immenses ressources en or, argent, cuivre et zinc, promettant plus d’un milliard deux cents millions de dollars d’investissements dans la région d’ici à 2020.

Il est pourtant des zones, comme à San Miguel Totolapan et dans les environs, où l’activité minière a fortement ralenti à cause du facteur criminel. La Familia Michoacana, avec la chute du Tequilero, y a étendu son règne, monopolisant les « droits d’extorsion » des complexes miniers exploitant l’or et l’argent. La grande mine de Campo Morado, qu’opérait la compagnie belge Nystar, a fermé temporairement puis été mise en vente en avril 2017. En défenseuse de l’environnement à son insu, la Familia lui avait extorqué plus d’un million de dollars. Pour exploiter la mine de Temixco, l’entrepreneur argentin Carlos Ahumada aurait été poussé à passer un pacte d’associés avec un chef criminel de cette même organisation.

!Le Mexique, pays truffé de concessions (minières).

L’édition mexicaine de Forbes mentionne la « persévérance » du patron de la junior minière canadienne Torex Gold, Fred Stanford, qui extrait l’or de Cocula, près d’Iguala. Accablé par les extorsions et les enlèvements à répétition de ses employés, M. Stanford met en scène sa résistance à l’adversité, se présentant à la presse d’affaires comme un « casseur de pierres dans l’âme » pour qui « renoncer n’a jamais été une option ». Le persévérant et pragmatique entrepreneur, au demeurant, est en contrat pour toutes ses livraisons d’équipement et de matières premières avec une seule entreprise de transport marchand, liée à la Familia.

La cruauté du Tequilero envers les franges les plus modestes de la population, de toute évidence, s’est expliquée par le monopole que maintient la Familia sur l’extorsion des compagnies minières. La reprise de l’activité minière régionale à partir de 2016, après plusieurs années de déclin, est directement en rapport avec le bon vouloir de la criminalité organisée.

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