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par drapher

Affaire Bluetouff, Loi renseignement, Snowden, Wikileaks : the big picture

Il y a plusieurs manières d'envisager des événements qui n'ont aucuns rapports directs visibles entre eux mais se concentrent sur des sujets similaires, ou tout du moins parallèles. La première est de traiter chacun d'entre eux séparément et de faire les constats qui s'imposent.

Il y a plusieurs manières d'envisager des événements qui n'ont aucuns rapports directs visibles entre eux mais se concentrent sur des sujets similaires, ou tout du moins parallèles. La première est de traiter chacun d'entre eux séparément et de faire les constats qui s'imposent. C'est le cas des révélations de Wikileaks, puis celles d'Edward Snowden, qui sont le plus souvent orientées dans un cadre géopolitique, avec comme leitmotiv la puissance américaine sans limite, et sa capacité à se mettre hors-la-loi, si elle l'estime nécessaire. Aux politiques de s'indigner poliment, aux journalistes de pointer la réalité des écoutes et de la surveillance de l'administration Obama, aux citoyens de conspuer les acteurs ce ces affaires… et les vaches numériques sont bien gardées. Puis vient la Loi renseignement, en France. Et la confirmation en Cassation de la décision de la Cour d'appel à l'encontre de Bluetouff. Si bien entendu toutes ces affaires n'ont pas autant de poids les unes que les autres, elles sont néanmoins des sortes de bornes, d'une époque qui… change. Radicalement.

Le grand verrouillage mondial est en cours

Lors de la diffusion de la vidéo "Collateral Murder" par Wikileaks, en 2010, personne n'aurait pu imaginer que 3 ans plus tard on apprendrait que les communications de la planète étaient intégralement surveillées par la NSA. Puis, que la France ferait voter une loi de surveillance de masse d'Internet. Que les lanceurs d'alerte seraient pourchassés par des Etats dits "de droit", comme de vulgaires criminels, (et certains, comme Manning, enfermé pour 35 ans) alors que ce sont ces mêmes lanceurs d'alerte qui dénoncent des crimes d'Etat.

Ce principe de "tuer le messager" est désormais la règle. Et l'affaire de Bluetouff et des fichiers de l'ANSES en est une parfaite illustration. Cet article de blog est éclairant, puisqu'il résume de façon claire et simple la dite affaire. Il dénonce aussi les commentaires absurdes et totalement débilitants de pseudo-analystes de la "chose internet" et du "droit qui en découlerait (selon eux) — analystes qui en viennent à raconter n'importe quoi.Comme comparer le réseau avec des maisons, avec plein d'éléments du monde physique, pour essayer — de façon assez minable, il faut bien le dire — de démontrer une atteinte envers l'ANSES et une faute de Bluetouff, qui n'existe que dans leur pitoyable cerveau d'hypster désœuvré.

Un serveur Internet n'est pas une maison avec des portes, on ne copie pas des fichiers comme on photocopierait des documents, on ne "vole" pas des documents dans répertoires publiques sur le réseau, la confidentialité des données ne s'établit pas en déclarant à un juge qu'elles le sont. Et si aujourd'hui on condamne les internautes, journalistes, sur leur volonté et la compréhension supposée de leurs actes de copie de PDF dans des répertoires publics, il est urgent d'appeler des psychiatres à l'aide ou établir qu'une police de la pensée existe et qu'elle est désormais habilitée à poursuivre tout un chacun et à faire condamner.

Que dit l'époque ?

Nous sommes à la croisée des chemins. Le basculement de civilisation est en cours, quoi qu'en pensent ceux qui ne voient dans l'escalade de la surveillance numérique qu'une simple logique politique opportuniste.

La nouvelle civilisation qui se met en marche est celle de l'information globale et du contrôle des données qui en découle. Une société totalitaire,de gouvernance algorithmique— si les Etats, aidés des multinationales passent au stade de l'industrialisation du contrôle des données — se profile, et en réalité, se met en place. L'alliance des députés conservateurs et sociaux-démocrates au sein de la Commission Commerce du Parlement européen, hier, pour avaliser les points les plus liberticides du Traité de libre échange Etats-Unis-Union européenne (TAFTA ou TTIP), en est la parfaite illustration.

(…) Des amendements très contestables ont été votés conjointement par les sociaux démocrates et la droite sur les services, l’énergie ou encore la propriété intellectuelle, entre autres.

La « grande coalition » entre la majorité des sociaux-démocrates et les conservateurs appelle ainsi à la totale libéralisation du commerce des énergies fossiles entre l’UE et les Etats-Unis et privilégie le mode de négociation le plus risqué sur les services.

C’est une déception majeure pour tous les observateurs de la société civile. Ce vote a d’ailleurs été salué comme une avancée par Business Europe, le lobby des plus grandes multinationales européennes (…)

On peut toujours se cacher derrière son petit doigt et argumenter devant son clavier et son écran sur le fait que Bluetouff savait ou pas que les PDF [des PDF qui pouvaient tuer la planète, selon un juge] n'étaient pas "destinés" à être copiés, le fait est que le droit à informer à pris une sacrée claque avec cette décision en appel, confirmée par la Cour de cassation.

Parce qu'au final, les documents de l'ANSES, qui ne contenaient aucune marque de confidentialité, amenaient par contre de nombreuses informations sur la capacité de l'Agence en question à bien connaître la dangerosité de certains produits, à indiquer clairement leur interdiction à l'étranger, et à prôner pourtant… la continuation d'études, de rapports et autres observations "scientifiques" sur ces mêmes produits en France. A les laisser donc circuler dans le commerce. Des produits dangereux et démontrés comme tels… par l'Agence en question.

Cette information n'a donc aucune valeur pour le public ? Les impôts de chacun d'entre nous financent une agence censée protéger notre santé,  et celle-ci porte plainte parce que des documents démontrant sa mollesse caractérisée sur des sujets de santé publique sont dévoilés ? Tandis qu'elle laisse ces documents à disposition sur le net, dans des répertoires publics, la justice condamne le messager, et il faudrait en plus défendre la "justesse de la décision" de cette dernière ? On croit nager en plein délire. Mais non. Aucun délire. Nous avons simplement basculé dans ce nouveau monde. Celui du contrôle de l'information.

Et maintenant ?

Le métier de journaliste, s'il est effectué avec honnêteté, dans une éthique sincère, n'est pas facile. Celui de spécialiste en sécurité, "hacker public" et lanceur d'alerte, comme c'est le cas de Bluetouff, encore moins. Le but d'une publication comme Reflets est d'informer, réfléchir, alerter, fouiller, triturer tout ce qui traverse la société. Pas de relayer le message des puissants ou de groupe d'intérêts quels qu'ils soient. Il va sans dire que le soutien de certains lecteurs/commentateurs à l'égard de la justice qui n'a de justice dans cette affaire que le nom, est plus qu'agaçant. Inquiétant. Mais sont-ils conscients de la gravité d'une telle décision pour l'avenir ? Oui, l'avenir de nos communications, notre capacité à s'informer, à informer, à dénoncer, alerter ?  Que va-t-elle devenir ? Va-t-elle se retrouver piégée dans l'"Internet civilisé" rêvé par N. Sarkozy et qui se met en place avec F. Hollande ? Un Internet où l'utilisateur est guidé, encadré, et où toute action non conforme au droit national établi à un instant "T" peut être un crime ? Un Internet avant tout marchand, placé sous l'œil vigilant des "radars-caméras administratifs numériques" des services de l'Etat ? Un Internet qu'ils auront défendu, ces vaillants analystes du "droit des serveurs", un Internet où "on ne fouille pas dans les tiroirs des gens quand on rentre dans leur maison" ?

Si les serveurs internet sont des maisons avec des portes, et les répertoires des serveurs des tiroirs que l'on peut ou non fouiller, même quand ils sont ouverts, alors le grand village Internet est une prison. Et en prison, les gardiens sont les ennemis. Surtout quand les détenus sont majoritairement innocents.

A bon entendeur.

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