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Dossier
par Jacques Duplessy, Antoine Champagne - kitetoa

A Clermont-Ferrand, l'hôpital-entreprise

Le directeur général voudrait que l'on facture plus

Dans un courrier interne que nous nous sommes procuré, le patron du CHU tance un chef de service qui ne facture pas assez. Alors que la grogne se poursuit dans l'hôpital public à cause du manque de moyens, cette situation illustre les limites et les dérives de la tarification à l'activité.

Le CHU de Clermont-Ferrand - Google street view - copie d'écran

En janvier 2018, dans un courrier que Reflets s'est procuré, le directeur général de l'hôpital de Clermont-Ferrand, Didier Hoeltgen adresse une longue série de reproches au professeur de médecine qui dirige le service d'ORL. Cela ressemble à s'y méprendre à une liste de récriminations d'un responsable d'entreprise qui voudrait dégager des marges plus importantes. La phraséologie est similaire et le désintérêt pour les patients, qui ne sont plus que des machines à cash, interroge. Ce courrier illustre les dérives potentielles de la tarification à l'activité.

Didier Hoeltgen, le directeur général, commence par rappeler la situation générale de l’établissement. Globalement, tout va bien. S'il y a bien une baisse de 1% des hospitalisations complètes (avec au moins une nuit d’hospitalisation), celle-ci est fort heureusement compensée par une hausse de la tarification moyenne des actes réalisés (« une amélioration sensible du poids moyen du cas traité de 4244 à 4284 euros avant travaux d'optimisation du codage ») et surtout par une hausse des séjours en hospitalisation de jour (l'ambulatoire) de 4,1%. L’hôpital « bascule » les patients de l’hospitalisation complète vers l’ambulatoire, avec un ratio « favorable » : -1% d’un côté, mais +4,1% de l’autre.

L'allusion à « l'optimisation du codage » laisse perplexe. Cette pratique d'optimisation du codage est courante dans les groupes de cliniques privées qui ont créé des postes de « cotateur », souvent des anciens médecins, chargés de coter les actes médicaux dans les services dans le cadre de la tarification à l’activité des soins. « Le but est de siphonner la sécu au maximum, explique un chef de service sous couvert de l’anonymat. Ils sont même assistés d’un logiciel qui, quand on entre un acte, leur propose immédiatement des cotations associées. Comme il est difficile de vérifier la réalité de certains soins, c’est la porte ouverte à tous les abus. ». Cette pratique aurait-elle été mise en place au sein de l'hôpital public ?

Plus loin, les choses se corsent. Le directeur tance ensuite le chef de service d'ORL qui, contrairement à ses collègues, n’est visiblement pas « dans les clous ». La baisse des séjours en hospitalisation complète est ici de 24% et cette baisse n’est pas compensée par la hausse de l’ambulatoire de 26%. En termes financiers, cela représente une hausse du déficit de 467 000 euros.

Voilà donc un chef de service qui fait baisser les coûts des dépenses de santé en promouvant l'ambulatoire, selon les recommandation du ministère de la Santé,...mais qui ne fait pas gagner assez d'argent à l'hôpital. La quadrature du cercle ou les habituelles injonctions contradictoires, si courantes en entreprise...

Didier Hoeltgen émet l’hypothèse que cette balance négative est liée à une baisse des interventions sur la thyroïde (faites en hospitalisation complète), et à une bascule « trop importante » des autres types d’intervention sur l’ambulatoire, avec des tarifs moins élevés...

Le patient "hôpital" sous surveillance

Mais ce n'est pas tout. Il y a un mauvais remplissage des lits en hospitalisation complète : le taux d’occupation n’est que de 76% alors que les lits viennent d’être mutualisés avec le service d’ophtalmologie. Le directeur général s’attendait donc à un taux d’occupation plus élevé. Il est assez probable que si le responsable ne parvient pas à engranger plus d’interventions thyroïdiennes en hospitalisation complète, on lui fermera des lits.

Mais le directeur de l'établissement est bon prince. Il laisse une porte de sortie au chef de service. Et il déploie toute la phraséologie habituelle de l'entreprise :

« J'aimerais donc échanger avec vous sur l'interprétation des données brutes, et sur les différentes pistes d'actions que nous avions identifiées pour votre service (optimisation de la valorisation de l'activité externe notamment). Je reste à votre disposition, avec la DAF [NDLR : la Direction des Affaires Financières] et le contrôle de gestion, le DIM (NDLR : Département d'Information Médicale) et les autres acteurs de la cellule médico-économique, pour aller plus avant dans ce dialogue de gestion avec vous et avec votre équipe, à propos de votre activité médicale ».

C'est beau...

A Clermont-Ferrand, la fréquence du bilan économique de chaque service est mensuelle, alors qu’en général, à l'hôpital, ces analyses sont faites tous les trois ou six mois. On surveille le patient hôpital de près...

Des mouvements de grève secouent le secteur depuis des mois. Le personnel hospitalier, toutes fonctions confondues, se plaint du manque de moyens et de la transformation de l'hôpital en entreprise. Les internes en médecine sont appelés à une grève illimitée à partir du 10 décembre. Ils dénoncent une dégradation des soins et demandent des mesures d'urgence, comme un paiement des heures supplémentaires et une revalorisation des indemnités de garde. Le Premier ministre et la ministre de la Santé ont notamment annoncé le 20 novembre une rallonge budgétaire d’1,5 milliards sur trois ans, des primes pour une partie du personnel, et une reprise, par l’Etat, d’une partie de la dette des hôpitaux, à hauteur de 10 milliards d’euros. « Ces annonces sont très loin de répondre aux attentes des personnels », ont fait valoir les organisations syndicales et les collectifs de soignants dans un communiqué commun dans lequel ils ont exigé l’ouverture de « véritables négociations » pour « sortir de la crise ».

Parmi les actions récentes des médecins pour alerter sur la situation de l'hôpital, le professeur de gynécologie obstétrique au CHU de Clermont-Ferrand, Michel Canis, avait lancé un appel à remplacer le code de l'acte réalisé par celui de l'acte le moins onéreux. Désormais, certains médecins font une grève complète du codage. « C'est un acte politique, pas technique. On ne joue plus, il faut en finir avec l'hôpital entreprise » , expliquait à l'AFP André Grimaldi, ancien chef du service de diabétologie de la Pitié-Salpêtrière. Lui... il va recevoir une lettre de son patron...

Making-of

Nous avons tenté de joindre le directeur général de l'hôpital de Clermont-Ferrand, Didier Hoeltgen. Il n'a jamais répondu à nos appels. Nous lui avons adressé des questions par mail auxquelles il n'a pas souhaité répondre.

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