16 secondes pour mourir
L’avocat de l’accusé plaide la « légitime défense pour autrui »
Il a voulu s’interposer pour arrêter une rixe et a fait feu avec l’arme qu’il portait. Un homme de 27 ans, Eric Casado Lopez, s’est écroulé, une balle en plein front. Le tireur, Martial Lanoir, un complotiste qui s’est pris pour un justicier, vient d’être condamné à 22 ans de prison par la Cour d’Assises de Paris.
Un vendredi soir de mai 2022 près de Pigalle. La circulation bouchonne. Martial Lanoir, dans sa BMW X5 noire, attend que la circulation reprenne. Sur le terre-plein central du boulevard de Clichy, une rixe a commencé. Le conducteur entend le bruit d’une dispute, voit une tête dépasser des buissons, « un maghrébin se faire massacrer », selon ses dires, par trois autres hommes. Depuis sa voiture, il leur crie d’arrêter, plusieurs fois. On lui répond « c’est pas tes affaires, dégage ! » et quelques noms d’oiseaux. Il descend de voiture, sort un Remington 45 qu’il portait sur lui et tire, bras tendus et les deux mains sur l’arme, comme au stand. Eric Casado-Lopez s’effondre, une balle en pleine tête, et meurt quasiment sur le coup. Entre les interpellations, depuis sa voiture, jusqu’au moment où un homme s’effondre, « l’affaire Lanoir » s’est jouée en 16 secondes.
Retrouvé grâce à un témoin qui avait relevé une partie de son immatriculation puis par sa trace sur les caméras de vidéo surveillance, Martial Lanoir sera interpellé le soir même près de son domicile dans le 18ème arrondissement. Il chargeait des valises dans sa voiture, avec l’intention de s’enfuir vers la maison de campagne de sa compagne en Lozère. A l’arrivée des policiers, il a tenté de fuir et sorti son arme, mais s’est finalement rendu après une course-poursuite, hors d’haleine, sans avoir tiré d’autre coup de feu.
Pendant son procès en Assises à Paris, la cour a dépiauté la vie d’un personnage singulier. L’homme est mince, le cheveu grisonnant et porte un petit bouc, de fines lunettes sur un visage allongé et un profil aigu. Il se présente comme « musicien et praticien de massages appris chez un médecin ». Né à Vesoul, quatrième d’une fratrie de six, il décrit une enfance empreinte de violence, le décès prématuré d’un père – dont il dit qu’il a été « euthanasié à l’hôpital » - une dépression, le placement dans un foyer qu’il quitte parce qu’il le trouve « ultraviolent », l’arrêt de l’école à 15 ans, un CAP en boulangerie puis le choix d’être chanteur. Il a un petit succès avec son groupe « Martial Vesoul » et est même nommé révélation aux Francofolies de la Rochelle. Il vit aussi de petits boulots, pose dans des écoles d’art, est chauffeur de limousine… En couple, il est père de deux filles, nées d’union différentes et qui vivent avec leurs mères au Japon. Avant l’affaire, il projetait de partir en Lozère faire de la musique et seconder sa compagne qui voulait créer des bijoux et les vendre sur des marchés.
« Constatiste », pas « complotiste »
Martial Lanoir traine derrière lui une réputation de complotiste et d’antisémite. Sur sa chaine Telegram, appelée « les anti-smith » - entendez les anti juifs – ses posts, audios et vidéos signés du pseudo « Je suis un berger », laissent peu de place au doute. A ses 51 abonnés, il fait aussi l’éloge de Dieudonné ou Soral, prétend que les attentats de 2015 sont le fait des « services secrets, du Mossad et de la CIA au service du sionisme ». Et ne tarit pas sur la crise Covid, « pandémie de papier destinée à imposer une dictature sanitaire ». Le soir même de l’agression, il poste un message qui demande « Qui est le peuple de la haine ?... le peuple juif et son talmud de merde ! ». A l’écoute des audios diffusés au tribunal, où sa voix est parfaitement reconnaissable, où on entend « je tue les juifs et les arabes » et où il est aussi question « d’éliminer les cafards », il commence par dire que ne n’est pas lui. Le président insiste : « vous n'êtes pas l'auteur de cette publication ? », « Non, non, non », répond Martial Lanoir, qui lâche finalement : « Je ne dis pas que c'est pas ma voix », mais « aujourd'hui il y a l'intelligence artificielle »… Il se défend d’être complotiste, « c’est une invention de la presse » , mais se dit « constatiste » et aussi « patriote et cosmopolite ». Et si Martial Lanoir porte une arme à feu – qu’il a « prise chez un copain qui lui devait de l’argent »- c’est parce qu’il se sent en danger et a « le sentiment que la société est au bord de la guerre civile ».
Devant la Cour, Martial Lanoir répète qu’il ne voulait pas tuer Eric Casado-Lopez. Faisant valoir sa personnalité impulsive, il dit avoir voulu faire cesser une bagarre sans réussir à se faire entendre. « Je me suis retrouvé face à quatre personnes et je me suis dit : s’ils n’ont pas peur et que je ne fais rien, c’est moi qu’ils vont buter. J’étais prisonnier de cette équation débile et j’ai tiré. Je ne sais même pas vers où j’ai tiré. J’étais dans un truc surréaliste. J’ai été décontenancé et le coup est parti tout seul, par accident ».
Une thèse que l’expertise balistique dément. Les parties vont s’affronter aussi sur le réel danger encouru par la victime de la rixe. Martial Lanoir et son avocat parlant de « forcenés » et d’une « scène abominable, d’une violence extrême, d’un lynchage » ; une version remise en cause par l'avocat général, qui pointe un « décalage » avec la simple « bosse » constatée par les médecins surl'homme pris à partie : « Il est rentré chez lui sans qu’on ne lui donne même un Doliprane ».
« Légitime défense pour autrui »
Les débats vont se focaliser sur le concept de « légitime défense pour autrui, » que le droit consacre à condition qu’elle soit proportionnée au danger encouru. Me Danglehant, avocat en défense, précise : « l’article de loi stipule : venir en aide à une personne dont le pronostic vital serait engagé a la suite d’une très violente agression. Martial Lenoir avait pour projet unique de mettre un terme à une violente agression. Il l’a fait, et sauvé la vie d’une personne, peut-être de deux ».
Le procureur reprend : « donc, vous voyez individu se faire « massacrer », vous sortiez de votre voiture et vous tirez ? »
Réponse de Martial Lanoir : « vous oubliez la première sommation, et la deuxième ! »
« Des sommations ? », réplique le procureur « mais vous n’êtes pas fonctionnaire, habilité à intervenir pour faire cesser un trouble à l’ordre public en brandissant une arme ! La société ne vous a conféré aucun pouvoir pour faire régner l’ordre ! » Le ministère public, qui souligne que l’accusé n’a tiré ni en l’air ni vers le sol, et rappelle que l’instruction a évoqué, au vu de son attitude - les deux mains sur le revolver - l'intention de tuer. « Nous ne sommes pas face à un dérapage, mais face à un passage à l’acte construit, dirigé par la colère » concluera le procureur Marc Nouvion, en qualifiant aussi « d’inquiétante » son expertise psychologique, qui dessine une personnalité narcissique et impulsive ayant d’extrêmes difficulté à respecter les limites, avant de requérir 27 ans de détention.
« La faute qu’il a commise, c’est de ne pas avoir un logiciel de contrôle de tir dans sa tête » dira l’avocat en défense pour tenter de reprendre la thèse du coup accidentel. « Vous croyez qu’il a eu le temps de réfléchir ? » lance-t -il dans une envolée dont on se demande si elle sert vraiment son client. « Ne pas intervenir », continue-t-il dans une longue plaidoirie un peu filandreuse, « aurait été de la non-assistance à personne en danger », suggérant même qu’il aurait mérité la légion d’honneur pour avoir sauvé deux vie, sous les exclamations chuchotées du public, avant de convenir que l’accusé devrait en premier lieu « cesser de dire aux autres ce qu’ils doivent faire… »
Invité, comme le veut la procédure, à parler en dernier, l’opiniâtre et tatillon Lanoir a tenté d’expliquer une ultime fois comment son tir fut « accidentel » car des policiers, des gendarmes, des codétenus « et même un héros du GIGN qu’il a eu la chance de rencontrer » lui ont confirmé que poser le doigt sur la détente pouvait « entrainer un tir parce que le stress peut déclencher une crispation, » avant de bredouiller « je demande pardon à la famille, » dans un silence exaspéré du côté des parties civiles.
La mère d’Eric Casado-Lopez a longtemps tenu sur ses genoux un immense portrait de son fils, souriant, qui était parti un soir fêter à Paris avec des copains la signature de son CDI après des années d’intérim, alors que Martial Lanoir, qui s’était disputé avec sa compagne, errait sans but dans sa voiture près du boulevard de Clichy.
Les deux mains jointes devant lui, le visage fermé et les yeux fixés vers le sol, l’accusé n'a pas montré d'émotion à l'annonce du verdict. Les jurés ont finalement rejeté l’explication - un rien baroque dans ce dossier- de la « légitime défense pour autrui » et celle d’un tir accidentel. Ils ont condamné celui qui s’est pris un soir pour un justicier à vingt-deux ans de prison, assortis d’une période de sûreté de quatorze ans.