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par Rédaction

240 millions de "profils électoraux" chez Cambridge Analytica : c'est tout bannon

L'utilisation des données personnelles à des fins d'influence politique par des entreprises spécialisées en traitement de Big data n'est pas [encore] un sujet qui préoccupe vraiment les autorités des grandes démocraties. Cela pourrait changer dans les mois qui viennent, pour peu que l'affaire actuellement en cours — mettant en cause Cambridge Analytica et Facebook — soit suffisamment médiatisée.

L'utilisation des données personnelles à des fins d'influence politique par des entreprises spécialisées en traitement de Big data n'est pas [encore] un sujet qui préoccupe vraiment les autorités des grandes démocraties. Cela pourrait changer dans les mois qui viennent, pour peu que l'affaire actuellement en cours — mettant en cause Cambridge Analytica et Facebook — soit suffisamment médiatisée. Cette affaire touche plusieurs points très sensibles mettant en cause la fiabilité et la robustesse des systèmes politiques dits « de représentation démocratique ». Le vote populaire, censé légitimer l'accès au pouvoir d'un candidat ou d'une candidate — tout comme la décision finale d'un gouvernement dans le cas d'un référendum — est central dans l'organisation politique des sociétés modernes. Chaque électeur étant censé, faire un choix dans les urnes "en son âme et conscience", aidé des différentes propositions de campagne de chaque candidat ou chaque camp. L'idée démocratique encore majoritairement partagée est donc centrée sur la capacité des individus à se déterminer par ce biais. Individuellement lors du vote, puis dans une acceptation collective du résultat, approuvée alors par une majorité. Que se passe-t-il si l'on découvre qu'en réalité une grande partie des électeurs ne se détermine plus de façon libre et éclairée, mais sous influence, manipulée, dans une forme de consentement fortement fabriqué par des entreprises privées grâce à l'utilisation d'informations personnelles ?

Un prof américain demande des comptes

La plainte de David Caroll, un enseignant américain, est une première dans l'histoire récente de la « fabrication du consentement politique par des entreprises, grâce aux données personnelles numériques ». Le Guardian raconte son histoire, basée sur une faille juridique sans laquelle rien n'aurait pu survenir :

« David Carroll, an associate professor at Parsons School of Design in New York, has discovered a transatlantic legal mechanism that he hopes will give him access to information being sought by both the FBI and the Senate intelligence committee. »

« David Caroll, professeur associé de l'école de Design Parson à New York, a découvert un mécanisme juridique transatlantique qui, espère-t-il, lui donnera accès à des informations détenues à la fois par le FBI et le comité sur le renseignement du Sénat. »

Les informations auxquelles Caroll pourrait accéder sont reliées aux enquêtes sur l'influence russe supposée dans la campagne américaine, en faveur de Donald Trump. Le FBI a assigné Facebook dans le cadre de cette enquête pour forcer le géant américain à communiquer tous les éléments permettant de connaître l'utilisation faite des données de l'entreprise. Mais, aux États-Unis, la législation sur les données personnelles ne permet pas à des citoyens d'accéder aux éléments de ce type de requêtes, même si leurs propres données personnelles sont en jeu. L'enseignant et ses soutiens ont en revanche trouvé une faille juridique liée au profilage par Cambridge Analityca (CA) des 240 millions d'électeurs Américains grâce, entre autres à des données issues de Facebook  :

« In January, Carroll discovered he – and a group of other citizens – had the right under UK law to ask for his personal data back from the company, and when it failed to supply it, he started filing pre-trial actions to sue the company under British law. »

« En janvier, Caroll a découvert — avec un groupe d'autres citoyens — qu'il avait le droit dans le cadre de la législation britannique de demander à l'entreprise [Cambridge Analityca] de lui communiquer ses données personnelles. Comme celle-ci n'a pas répondu à sa demande, il a pu engager des actions préliminaires à un procès contre l'entreprise.»

En réalité tout repose sur un juriste anglais, Ravi Naik, qui a démontré — dans le cadre de l'enquête ouverte sur les agissements de AIQ et CA durant la campagne du Brexit — que les données personnelles des 240 millions de citoyens américains étaient utilisées par cette dernière, elle même détenue à 10% par SCL, une entreprise britannique liée au renseignement militaire.

Sachant que les droits de propriété intellectuelle d'AIQ appartiennent à CA et qu'IAQ a été payée pour influencer le vote "leave", impliquer CA dans l'affaire du Brexit est devenu possible.

Il faut rappeler que CA a mené campagne pour Donald Trump et a comme dirigeant le milliardaire Mercer, l'un des plus gros donateurs du président désormais élu, ainsi que Steve Bannon, l'ex chef de campagne et ex-stratège en chef de la Maison Blanche comme… vice-président.

Le premier investisseur de Facebook, qui siège désormais dans le Conseil de la boite de Zukerberg est Peter Thiel, le milliardaire co-fondateur de Paypal et conseiller de Trump. Tout ce beau monde est donc impliqué dans le ciblage électoral tant du Brexit que de la dernière campagne présidentielle américaine.

Le juriste et défenseur des libertés Naik permet donc par cette trouvaille juridique que tout citoyen américain puisse poursuivre Cambridge Analityca dans l'affaire de l'influence de la campagne américaine par un tribunal britannique. CQFD.

Le profilage de chaque citoyen, c'est maintenant…

Si David Caroll n'a pas pu encore accéder à ses données personnelles du côté de Facebook ou de CA, il a pu en revanche obtenir un « profil » créé par Cambridge Analityca dans le cadre de sa plainte en justice. Sans aucune explication sur la recette et les données utilisées pour le créer.

Mais son « profil » a troublé l'enseignant, puisqu'il contient par exemple un score de 3/10 sur « l'importance à défendre les droits à posséder des armes », 7/10 sur le sujet de « la sécurité nationale » et « improbable » pour le vote Républicain…

L'enseignant américain se pose de nombreuses questions sur les capacités d'analyse des données personnelles de Cambridge Analytica, que cette dernière achète par ailleurs tout à fait légalement. Des données « anonymes » qui ne le restent pas longtemps :

« (…) the company can buy anonymous data completely legally from all these different sources, but as soon as it attaches it to voter files, you are re-identified. It means that every privacy policy we have ignored in our use of technology is a broken promise. »

« (...) l'entreprise peut acheter de façon complètement légale des données anonymes à différentes sources, mais aussitôt qu'elle les relie au fichier des électeurs, elle vous identifie de nouveau. Cela signifie que chaque stratégie de protection de la vie privée que nous avons oublié d'appliquer dans l'utilisation des technologies numériques est une promesse non-tenue. »

En d'autres termes, Caroll est en train de découvrir que quoi qu'il fasse avec ses données personnelles détenues par des géants d'Internet comme Facebook, une entreprise d'influence électorale — liée au renseignement militaire — comme CA peut les acheter et les désanonymiser pour ensuite les utiliser de manière ciblée afin d'influencer son vote.

Un professeur de droit de l'université du Maryland, Frank Pasquale, auteur de « The black box society » relie cette problématique du vote sous influence lors du référendum du Brexit ou lors de l'élection américaine, au modèle économique de Facebook. Pour l'élection  américaine, le juriste est très clair :

« we now know that Facebook was a platform for a devastating attack on the most robust democracy in the world. »

« Nous savons maintenant que Facebook a été [lors de la campagne présidentielle américaine]  une plateforme d'attaque dévastatrice de l'une des plus robustes démocraties au monde. »

Conséquences démocratiques : les élections valent-elles encore quelque chose ?

L'affaire David Caroll contre Cambridge Analytica [et Facebook potentiellemnt] risque de faire éclater de nombreuses choses très désagréables pour les défenseurs de la démocratie représentative élective, particulièrement ceux qui en vivent, que ce soit dans des fonctions politiques ou dans les médias. Comment en effet continuer à fermer les yeux sur la place que le « neuro-marketing numérique électif ciblé » a pris — avec tous les biais psycho-socio-politiques qu'il implique — alors que l'on défend le droit inaliénable pour chaque citoyen de se déterminer en toute indépendance dans les urnes ?

De manière simple : la majorité des citoyens achète certains produits plutôt que d'autres, est en permanence psychologiquement manipulée par le neuro-marketing dans ses choix de consommation. Elle l'est désormais aussi — de la même manière, via ses données personnelles — dans ses choix politiques et électoraux. Ce constat est-il acceptable ? Plutôt que de procéder à la chasse aux « Fake news », véritable arbuste qui cache la forêt des campagnes d'influence de CA et autres entreprises spécialisées, ne serait-il pas plus pertinent de se pencher vraiment sur les pratiques de ces dernières ? Ou bien : chasser les Fake news n'est-il pas le meilleur moyen d'éviter de parler du modèle économique des géants du net basé sur le pillage et la revente consentie des données de chacun de leurs utilisateurs ? A des fins politiques. D'influence. De manipulation ? Sachant que les chasseurs de fake news ont déjà été choisis : ce sont les géants du net, Google et Facebook, ceux là-même qui alimentent les influenceurs et profileurs d'électeurs à des fins de manipulation.

La question de la manipulation numérique démocratique commence en tout cas à émerger. Des réponses devraient arriver dans les mois qui viennent, avec peut-être à la clef, des réactions ou une volonté de régulation politique ? En attendant, le FBI continue de chasser le hacker russe dans le cadre de l'élection de donald Trump.

La chasse au Bannon, au Mercer ou au Zukerberg ouvrira-t-elle bientôt ?

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