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par Rédaction

Faut-il parler aux méchants ?

Benjamin Bayart, président de la FFDN, nous adresse le droit de réponse ci-dessous à la suite de notre article "Fabriquer de l’Internet, c’est faire de la politique". Mon camarade Drapher, dans deux articles récents, soulève une question assez ancienne, recuite pour ainsi dire. Mais semble très désireux que ce débat se poursuive. Dans le deuxième volume, sur Reflets.info, il a décidé de s'accrocher sur un message que j'ai publié sur Mastodon comme point de départ de son propos.

Benjamin Bayart, président de la FFDN, nous adresse le droit de réponse ci-dessous à la suite de notre article "Fabriquer de l’Internet, c’est faire de la politique".

Mon camarade Drapher, dans deux articles récents, soulève une question assez ** ancienne, recuite pour ainsi dire. Mais semble très désireux que ce débat se  *poursuive. Dans le deuxième volume, sur Reflets.info, il a décidé de * s'accrocher sur un message que j'ai publié sur Mastodon comme point de  ***départ de son propos.*

Je vais commencer par reposer la question. Du moins ce que j'en ai compris. Est-ce que la coopérative Scani, membre de la Fédération FDN, doit accepter de coopérer avec la multinationale mutualiste Groupama ? Oui, c'est plus simple en nommant, alors nommons.

J'ai vu passer la question dans un message sur Mastodon, renvoyant vers le premier volume des écrits de Drapher sur le sujet. Je n'ai aucune position d'autorité ici : le président de la Fédération ne peut pas donner d'ordre à une structure fédérée, et je ne connais pas le fond de l'histoire, seulement les bribes que j'ai vues passer.

Ma réponse est que globalement, oui, on peut. Et même on doit. Si on le fait selon nos règles, et que nous avons pensé nos règles, que cet accord se fait selon nos termes, alors oui, on peut bosser ensemble.

Oui, on peut travailler avec eux.

Le simple fait que je précise que cet accord doit être pensé, et qu'on doit faire attention aux règles qu'on applique montre qu'il y a un piège, que cet accord est potentiellement dangereux. Sauf à être d'une touchante naïveté, le problème est assez évident.

Un puceron comme Scani ne peut pas rendre Groupama vertueux. Et ce n'est pas son rôle. Malgré mon nom de famille, nous ne sommes pas une Fédération des chevaliers blancs de la justice sociale, financière et morale. Et un géant comme Groupama est dangereux, de par sa taille. Quand on fait cette taille-là, rien que quand on se retourne pour demander l'heure à son voisin, on risque d'écraser tout un élevage de pucerons.

Je ne sais pas quels termes de quel accord sont en discussion chez Scani, alors je me fonde sur les bribes que j'ai vu passer. Groupama vend des produits de surveillance qui utilisent Internet, des objets connectés. Ces produits sont en général assez sales : ils collectent une montagne de données personnelles (images des gens qui entrent et sortent de chez vous, informations sur votre domicile, etc), et ces données échappent à votre contrôle. En tant que militant, nous faisons beaucoup *contre* ces usages. En essayant par exemple de contraindre les gens qui vendent ces produits à respecter des règles très dures sur les données personnelles (on fait ça quand on milite au parlement européen pour rendre plus stricts les textes sur la protection des données personnelles). En essayant par exemple de convaincre les utilisateurs de ne pas foncer tête baissée dans l'utilisation de ces horreurs.

Mais en tant que fournisseurs d'accès... Hé bien en tant que fournisseurs d'accès, nous fournissons de l'accès, et nos abonnés en font bien l'usage qu'ils veulent. Nous avons envers eux un devoir d'éducation, de prévention, de mise à disposition d'une information pas neutre du tout visant à les éclairer sur les effets positifs ou négatifs du réseau. Bref, de chercher à éclairer nos abonnés sur ces sujets. Mais, au bout du bout, ils feront bien l'usage qu'ils veulent de l'accès à Internet qu'on leur fourni. Même un usage que nous trouverions immoral. Même un usage délictueux. Même un usage criminel. Parce que ce sont des adultes, éclairés, et qu'ils répondront de leurs actes devant la justice. Et que nous ne sommes pas la justice. Nous, on transporte leurs données, sur un réseau neutre.

Le premier piège, c'est que l'accès fourni par Scani soit packagé dans une offre faite par Groupama. Un genre de petit kit pour se fliquer soi-même, qui serait composé de caméras, de quelques objets connectés rigolos (détecteur d'incendie, détecteur de présence, etc), et d'un accès au réseau pour pousser toutes ces données vers la base centrale. Ça, ce n'est pas possible parce que les statuts de la Fédération dont Scani est membre en protègent nos abonnés : l'utilisateur final est membre, avec un droit de vote. Donc, ce n'est pas Groupama l'utilisateur final, et comme cet utilisateur final est membre de la coopérative Scani, il a acheté sa part sociale, et il a signé le contrat qui le lie à la coopérative. Il ne peut pas avoir acheté un produit packagé sans même avoir conscience de l'existence de la coopérative.

Voilà une première méthode pour appliquer nos règles. Ça, ça nous protège, ça protège notre éthique, et notre façon de faire. C'est même pour ça que c'est dans la Charte de la Fédération FDN, pour qu'on se souvienne que cet élément-là n'est pas négociable. Et ça protège l'utilisateur final. Si c'est incompatible avec la chaîne de commercialisation de Groupama, tant pis, alors l'accord me semble impossible.

Faire disparaître le nom de Scani, comme disparaît le nom des autres fournisseurs de Groupama, c'est dangereux. C'est faire de Scani un producteur, une usine, pour les produits d'une multi-nationale. Le contraire même de ce qu'est la coopérative.

Du coup, jouer avec nos règles, c'est poser ça comme ça : ok, quand vos clients n'ont pas d'accès réseau correct, vous pouvez les renvoyer vers nous. Non, vous ne pouvez pas commercialiser de l'accès Internet Scani. Vous pouvez renvoyer les gens vers nous, qu'ils nous contactent, et on verra avec eux ce qu'ils veulent comme accès à Internet.

Le deuxième piège, c'est d'avoir une multi-nationale dans le capital de la coopérative. Ça, c'est simplement une question d'indépendance économique. Si la multi-nationale à quelques agences sur le territoire couvert par Scani, et souhaite passer par Scani pour avoir du réseau, chaque agence sera un abonné, aura donc une part sociale, et pas plus que n'importe quel abonné, le cas est facile.

Si la multi-nationale veut investir, c'est-à-dire mettre de l'argent dans Scani pour permettre son développement plus rapide, alors, il faut réfléchir. L'activité financière de Groupama ne rentre pas en ligne de compte. N'importe qui qui se pointe en voulant mettre une grosse somme sur la table est dangereux, crée un danger de dépendance économique (comment on fera le jour où il se casse...). Il faut analyser cette dépendance économique sous cet angle-là, et uniquement sous cet angle-là.

Enfin, un élément d'analyse pertinent, ce sont les personnes. Je ne crois pas que de travailler avec Scani dans l'Yonne fasse parti des axes de développement stratégiques de Groupama au niveau mondial. C'est donc bien une question plus locale, avec des individus. Croire que les humains salariés du groupe sont inféodés corps et âmes au groupe, et servent aveuglément ses intérêts, tels les sbires des méchants dans James Bond, c'est insultant, et probablement faux. Si les humains avec lesquels vous bossez sur le terrain sont de bonne qualité, si ces humains comprennent qu'il y a un risque pour Scani, et sont d'accord pour chercher à limiter ce risque et pour en discuter, alors vous pouvez sans doute bosser ensemble. Si vous avez à négocier avec une direction des achats qui veut simplement plus de garanties et tirer les prix vers le bas, vous êtes assez malins pour refuser, je vous connais.

Bref, au final, pour ce que j'en comprend, oui, on peut travailler avec eux. Selon nos règles.

Et en plus, on doit le faire

Les gens qui veulent acheter ces offres que nous jugeons problématiques, qui veulent acheter le fait de se faire fliquer à la maison par une compagnie de ce type-là sans avoir de contrôle, ont besoin de nous. Si cet accord est le moyen de les contacter, de leur parler, d'essayer de leur expliquer ce qui va et ce qui ne va pas. Si ça augmente la probabilité qu'ils s'informent sur ces sujets, alors oui, on doit bosser là-dessus.

Pas pour le bon développement de Groupama, mais pour gagner des contacts avec des gens probablement assez ignorants des questions clefs sur l'usage des réseaux, assez éloignés de nos sujets, et qu'on a comme ça une chance d'atteindre. On n'en fera pas des militants durs, probablement pas. Mais si au moins on peut leur apporter un peu d'information sur le sujet, il me semble que c'est notre boulot. Autant que de les raccorder à Internet, notre boulot, c'est de les aider à comprendre les questions de société qui vont avec Internet. Or ces gens sont probablement impossible à atteindre pour nous de manière directe.

L'idée n'est pas forcément de les dissuader, mais qu'au moins ils aient compris un peu les tenants et les aboutissants de ces offres qui collectent leurs données en dehors de leur contrôle.

Ce type d'accord, avec un grand groupe capitalistique, fut-il mutualiste, nous fait sortir de notre zone de confort, nous amène à parler avec des gens qui ne sont pas nos militants habituels, ou qui ne sont pas dans le cas de Scani les particuliers en manque de connexion de bonne qualité qu'on rencontre d'habitude. Mais c'est aussi ça qui nous permet d'atteindre de nouvelles personnes, plus proches de nos habitués mais qu'on ne pourrait probablement pas joindre autrement. Alors il faut le faire.

Le risque sectaire

Ce que dans mon message sur Mastodon je qualifiais de risque sectaire, c'est le modèle de pensée qui consiste à dire qu'une multi-nationale de l'ampleur de Groupama est structurellement le Diable, et que donc il ne faut jamais lui parler. Ce modèle est épouvantablement dangereux. C'est un modèle qui dit à terme qu'on n'acceptera de raccorder au réseau que des gens qui nous ressemblent, ou au moins nous semblent inoffensifs.

Or cette tentation du replis sur un milieu militant très dur, qui se veut très pur, je la croise partout. Je l'ai croisée chez les défenseurs du logiciel libre quand j'étais très actif dans ce milieu-là. Je la croise régulièrement dans la Fédération FDN. Que nos convictions soient fermes, tant mieux. Que ça nous empêche de travailler avec des gens différents, dans des contextes qui sont hors de nos sphères préférées, c'est mortifère. C'est nous condamner, petit à petit, à n'exister que dans une bulle très fermée. Nous sommes déjà bien assez isolés, par notre petite taille, par notre manque de visibilité, par l'incrédulité des gens qui n'arrivent pas à concevoir que nous existions.

Il nous est nécessaire d'interagir avec le reste du monde, y compris quand il est déplaisant. Il nous est nécessaire également de fixer nos limites, de comprendre les éléments clefs qui font notre identité, et que nous refuserons de remettre en cause. Parce que le grand bain culturel ambiant, du capitalisme et du commerce sans retenue ni limite, ça risque de nous faire perdre de vue qui nous sommes. Mais, solides sur la définition de nos principes, il ne faut pas chercher à réformer *toute* la société, pas encore, c'est trop tôt :)

Et puis y'a la méthode...

Oh, pas tellement la publication des deux textes... Remarque, ils ne sont pas fameux, les deux textes. Ils posent des tas de faits, dans un ordre qui semble décousu, et sans les articuler. Sans construire un raisonnement. Laissant au lecteur le soin d'intuiter une correlation qui n'est pas écrite, parce qu'elle n'existe pas. Le procédé est facile, c'est celui de l'amalgame et de l'anathème. Franchement, je ne suis pas fan.

Non, c'est la méthode de non-débat que je n'aime pas. Dans mon esprit, c'est de la discussion de troll (1). Poser en premier, fermement, les points qui font dissensus, sur lesquels on n'est pas d'accord, et ensuite toujours se référer à ces points. C'est stériliser la discussion. On est sans doute d'accord sur des tonnes de trucs, mais le point fixe qui a été posé, c'est celui sur lequel il y a désaccord. Alors, quelle que soit la durée de la discussion, elle ne peut pas avancer, puisque justement, on a posé comme fixe le sujet de désaccord. Étant fixe, il ne bougera pas. Le ton de la discussion peut bien être doux, ou aigre, câlin et amical, ou rude et brutal, ça ne peut pas avancer. Et comme ça n'avance pas, c'est finit toujours en rude et brutal.

Pour que la discussion puisse avancer, il faut que je reprenne tes arguments, sans les railler, sans les moquer, sans te prendre pour un idiot. Il faut que j'intègre tes idées, et que j'arrive à les défendre. Et il faut que tu fasses la même chose, que tu intègres ce que je défend, et que tu sois capable de le défendre à ma place. Ce faisant, nous n'avons pas forcément changé d'avis, mais nous ne sommes que face à un désaccord, pas face à une incompréhension. C'est un progrès colossal pour discuter.

Je suis alors capable de tenir une forme de double discours. Exposer tes arguments, de bonne foi, en les défendant. Et aussi expliquer pourquoi, selon moi, certains de ces arguments ne tiennent pas, expliquer où je crois que tu te trompes. Si je veux que tu puisses m'entendre quand je te dis que tu te trompes, il faut que j'ai compris ce que tu penses, sinon je suis seulement en train de te faire un sermon. Ce n'est pas très utile, un sermon.

Et ce double discours te permettra, nous permettra, de chercher un consensus, de chercher où est le point de désaccord dur, s'il existe, et comment on fait pour l'isoler, et pour fonctionner ensemble sur tout le reste. Parce qu'il faudra bien continuer à faire société ensemble. Même si ponctuellement, sur un dossier, on n'arrive pas à la même conclusion.

Ok, cette méthode de débat est complexe. Elle suppose d'être capable d'être en empathie avec son adversaire du moment, de comprendre son point de vue, de l'absorber, pour pouvoir le remettre en cause de manière efficace. Elle est risquée, parce qu'en absorbant le point de vue de ton adversaire, tu vas modifier le tien. Remplacer plein de jugements péremptoires par des idées plus fines, plus nuancées, qui tiennent compte de plein de choses dans ce que dit l'autre. Et du coup, tu risques de ne plus tout à fait être sur ton point de vue de départ.

Mais au minimum, poser le débat à l'inverse de ce que j'ai vu faire ici. Poser en point dur ce sur quoi on est d'accord, ce qui nous unit. Et laisser flottant dans le débat ce sur quoi on est en désaccord, pour voir si on peut le résorber, ou le limiter, ou le rendre acceptable par tout le monde. Alors on peut discuter plus calmement.

 

(1) La rédaction se permet de poser ici la définition du troll Internet(Wikipedia) et de la "discussion de type troll",  pour aider le lecteur à la meilleure compréhension/interprétation des propos de l'auteur :

"En argot Internet, un troll caractérise ce qui vise à générer des polémiques. Il peut s'agir d'un message (par exemple sur un forum), d'un débat conflictuel dans son ensemble[[réf. nécessaire]](https://fr.wikipedia.org/wiki/Aide:R%C3%A9f%C3%A9rencen%C3%A9cessaire "Aide:Référence nécessaire") ou de la personne qui en est à l'origine. Ainsi, « troller », c'est créer artificiellement une controverse qui focalise l'attention aux dépens des échanges et de l'équilibre habituel de la communauté1.Désigner un « troll » est un jugement subjectif, la désignation d'un élément sciemment perturbateur pour le discréditer et l'éviter. L’argumentation caricaturale et récurrente sont les « empreintes typiques d'un troll ». Ils sont la preuve d'une mécommunication, et d'une impossibilité d'échange dans la compréhension mutuelle, mais le « trollage »2 présume en plus des provocations intentionnelles et le but de nuire.Certains s'autorisent à distinguer deux formes de trolling : l'une "négative" et l'autre "positive". Le chercheur américain Jonathan Bishop3 associe cette opposition à une évolution du phénomène, et notamment à la réappropriation du titre de troll par certains utilisateurs malveillants. « Il fut un temps ou le trolling se définissait par ‘trolling for the lol’, mais Anonymous a créé le ‘trolling for the lulz’. En d’autres termes, ils s’appelaient trolls pour justifier leurs tendances à harceler des individus pour leur propre plaisir malsain »4._Le troll est à distinguer du « flaming », qui consiste en l'envoi de messages délibérément hostiles et insultants avec l'intention de créer un conflit."

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