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Édito
par drapher

De Haas-Lahaie : quand l'esprit Twitter rencontre la complexité

#BalanceTonPorc continue de faire l'actualité. De plus en plus violemment depuis que la tribune des 100 femmes du Monde a été publiée. Polémique. Scandale. Femmes contre femmes. Femmes Twittos contre "femmes du vieux monde" (selon les termes de l'une des protagonistes de la twitosphère, Caroline de Haas, dans une nouvelle tribune en réponse à la tribune de Deneuve et ses "alliées").

Débat sur BFMTV entre la "féministe" de Haas et la sexologue Lahaie : indignation ! De Haas a expliqué qu'une "femme violée a du mal à jouir ensuite", Lahaie lui  rétorqué qu'une femme peut jouir pendant un viol ! Honte sur elle, elle a osé ! Envoyons-là donc sur un plateau de télévision s'expliquer, chez un vieux journaliste un peu ringard : Simonin, sur TV5Monde. Une fois les explications données par Lahaie, qui se voit obligée de s'excuser, lâchée par ses comparses de la tribune du Monde, suivent 5 minutes de culpabilisation et d'opprobre masculine envers la sexologue jusqu'à la placer dans une situation émotionnelle intenable et la faire pleurer en direct.

Mais oui, cette histoire de harcèlement sexuel, agressions ou viols placée dans un gros shaker numérique en 280 caractères est si simple, qu'elle mérite bien des excuses d'une spécialiste de la sexualité qui a osé faire part de la complexité du sujet. En 2018, les relations hommes-femmes, femmes-femmes, hommes-hommes, la sexualité, la violence, toutes ces choses là ne sont plus si compliquées : la preuve, on peut résumer le problème en quelques tweets partisans et cinglants ou avec une tribune binaire, réductrice à souhait, clivante et militante. La discussion peut se clore : en réalité, il n'y a pas de débat, puisqu'il y a juste un problème, des victimes genrées, des agresseurs genrés et une société qui doit changer. Oui, sauf que…

Twitter et la réductionniste

De Haas est un "produit militant" de Twitter. Elle y est très active. Elle y est soutenue, encouragée. Twitter est un outil d'expression d'opinion en ligne par micro-blogging qui est devenu de plus en plus prégnant dans le traitement de l'information en France. Un événement déclenché sur Twitter peut devenir un débat national, comme c'est le cas depuis des mois avec #BalanceTonPorc. La prochaine émission du Pistolet et la Pioche se penchera d'ailleurs sur Twitter, "ce réseau qui rend les gens malades".  Ce que Twitter génère sur tout débat, en termes d'effets, est simple à résumer : un réductionnisme intellectuel immense doublé d'une polarisation des débats, accompagné d'un manichéisme parfait, donc binaire : noir ou blanc, pour ou contre, en accord ou en désaccord, etc… Chacun le sait, il est quasi impossible d'échanger des idées sans tomber dans ce piège réductionniste que tend Twitter.

Pourtant, un sujet de société comme les agressions sexuelles et viols d'un magnat américain de l'industrie cinématographique qui incite ensuite de nombreuses femmes à parler de leurs propres agressions ou viols n'est pas un sujet à écarter ou sous-estimer. Que Twitter ait permis de mettre le problème sur la place publique est donc une bonne chose. Dans l'absolu. Puisqu'il permet de parler du problème, de tenter de voir comment il pourrait être résolu ? Pas obligatoirement, justement. Puisqu'une fois le problème connu, les témoignages — lapidaires, par force puisque postés en 280 caractères — le sujet tourne en rond, comme à son habitude sur Twitter. Cet outil n'est pas fait pour débattre, il est fait pour polariser les sujet, créer des polémiques et s'empailler entre pour et contre. Il était donc urgent de faire sortir le sujet du harcèlement et agressions sexuelles, comme celui du viol, de la "tournante Twitter". Oui, Twitter est une sorte de viol des idées en mode "tournante" : cet acte répugnant ou un groupe de violeurs se délecte de violer à tour de rôle une victime. Sur Twitter, chacun se délecte d'enfoncer tout contradicteur, de se ruer sur un twittos "opposé" au concept du hashtag défendu. Ou a à l'inverse, d'insulter ceux qui défendent un hashtag. Ainsi, le monde est simple, aisément compréhensible, facile à appréhender. Et les idées sont bien gardées dans leur carcan numérique réductionniste et binaire.

La sexualité humaine n'est pas un produit

Les gens non plus ne sont pas des produits formatés par  des idées réductionnistes. Sur Twitter, puis dans sa tribune, De Haas parle "des femmes". Tout le temps. Comme si elle détenait la marque "femmes". Qu'elle savait ce que veulent ou non toutes les femmes. Comment fonctionnent les femmes, parce qu'elle en est une et qu'elle estime les défendre, qu'elle combattrait pour elles. De Haas, quand elle affirme qu'une femme violée a ensuite des problèmes pour jouir parle peut-être pour elle. Et c'est son droit, et personne ne va mettre en cause cette affirmation douloureuse. Mais pour autant, qu'elle généralise à toutes les femmes ce phénomène, cette conséquence du viol est très ennuyeux.

Ce que lui renvoie, "maladroitement" Lahaie, qui avoue avoir répondu trop spontanément, en tant que sexologue, spécialiste de ces problématiques, et aurait dû spécifier — ce sont ses mots — en début de phrase, est : "malheureusement". Oui, malheureusement, les femmes peuvent jouir lors d'un viol. Que ça plaise ou non à De Haas et aux réductionnistes de Twitter… Parce que se reconstruire après un viol est compliqué, encore plus si l'on a joui alors que l'on ne le voulait pas, mais que le corps, lui, l'a fait. La culpabilité d'avoir été forcée sexuellement, et que malgré le dégoût, la violence, le corps ait pu jouir. Lahaie stipule d'ailleurs sur ce phénomène, qu'il est fréquent dans les incestes. Dans les abus sur des enfants ou des adolescents, au sein de la famille ou encore avec des adultes qui représentent l'autorité, comme des enseignants pédophiles.

Twitter n'a cure de ces réalités, ce que veut twitter, et ce que veut De Haas, c'est faire rendre gorge à tous ceux qui n'adhéreraient pas avec sa thèse victimaire "féministe" : les femmes sont victimes des hommes, la société les écrase, l'inégalité règne à l'encontre des femmes, il faut faire changer "la peur de camp". Il y aurait des "porcs" (qui devraient s'inquiéter (sic) à juste titre… d'après elle) et les femmes, victimes ou potentielles victimes de ceux-ci. Un peu comme dans Star Wars : il y a les Jedi et puis il y a les Siths. Ou comme dans de nombreux films hollywoodiens : l'héroïne, innocente, le méchant, et le gentil qui sauve à la fin (ou pas) la victime. Sauf que ces personnages sont des produits de l'industrie cinématographique. Il ne sont pas la réalité. Et les hommes, les femmes ne sont pas faits d'un bloc généralisable, leur rapports, sexuels ou non, encore moins.

De la vision réactionnaire et figée des sexes

Il y a des femmes soumises, dominatrices, autoritaires, timides, coincées, extraverties, grandes-gueules, inhibées, folles de cul, frigides, pas-très-branchées-cul, changeantes, sans avis sur le sujet, dégoûtées de tout, équilibrées, déséquilibrées, super à l'aise dans leur tête et dans leur corps, ouvertes, fermées, obsessionnelles, réfléchies, stupides, harcelantes, inquiètes, hyper intelligentes, cultivées, incultes, géniales, qui craignent les hommes ou les plébiscitent… La liste pourrait continuer ainsi sur des pages. Avec une addition possible des adjectifs entre eux. Et si l'on commence le même exercice avec les hommes, nous aurons à peu près le même résultat. Tous ces êtres humains vivent en société. Avec plus ou moins de bonheur, mais surtout au sein de normes et de cadres, plus ou moins bien définis et plus ou moins respectés.

Dans le même temps où il est demandé (dans les médias, par les militants et militantes, par les politiques) que les femmes soient "respectées", la "femme" est toujours "vendue" par les marchands de manière univoque : son corps est toujours à peu près le même (jeune, souple, svelte), ses attributs "féminins" sont marqués : séduction par les lèvres (le rouge), la cambrure (les talons aiguilles), le dévoilement partiel de parties de son corps à connotation sexuelle toujours incité (décolletés, jambes nues, etc).

Cet aspect dichotomique, d'une société hyper sexualisée — et au fond avant tout mysogine (la femme est l'objet du désir masculin au premier chef) —a été traité sur Reflets il y a quelques semaines, mais ne doit pas faire l'économie d'une réflexion au delà de la représentation archétypale de la "femme" dans le système marchand. Un réflexion qui doit se faire au sujet des rapports hommes-femmes, des volontés forcément plurielles des uns et des autres dans le cadre de la séduction, de l'attirance sexuelle, des rapports au corps de l'autre et de l'inévitable confusion entre harcèlement et drague, agression et incompréhension mutuelle, rapports sexuels plus ou moins consentis, abus sexuels et viols. Tout ça ne peut pas être mis dans le même shaker avec un hastag qui ostracise, condamne et réduit l'autre à un nom bestial. Enfin, si l'on est encore du vieux monde qui tente de réfléchir, pas si l'on est du nouveau qui "libère la parole" en 280 caractères ou sur une page Facebook lapidaire…

Le porc masculin, cet inconnu…

Le choix du porc en France, pour dénoncer des comportements masculins considérés comme déplacés, harcelant sexuellement, n'est pas anodin. Son pendant féminin en langage courant est la truie ou la "cochonne". Un terme sexuel. Une "cochonne". Une femme qui aime le sexe. Des femmes aiment qu'on les qualifie de "cochonne" au lit. Des hommes aiment dire qu'ils sont des "cochons" au lit.

Oui, la sexualité passe par plein de choses, comme les mots. Des hommes et des femmes aiment jurer, se faire traiter de noms peu amènes, animaliers parfois pour accentuer leur satisfaction sexuelle lors de rapports… sexuels. Hormis les défenseurs de la morale religieuse, personne n'en a cure que monsieur traite madame de "cochonne qui aime ça". Normalement. Et dans le cas de #BalanceTonPorc, étonnamment, c'est cet animal qui a été choisi. Il y aurait des porcs et des allié(e)s des porcs, selon De Haas. Les "porcs" dénoncés depuis Twitter : ces hommes qui tentent d'avoir des rapports sexuels avec des femmes en utilisant des moyens déplacés : gestes par surprise, menaces, blagues orientées et salaces, insultes, chantages, utilisation de la foule du métro pour coller son érection contre les fesses d'une femme, etc…

Les femmes seraient donc forcément les victimes de ces comportements, démunies, désarmées, et subiraient des traumatismes répétés sous les assauts perpétuels des porcs, ces hommes incapables de réfréner leurs "pulsions", et dépourvus de surmoi. La femme serait donc en position d'infériorité structurelle face à ces agressions ? Toute femme est paralysée, subit, et rentre en pleurant chez elle après l'un de ces harcèlements ? Aux vues de la diversité des individus composant le genre féminin, il semble que cette affirmation soit parfaitement fabriquée et fausse, si l'on accepte que le monde n'est pas catégorisé en "victime des porcs" et "porcs", en "femmes dominées" et en "hommes tout puissants".

Les femmes sont — tout comme les hommes — assez fortes, intelligentes, éduquées et capables de se défendre contre des harcèlements, normalement, au global. Et si ce n'est plus le cas, selon Twitter, c'est qu'il y a un problème profond dans cette société vis-à-vis de la capacité de chacun à se défendre contre les risques inhérents de toute vie en société, dont les harcèlement et agressions font partie (nous ne parlons pas bien entendu d'agressions où la victime est seule face à un agresseur homme, il va de soi, mais d'agressions en public, dans les entreprises, par des gestes ou des paroles).

C'est une honte ! Vous cautionnez les Porcs, vous faites du harcèlement une fatalité ! Vous êtes indigne !

#DéboucheTonCerveauEtReviensSurTerre pourrait être une réponse aux indignations en cours sur Twitter qui ne manqueront pas, après lecture du paragraphe ci-dessus, forcément extrait de l'ensemble de l'article. Les comportements masculins de harcèlement sexuel existent. Ils traumatisent certaines femmes, pas d'autres. Il y a des solutions à donner aux femmes pour retourner ces situations afin de permettre que la honte retombe sur le harceleur et non sur elles. C'est une voie qui semble intéressante. Les femmes harcelées qui ne veulent pas de ce harcèlement doivent se battre. Parce que les hommes harcelants, eux, seront toujours là. Les hommes respectueux des femmes devraient aussi avoir le courage de prendre leur défense si elles le leur demandent, et d'aller vers les harceleurs pour leur expliquer virilement (?) qu'ils sont des gros cons, voire de les corriger. A moins que ce ne soit pas assez féministe, que cela fasse l'apologie de la virilité qui est quelque chose de très mal, il va de soi, dans le monde connecté ? Dans tous les cas, cela s'appelle la vie en société. Ce sont "les gens" qui se prennent en main et règlent les problèmes, entre personnes de bonne volonté, correctes, respectueuses, et qui sont majoritaires.

La loi, la justice, la police remplacent aujourd'hui la vieille négociation sociale entre individus. Fumer au restaurant, jusqu'au début des années 90 était possible. Les restaurants n'étaient pour autant pas tous enfumés. Et si quelqu'un était gêné, le plus souvent il exprimait sa gêne, et les fumeurs écrasaient leur clope en s'excusant. Des fumeurs demandaient, souvent, à leurs voisins, si cela les gênaient. La moitié le plus souvent répondait non.  Pour l'autre moitié de oui, les fumeurs rangeaient leurs clopes et ne fumaient pas. Par respect pour leurs voisins. Puis certains ont commencé à ne plus exprimer une gêne, mais à exiger agressivement que les fumeurs cessent, en y adjoignant un commentaire moral : c'est dégueulasse. Vous pourriez quand même éviter, etc… Certains fumeurs ont commencé à ne plus demander à leurs voisins si leur fumée gênaient les non-fumeurs, puis les fumeurs ont été mis à part une dizaine d'années, avec le clan des non-fumeurs dans une autre salle, puis un ministre, devenu un président ultra-progressiste  en 2007 — que tout le monde a adoré — a interdit de fumer dans tous les lieux publics, avec amendes et chasse aux fumeurs autorisée.

La voie choisie dans la société moderne est celle de la déresponsabilisation des individus et au final de leur infantilisation. Chacun peut exercer sa liberté, mais en craignant de ne pas suivre parfaitement les règles de plus en plus nombreuses qui recouvrent l'espace social et dont les punitions qui s'ensuivent pour le contrevenant s'amplifient. Comme à l'école. C'est une société judiciarisée où comme avec les enfants, en cas de problème, l'enfant demande d'être protégé, que des adultes viennent s'en mêler, puisque l'adulte sait où est la limite. L'enfant non. L'adulte est devenu l'Etat, l'enfant, le citoyen. Le problème du harcèlement va donc être réglé par l'adulte, afin de protéger les enfants (les femmes, dans le cas d'espèce).

Le harcèlement ne sera pour autant pas réglé. Des hommes harcelants hésiteront peut-être, avec la peur de la justice, comme l'automobiliste sur la route avec les radars ou désormais les véhicules flasheurs #BalanceTonExcesDeVitesse. D'autres continueront, parce que la loi ne peut jamais être appliquée à 100% dans ces cas là, parce que les forces de police sont débordées, pas formées. Que les femmes n'osent pas toujours se plaindre. Parce que les pressions sociales, professionnelles sont fortes. Mais parce qu'aussi, une société de citoyennes-enfants qui viennent se plaindre pour faire punir les "gestes ou paroles déplacés", est une société qui a décidé que les individus ne sont plus libres et autonomes, responsabilisés, mais seulement des clients apeurés et délateurs.

Une société sans victimes est possible

Le totalitarisme se nourrit de nombreuses choses, mais en premier lieu de phénomènes bien connus : simplification, solutionnisme, hypocrisie, utilisation des émotions négative (peur, angoisse, crainte, fantasmes effrayants, etc) et populisme (appel au bon sens du peuple). #BalanceTonPorc utilise tous les aspects du totalitarisme. Le refus de discuter, de négocier les idées brandies, est aussi consubstantiel du totalitarisme, puisqu'il est solutionniste, simplificateur : il ne peut accepter que l'on vienne critiquer ses analyses, ses méthodes, ses solutions, ou même sa vision des choses. La société moderne, connectée, brasse un nombre incalculable de choses jusqu'à charrier avec une force incroyable des émotions liées à des réalités amplifiées : la propagande ne fait pas autre chose.

N'oublions pas que 80% des viols sont commis par des proches dont des membres de la famille. Le viol conjugal est fréquent et ce n'est pas une chose qui se résume par des phrases sentencieuses au nom des "femmes". La sexualité est une chose trop complexe pour qu'elle soit laissée à des "militants numériques" sans recul ni compétences sur le sujet. Les abus sexuels sont très difficiles à assumer pour les victimes, souvent plus que des viols : il y a souvent eu une forme de consentement par manipulation.

Ces constats ne doivent pas écarter un problème existant, comme celui du harcèlement sexuel, mais indiquent seulement que s'emparer du problème avec ces outils et méthodes totalitaires ne va pas faire avancer la société dans le bon sens. Et surtout, cela n'aidera pas celles qui se considèrent comme victimes. A moins que la majorité ne rêve d'un monde solutionniste, sans victimes ? Il existe. Il est technologique. Si chaque femme porte une paire de Google Glass, il lui suffira, en cas de harcèlement ou d'agression, de déclencher l'enregistrement vidéo et audio du dispositif avec un mot clef  comme "grosporc" par exemple, ce qui enverra un tweet d'alerte #AgressionPorc avec la vidéo ainsi qu'un sms aux forces de l'ordre. L'individu qui aura commis le délit (main aux fesses, frottements dans le métro, phrase déplacée à connotation sexuelle) sera ainsi très rapidement confondu et interpellé. Et vilipendé en place publique numérique. L'innovation digitale est sans limite. Elle surviendra certainement.

C'est un choix.

En attendant, il y a une loi qui pourrait être appliquée et qui ferait avancer sévèrement la société au niveau des inégalités, c'est celle sur l'égalité salariale. Si le militantisme en cours focalisait son combat sur ce point là et que demain, à poste égal, compétences égales les femmes gagnaient autant que les hommes, il est certain qu'un grand pas serait accompli, pas seulement  symbolique. La société changerait à de nombreux niveaux.

C'est encore un choix.

 

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