Journal d'investigation en ligne et d'information‑hacking
Édito
par Antoine Champagne - kitetoa

Notre pourvoi en cassation est rejeté

Le Parisien ayant publié un papier aujourd'hui, nous allons vous donner un peu dans l'urgence une partie de notre point de vue sur le rejet du pourvoi en cassation de Bluetouff et donc, de Reflets et de tous les internautes français (n'en déplaise au système judiciaire). Nous reviendrons sur cette décision dans d'autres articles.

Le Parisien ayant publié un papier aujourd'hui, nous allons vous donner un peu dans l'urgence une partie de notre point de vue sur le rejet du pourvoi en cassation de Bluetouff et donc, de Reflets et de tous les internautes français (n'en déplaise au système judiciaire).

Nous reviendrons sur cette décision dans d'autres articles. Celui-ci devrait vous aider à comprendre le contexte dans lequel nous nous situons et qui va, à notre avis, plus loin que le simple téléchargement de fichiers publics, sur un site public, placé sur un réseau public, archivés par un moteur de recherche américain et rédigés par des chercheurs payés par nos impôts, pour alerter sur des risques sanitaires qui concernent tout le monde.

Bref rappel des faits.

Au cours d'une recherche Google n'ayant rien à voir avec l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES), le moteur de recherche à renvoyé une série de réponses (des liens vers des documents) placés sur un serveur de l'ANSES. Bluetouff les a téléchargés. Il se sert alors de quelques bouts de documents pour rédiger un article sur Reflets. Oui, nous sommes un journal en ligne généraliste qui traite de tous les sujets, y compris de risques sanitaires. Nous sommes d'ailleurs suffisamment généralistes pour que l'Etat français, au travers de la Commission paritaire des publications et agences de presse, nous reconnaisse la qualité d'organe de presse d'information politique et citoyenne (IPC). Nous avons un numéro de commission paritaire en ce sens : 0317 Y 92654.

L'ANSES porte plainte à la lecture de l'article, estimant que ces fichiers n'ont pu être téléchargés que par piratage. L'organisme étant un Opérateur d'importance vitale (OIV), la DGSI est chargée de l'enquête. Pour cerner un tel terroriste, agissant sous pseudonyme, qui plus est, il fallait bien les services de renseignement. Bluetouff sera donc gratifié de 30 heures de garde à vue, son matériel informatique saisi, on en passe. Toutes sortes de choses évidemment éminemment nécessaires. Vous comprendrez un peu plus loin pourquoi. Le destin du monde était en cause, pas moins.

L'ANSES réalise cependant assez vite, surprise..., que si des documents sont archivés par Google, c'est un peu parce que leur accès est public. Du coup, l'agence ne se constitue pas partie civile. En d'autres termes, elle abandonne le combat avant même qu'il ne commence. Le ridicule ne tue plus, mais on n'est jamais trop prudent.

Pour autant, le pénal suivant son cours, comme on dit du côté des juristes, Bluetouff est jugé. En première instance, les juges faisant preuve de lucidité, le relaxent.

Armés de logique et d'un sens commun dont les suivants semblent manquer, les juges de première instance expliquent à propos de l'accès frauduleux supposé :

acces-frauduleux-2
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Pour le reste, un supposé vol de données publiques, stockées sur un serveur public, lui-même placé sur un réseau public et qui ont été archivés par un moteur de recherche, les juges ont également une analyse très logique :

Paf.

Une affaire qui n'en est pas une et qui n'aurait jamais du mobiliser autant de ressources publiques est finie.

Pensions-nous...

D'autant que les juges suivaient ainsi une jurisprudence établie par votre serviteur. Jurisprudence voulue à l'époque par le parquet de Paris (au point de publier un communiqué de presse).

Mais c'était sans compter sur le parquet de Paris qui voyait, lui, matière à poursuivre Bluetouff. Il faisait appel et contredisait ainsi les choix établis quelques années plus tôt par... le même parquet.

En Appel, Bluetouff était condamné. 3000 euros d'amende et sa condamnation faisait l'objet d'une inscription sur son casier judiciaire.

Incertitude juridique gravée dans le marbre

Reprenant le flambeau du parquet de l'époque Tati/Kitetoa, Bluetouff et Reflets décidaient, avec votre soutien financier, chers lecteurs, de former un pourvoi en cassation. Nous estimions en effet que cette décision créait une incertitude juridique pour tous les internautes, en plus, évidemment, de s'attaquer violemment à la liberté d'informer des médias.

Le pourvoi a été rejeté hier. Désormais, cher internaute, choisis avec soin les liens sur lesquels tu cliques lors d'une recherche sur un moteur comme Google. Car si dans la tête de l'admin responsable de la page que tu consultes, celle-ci est considérée comme confidentielle, et même en l'absence de protection de cette page, par exemple via un identifiant et un mot de passe, tu risques une condamnation. Te voilà pirate informatique.

Pourquoi l'implication de la DGSI était-elle nécessaire ? Mais voyons, parce que Bluetouff avait mis en péril l'avenir de l'humanité bien sûr. Le président du tribunal en appel ne lui a-t-il pas demandé si, "en téléchargeant tous ces documents, vous n'aviez pas peur de tuer toute la planète" ? Pour ce qui est des faits, il faut se reporter aux mots de l'avocate générale, Laurence Vichnievsky : "comme tout le monde dans la salle, je n'ai pas compris le quart de ce qui a été dit aujourd'hui, mes enfants auraient mieux compris que moi, mais il faut condamner M. Laurelli". C'est rassurant.

Passons.

Nous laisserons à des juristes le soin de vous apporter sous peu, dans nos colonnes, une analyse plus juridique de la décision de la cour de cassation.

Une étrange conversation

Dans ce contexte, franchement surréaliste de l'appel, nous avons quand même fini par nous poser quelques questions.

Pourquoi cet acharnement du parquet à poursuivre Bluetouff ? D'autant que de son propre aveu, le parquet n'avait pas vraiment compris ce qui s'était passé et que la principale victime reconnaissait ne pas avoir à rechercher le culpabilité de Bluetouff.

Ces interrogations se faisaient plus pressantes après l'audience, mais avaient commencé avant. En effet, deux semaines plus tôt, une commissaire de police discutant avec une représentante d'un autre parquet que le parquet de Paris, évoquaient la prochaine condamnation de Bluetouff. Comme si elles connaissaient déjà le résultat du procès.

En outre, nous ne perdions pas de vue le fait que Reflets a été le premier journal à évoquer les contrats d'Amesys en Libye et de Qosmos en Syrie. Or le parquet de Paris a pesé de tout son poids, probablement à la demande de l'exécutif, pour freiner tout développement judiciaire de l'affaire Amesys. De là à imaginer que quelqu'un souhaitait nous faire payer nos révélations, il y a un pas que nous ne franchirons pas. Mais en tout cas, nous partions avec, disons, un désavantage.

Laurence Vichnievsky, qui a mené la charge contre Bluetouff pour le compte du parquet, en appel, n'est pas une inconnue. Nommée avocat général au Parquet le 23 août 2007, elle a un passé médiatique de juge d'instruction dans le domaine de la corruption qui plaide pour elle. Elle a travaillé avec Eva Joly qu'elle rejoindra plus tard à EELV. Sa nomination comme avocat général avait visiblement créé une polémique, dans la mesure ou le Conseil supérieur de la magistrature y était opposé et que la chancellerie était passée outre cet avis.

Le 14 juillet 2009, elle recevait la légion d'honneur (Chevalier) en raison de son parcours professionnel. Nicolas Sarkozy qui la décore a alors des mots intéressants que Le Monde rapportait à l'époque :

"C'est que Mme Vichnievsky l'assume sans détours : oui, elle a noué une relation amicale avec le président de la République. "On s'est connus en 1997, il n'était que maire de Neuilly-sur-Seine, explique-t-elle. On s'est fréquentés, on se tutoyait. Je me sens libre de mes opinions, les gens de gauche me jugent à droite, et inversement. Je ne l'ai plus vu à partir de 2004." Il lui a remis la Légion d'honneur, le 21 octobre. Avec une phrase bien sentie à son endroit : "Je préfère ceux qui s'engagent à découvert, plutôt que ceux qui se cachent derrière leur fonction", a déclaré M. Sarkozy. L'avocate générale était émue, forcément. "Je n'imaginais pas refuser cette médaille, dit-elle, c'est la reconnaissance de mon parcours.

Nicolas Sarkozy et sa garde rapprochée ont joué un rôle central dans le contrat entre Amesys et la Libye pour la vente d'un Eagle permettant de surveiller toute la population de ce pays. Jusqu'ici, la justice n'a pas jugé intéressant de s'intéresser à ce volet de l'AmesysGate.

En mars 2010, Laurence Vichnievsky quitte les aspects pénaux du parquet de Paris pour se concentrer sur les affaires civiles. Elle se lance en effet en politique aux côtés d'Eva Joly, avec qui elle a travaillé comme juge d'instruction. Elle est étiquetée EELV (ça ne durera pas) et ne peut plus, par exemple, s'occuper de l'affaire Erika.

En septembre 2011, elle entame son retrait de EELV.

En mars 2012, le parquet de Paris commence à s'opposer à tout développement lié à la plainte de la FIDH contre Amesys. Voici le déroulé des actions du parquet, citées par la FIDH :

L’ouverture de l’information judiciaire s’est cependant heurtée à un obstacle de taille : l’opposition farouche du Parquet de Paris, qui a rendu un réquisitoire s’opposant à l’ouverture de l’information judiciaire et qui a ensuite fait appel de l’ordonnance de la juge d’instruction qui avait décidé de ne pas suivre les arguments du Parquet et d’ouvrir une information judiciaire (voir infra – Les grandes étapes de la procédure judiciaire). Cet appel a finalement été rejeté par la Chambre de l’instruction de la Cour d’appel de Paris, qui a, dans une décision rendue le 15 janvier 2013, confirmé l’ouverture de l’information judiciaire.

Le 26 mars 2012 : Le Parquet prend un réquisitoire de non informer et subsidiairement d’irrecevabilité de la plainte avec constitution de partie civile, aux motifs « qu’il paraît difficile de considérer que la vente de matériel puisse être constitutive d’actes de complicité de faits criminels commis avec lesdits matériels par les acquéreurs ; qu’il s’agit moins d’établir des faits ou d’apprécier l’intention des vendeurs avec ces matériels d’écoute que d’apprécier la possibilité de l’existence d’une infraction pénale en lien avec les faits reprochés. Attendu que cette possibilité même d’un lien entre les faits et l’existence de l’infraction fait défaut ; qu’en effet vendre à un État des matériels ne saurait être en soi un élément constitutif de l’infraction ».

29 mai 2012 Le Parquet fait appel de l’ordonnance d’ouverture de l’instruction.

10 juillet 2012 Le Parquet général de la Cour d’appel de Paris prend des réquisitions demandant que l’ordonnance du 23 mai 2012 disant y avoir lieu à informer soit infirmée, et contestant l’intérêt à agir de la FIDH et de la LDH dans cette affaire.

Peine perdue, donc, une information judiciaire est finalement ouverte contre Amesys, soupçonnée de complicité de torture, par le pôle génocides et crimes contre l'humanité du tribunal de Paris. Depuis, l'affaire piétine. Ce dont s'est émue la FIDH il y a quelques temps. Selon nos informations, il ne serait pas impossible que l'entreprise échappe à une condamnation. Ce qui serait intéressant car cela tendrait à démontrer qu'il est juridiquement moins dangereux de vendre un système d'écoute global à l'échelle d'un pays, à un dictateur sanguinaire, que de télécharger des fichiers PDF trouvés via Gogleuh, le petit nom du moteur de recherche, selon les juges de la cour d'Appel.

Le président de la chambre qui a rejeté le pourvoi formé par Bluetouff, Didier Guérin, a également rejeté il y a peu le pourvoi des époux Tibéri dans l'affaire des faux électeurs. Kudos. En revanche, représentant de la cour de cassation à la cour de justice de la république (CJR), il s'est rangé à l'idée que Christine Lagarde ne méritait pas d'être mise en examen pour son rôle dans l'arbitrage Tapie/Crédit Lyonnais. Mediapart a publié un article passionnant sur cette décision.

Au lendemain des deux jours d’audition de Christine Lagarde par les magistrats de la Cour de justice de la République (CJR), les langues se délient et les raisons pour lesquelles la directrice générale du Fonds monétaire international (FMI) n’a pas été mise en examen pour « complicité de faux » et « complicité de détournement de fonds publics », mais placée sous statut de témoin assisté, apparaissent plus clairement. (...) selon de très bonnes sources, la déclaration du ministre des finances Pierre Moscovici, en défense de la patronne du FMI, a lourdement pesé sur la réflexion des magistrats, qui n’ont pas osé prendre une décision de mise en examen pouvant avoir des répercussions planétaires et, éventuellement, entraîner une éviction de Christine Lagarde de ses fonctions à la tête de l’institution financière. (...) En quelque sorte, la sortie inopinée de Pierre Moscovici, à quelques heures du début des auditions, a été interprétée par les magistrats comme un rappel à l’ordre solennel ; et les magistrats n’ont donc pas finalement osé défier l’exécutif.

Gogleuh nous apprend enfin que Laurence Vichnievsky et Didier Guérin ont participé à un colloque en 2001 à Palerme sur le thème "La confiscation des biens illicites". Le milieu judiciaire est un tout petit monde. Comme d'autres.

Notons que les PDF de l'ANSES ont été confisqués... Une manie ?

Et maintenant ?

Nous évaluons avec notre conseil les possibilités et l'opportunité de porter cette affaire devant la Cour européenne des droits de l'homme. Quant à notre liberté et notre volonté d'informer nos lecteurs... Elles restent entières. Elles sont même, en ce qui me concerne, renforcée par ces décisions des cours d'appel et de cassation. Mon petit doigt me souffle dans l'oreillette (si, si...) que nous n'avons pas fini de parler d'Amesys et de Qosmos, de risques sanitaires, de politique, et de bien d'autres choses.

 

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