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Édito
par drapher

Crise de civilisation : passer d'un monde illimité à un monde en perdition

L'état des populations qui composent les grandes démocraties est préoccupant. Lorsque les analystes de tous bords parlent de la "crise de la démocratie" en cours, ou de crise "sociale", "institutionnelle", ce qu'ils ne nomment pas directement est l'état d'esprit des habitants des pays développés. Un état d'esprit fort différent — et pourtant excessivement similaire par certains fonctionnements — de celui qui prévalait il y a moins de 40 ans.

L'état des populations qui composent les grandes démocraties est préoccupant. Lorsque les analystes de tous bords parlent de la "crise de la démocratie" en cours, ou de crise "sociale", "institutionnelle", ce qu'ils ne nomment pas directement est l'état d'esprit des habitants des pays développés. Un état d'esprit fort différent — et pourtant excessivement similaire par certains fonctionnements — de celui qui prévalait il y a moins de 40 ans. Comment et pourquoi, en 2017, la société française n'a plus aucune sorte de projet et d'engagement collectif et finit par regarder un monde s'enfoncer tandis qu'un autre émerge ?

Il y a 35 ans : avoir une voiture plus chère que le voisin

En 1982, la France se modernisait. Continuait en réalité une modernisation débutée moins d'une décennie auparavant. L'an 2000 verrait ses voitures volantes, la télématique était une invention française fantastique, l'industrie était encore le socle de la modernité, l'enseignement supérieur allait offrir à une génération entière les clés de la connaissance et des métiers du tertiaire. Les Français partaient en vacance quelle que soit leur condition, 3 chaînes de télévision publique en couleur, pas de satellite ni d'Internet, ni téléphone cellulaire. Et tout le monde s'en foutait. Parce qu'en ce temps là les gens ne se projetaient pas vers le futur comme une somme de nouveaux gadgets technologiques à acquérir. La raison en était simple : la technologie coûtait une blinde et elle n'était pas franchement emballante pour les foules. Un ordinateur personnel ne servait qu'à taper des lignes de code ésotériques ou à jouer à des jeux obscurs bourrés de pixels…

Au fond, la société des années 80 était la même que celle des années 60, avec plus d'appareils électroménagers et des voitures plus confortables et sécurisée. La vision du monde était la même que 30 ans auparavant : un monde illimité, qui progressait matériellement, avec des promesses de lendemain encore plus enchanteurs que la veille. Il faut dire que la description du monde était entièrement filtrée à cette époque : seuls les journalistes et les politiques relayés par les journalistes en étaient les détenteurs. La guerre d'Afghanistan, celles des Malouines, les famines dans des pays africains lointains, l'apartheid en Afrique du Sud, tous ces sujets arrivaient dans les salons des Français de manière unilatérale, sans polémiques autres que celles d'une petite clique d'intellectuels parisiens qui s'empaillaient pour pouvoir ensuite vendre leurs bouquins à une frange minoritaire de la population.

Ce qui motivait les gens en 1982, en 1985 ou 1988 était une chose simple : s'acheter une nouvelle voiture plus grosse et plus chère que celle de son voisin, partir en vacances pour picoler, pour si possible tromper son conjoint ou sa conjointe sans se faire pincer, se payer une maison "moderne" sur catalogue, ou une résidence secondaire en campagne. Pour d'autres, plus minoritaires, c'était aller au maximum de concerts possibles, boire et fumer, baiser et profiter au maximum de la vie, ne surtout pas travailler, emmerder les bourgeois. Mais dans l'absolu, ce qui réunissait les gens à cette époque était un phénomène très important qui est — à l'inverse — au cœur de la crise actuelle : l'avenir n'était en rien écrit, le monde n'était pas limité et personne ou presque ne se projetait à 15, 20 ou 30 ans. Précision : les ordinateurs ne proposaient pas encore dans les médias ou sur un réseau mondial d'information, leurs modèles futuristes.

Injonctions contradictoires et réveil après une gueule de bois

La "grande dépression française" actuelle, cette crise politique, sociale, voire de civilisation (au sens de la civilisation de l'économie de marché basée sur la consommation, la croissance et l'"empowerment") est constituée de nombreux facteurs. Des sociologues, des historiens travaillent sur le sujet, dont Yuval Noah Harari, qui avec "Homo Deus, une brève histoire de l'avenir" fait un travail amusant de remontée de l'histoire et de projection dans le futur… qui glace le sang.

Impossible de résumer ici cet ouvrage qui tente de faire un bilan de l'évolution des êtres humains et envisage la planète dans une décennie ou deux avec comme facteur central, les progrès de l'intelligence artificielle. La réalité, passée, présente, future décrite par Harari est fort pertinente, mais elle évacue de nombreuses pièces du puzzle. L'une d'entre elles est l'injonction contradictoire qui a recouvert de nombreux discours politiques et sociaux depuis à peine une décennie, et dont les populations ne savent que faire, et qui potentiellement les rend "fous". Ou ces populations sont sommés de prendre des décisions totalement dichotomiques, à la limite d'un clivage psychologique. Comme au réveil après une énorme gueule de bois, où l'on ne sait plus bien ce que l'on doit faire entre vouloir mourir ou au contraire se jeter sous une douche glacée, se rendormir ou arrêter de boire à tout jamais…

La différence majeure entre 1982 et 2017 est l'affirmation scientifique — plus ou moins reprise par le politique — d'une catastrophe en cours qui mène la civilisation toute entière à sa perte. La découverte et l'affirmation que le monde n'est pas illimité inscrit une fin proche : des ressources naturelles, de la biodiversité, et même du climat ! L'habitant de la France de 2017 vit en permanence dans un rappel quasi apocalyptique de la fin du monde très proche, d'un grand basculement à venir si… Si quoi ? Si "on continue comme ça". Comment ? Et bien, avec le même fonctionnement quotidien que celui de 1982, en gros, multiplié par 42 du point de vue de la quantité matérielle consommée, avec des objets qui en 2017 proviennent de l'autre bout du monde à des prix accessibles à tous et requérant des processus d'extraction de minerais, de technologies de pointe et de transports hyper complexes. Ou qui demandent "tout simplement" de démolir des écosystèmes et faire travailler des gens dans des conditions proches de l'esclavage.

Oui, mais la télévision, Internet, eux travaillent les esprits en permanence pour que cette consommation massive qui nous mène à notre perte, s'accentue. Le politique, d'une main, explique qu'il faut "Make The Planet Great Again", et de l'autre affirme qu'il nous faut "plus de croissance, plus de consommation, plus d'industries, plus d'innovations". Dichotomie civilisationnelle totale. Grand écart démentiel.

Comment dire à tous que nous allons finir dans un four, dans lequel l'eau sera contaminée, les terres infertiles, les animaux quasi exterminés "si nous ne faisons rien pour changer le cours des choses", et "en même temps", tout verrouiller pour que cela se produise ? C'est une véritable gueule de bois collective qui se dévoile à nos yeux. Ce qui nous est demandé est à la fois la nécessité de continuer à boire de l'alcool pour le bien des marchands de liquoreux et l'économie, tout en arrêtant de boire pour le bien de notre santé. Avec comme action politique principale, une campagne sur les ravages de l'alcool qui donne accès à un numéro vert pour savoir comment mieux gérer sa gueule de bois…

Tout est contradictoire : la limite de l'hypercapitalisme

La libération de la parole qui s'est effectuée sur les harcèlements, les agressions sexuelles est — comme à peu près tous les sujets de société actuels — une pure contradiction d'époque, avec son lot d'hypocrisies et de dichotomie effarante. Le harcèlement sexuel à l'égard des femmes ne date pas d'hier. En 1982, aussi, les femmes étaient harcelées, agressées sexuellement. Des lois ont été votées, des associations ont dénoncé, et rien n'a changé. Mais en parallèle, la femme a été de plus en plus vendue pour son corps et donc pour ses attributs sexuels.

Une femme, c'est un objet de désir dans la société capitaliste d'hyper consommation. Elle est le plus souvent dévêtue, lascive, réceptive aux compliments, faite pour séduire et être séduite. L'homme aime la femme moderne. Il l'achète souvent avec une grosse voiture, puisqu'elle se frotte sur des bolides en maillot de bain dans des salons automobiles. Une femme, c'est un bout de viande à disposition avec lequel on négocie… ou pas trop : une consommation sensuelle, et surtout, sexuelle. C'est ce message que renvoient en permanence les agences de marketing et autres publicistes.

C'est donc un monde où l'incitation est permanente à vivre un modèle féminin / masculin archétypal, totalement basé sur la consommation sexuelle mais qui s'indigne que ses membres se retrouvent à vivre "pour de vrai" ce que la propagande publicitaire enfonce dans les crânes. Et il n'est pas question — par ce constat — de justifier les actes des harceleurs et autres agresseurs sexuels, mais de poser la question de la contradiction du système et des ses représentations. Si dans les représentations, la femme est le plus souvent une "pute amatrice en puissance" qui réussit à parvenir à ses fins parce "qu'elle le vaut bien" et l'homme un bellâtre-maquereau en puissance — qui nécessairement écoute ses pulsions et chasse la pute amatrice en puissance — toutes les lois du monde ne changeront rien au phénomène en cours.

Ah, si, la peur s'installera, identique à celle de la fin du monde en cours "qu'on pourrait empêcher si on fait quelque chose", mais ne changera rien au phénomène. Les petits garçons auront toujours en tête les mêmes schémas, les petites filles aussi, et les vieux essayeront de ne pas se faire choper. Ou de préparer tellement bien leur coup avec des pressions professionnelles tellement bien étudiées que les femmes n'auront aucune chance : soit elles accepteront les agressions en silence, soit elles perdront leur travail.

L'hypocrisie et la bêtise : un moteur collectif bien ancré

Le fond du sujet, celui de la crise totale (de civilisation) en cours est celui d'un monde qui a refusé de réfléchir à ce qu'il faisait, promouvait, incitait. Que ce soit au niveau des politiques, parfaitement responsables de la situation de par leurs décisions, leurs incitations et leurs discours, ou au niveau des populations, par leur non-refus de suivre les tendances débilitantes et destructrices en cours depuis des décennies, la crise actuelle n'est pas le fruit d'une vaste conspiration de haut niveau qui atteindrait ses limites et s'en moquerait. A chaque proposition parfaitement hypocrite et dichotomique, la population a répondu positivement. Les hypermarchés ont fleuri parce que des clients s'y ruent en masse. Les programmes télévisés débilitants sont les plus regardés, et le taux de consultation globale de la télévision ne fait qu'augmenter. Les voitures bien grosses, bien chères, bien frime et bien polluantes ne se sont jamais aussi bien vendues. Les discours politiques les plus absurdes et mensongers continuent d'engranger des millions de voix, les éditocrates manipulateurs et leurs employeurs instituts de sondages trafiquants d'opinion publique continuent de "faire les élections", les lois anti-sociales, liberticides ne sont quasiment pas contestées.

Le but avoué des membres constituant la société, dans leur plus grande majorité peut se résumer de façon assez abrupte à : s'enrichir, posséder, jouir, se protéger, gagner (du pouvoir), dominer.

Six verbes pour résumer "la voie existentielle moderne" en 2017. De la grande majorité. Avec un gouvernement, une représentation nationale de la majorité qui sert et pousse au maximum cette voie existentielle, individuelle et collective.

Au fond : le règne sans partage des beaufs (tels qu'ils étaient nommés en 1982) a débuté. Avec en bonus une petite musique qui leur dit qu'ils participent à la catastrophe en cours. Mais qu'"en même temps", on ne va pas non plus remettre en cause ce fonctionnement que l'on plébiscite depuis toujours. Et puis avec l'innovation, tous les problèmes seront certainement résolus à terme, n'est-ce pas ?

Oui, enfin, pas certain quand même. Mais quand on est hypocrite et bête à ce point là, ce n'est plus un problème. Surtout dans un monde en perdition. De plus en plus limité.

Dirigé et habité principalement par des beaufs (Cabu, 1970).

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