Journal d'investigation en ligne et d'information‑hacking
Édito
par Yovan Menkevick

Hackerisme : hacking large appliqué, éthique sociale et politique

C'est cette publication : " Éthique et communauté du hacker : un entretien avec Richard M. Stallman, 2002 ", toujours consultable sur le site gnu.org qui est à l'origine de l'article présentement en ligne. Il n'y a pas là une découverte fondamentale sur le hacking et les hackers mais des rappels sur leur origine et leur progression au cours du temps.

C'est cette publication : " Éthique et communauté du hacker : un entretien avec Richard M. Stallman, 2002 ", toujours consultable sur le site gnu.org qui est à l'origine de l'article présentement en ligne. Il n'y a pas là une découverte fondamentale sur le hacking et les hackers mais des rappels sur leur origine et leur progression au cours du temps. Ces rappels résonnent fortement avec des réflexions effectuées ici-même dans une suite d'articles intitulée "l'Archipel des hackers" à propos, entre autres, de l'éthique hacker. Et bien entendu avec le "débat" lancé suite à l'interview de Frédéric Bardeau qui s'est conclu sur France Culture dans l'émission  Place de la Toile pour ensuite s'éclairer un peu plus grâce à l'article de Kitetoa qui remettait les pendules à l'heure sur la "communauté des hackers et hacktivistes", communauté qui n'a au fond de communauté, surtout le nom, mais pas seulement.

Petit extrait de l'interview de Richard Stallman :

TV  : Que veut dire le mot « hacker » pour vous, personnellement ?

RMS  : C'est quelqu'un qui aime l'intelligence espiègle, particulièrement en programmation mais d'autres médias sont également possibles. Au XIVe siècle, Guillaume de Machaut écrivit un palindrome musical en trois parties. Cela aussi sonnait bien : j'ai dû m'y faire la main une fois car je me rappelle encore une des parties. Je pense que c'était un bon hack. J'ai entendu dire quelque part que J. S. Bach a fait quelque chose de similaire.

Une arène possible pour l'intelligence espiègle est de déjouer la sécurité. Les hackers n'ont jamais eu beaucoup de respect pour les freins bureaucratiques. Si l'ordinateur restait inoccupé parce que l'administrateur ne les laissait pas l'utiliser, ils s'arrangeaient parfois pour contourner l'obstacle et s'en servir quand même. Si cela demandait de l'astuce, c'était amusant en soi, tout en rendant possible un autre hack (par exemple, un travail utile) sur l'ordinateur plutôt que de se tourner les pouces. Mais tous les hackers ne déjouaient pas la sécurité, beaucoup ne s'y sont jamais intéressés. Sur l'Incompatible Timesharing System, système d'exploitation développé par les hackers du laboratoire d'intelligence artificielle, nous avons rendu inutile le contournement de la sécurité : nous n'avions simplement pas mis en œuvre de sécurité dans le système. Les hackers avaient réalisé que la sécurité serait un mécanisme de domination de la part des administrateurs. Aussi, nous ne leur en avons pas donné les moyens.

Un peu plus loin :

TV  : Une question à propos de l'esthétique du hacker : comme vous l'expliquiez, il n'y a pas d'éthique du hacker particulière, car un hacker peut agir de manière éthique, ou non ; rien dans le « hackerisme » n'oblige à un comportement éthique.

RMS  : Le hacking n'est pas au départ une question d'éthique. C'est une idée sur ce qui donne un sens à la vie. Mais il a peut-être raison de dire que le hacking peut amener un nombre significatif de hackers à penser la question éthique d'une certaine manière. Je ne voudrais pas complètement rejeter les relations entre hacking et visions de l'éthique.

Bien que quelqu'un ait dit qu'il était plus question d'esthétique que d'éthique, je pense qu'« esthétique » n'est pas, non plus, le bon mot. Une esthétique est une idée de la beauté. C'est la notion de ce qui est émouvant et expressif. Y a-t-il un mot pour cela ? Je peux penser à « la voie du hacker » [the hacker way], mais cela sonne plutôt pompeux et new-age.

Ce que renvoie RMS il y a 10 ans, avec l'éclairage de 2012 peut amener à se poser de nombreuses questions en lien avec les mouvements hackeristes qui se font connaître aujourd'hui. Parce que les hackers, les hackeristes,  et autres hacktivistes, en fin de compte ceux qui pratiquent le hacking au sens large, ont décidé de faire connaître leur travail, leur voie, essayent de créer des ponts pour une partie d'entre eux avec le reste de la société, c'est-à-dire la société des consommateurs de technologie et de produits industriels. Petite tentative pour mieux comprendre comment cette affaire d'esthétique et d'éthique hackeriste peut s'entendre au beau milieu d'une méga-crise économique mondiale, d'une mutation des mentalités occidentales couplée à des soulèvements de populations dans une partie des pays arabes contre les caciques au pouvoir depuis des décennies.

De la politique et des hackeristes

Nous vivons dans une république monarchique représentative et élective. La terminologie de "démocratie" n'est qu'un paravent sémantique pour en réalité signifier "respect minimal des libertés individuelles". Sachant que la liberté individuelle, basée dans ce type de système sur les droits et les devoirs, est à plusieurs vitesses : le monarque élu actuel, François Hollande, peut rouler à 160 km/h sur l'autoroute sans problème. Le citoyen, lui, sera condamné. Il en est de même pour le parlementaire dont les avantages, prérogatives et autres privilèges de statut n'ont aucune mesure avec ceux de l'administré. Cette société, qui n'est en aucune manière "démocratique", est de plus excessivement verticalisée : elle fonctionne de façon pyramidale. Tout en haut les notables élus : le monarque et ses affidés. Puis des couches intermédiaires mais centrales dans le maintien de la structure : les parlementaires et la classe des "dirigeants économiques", rentiers de tous poils dont la fortune est souvent le résultat des années de collaboration sous l'occupation nazie, et enfin quelques milliers de valets du pouvoir monarchique placés dans les postes clés des administrations, organismes paritaires, et autre structures associatives d'influence.

Dans ce type de société, l'émergence de groupes de hackers et de hackeristes structurés et visibles est une aubaine, un moyen efficace de démontrer la possibilité d'un fonctionnement social, économique, politique totalement différent. Sans qu'il y ait volonté de leur part [les hackeristes] d'une démonstration quelconque : les hackeristes ne sont pas dans un champ politique stricto sensus. Il ne revendiquent pas un changement de société, une autre organisations sociale ou économique : ils fabriquent ensemble cet espace, dans des lieux de hacking.

Alors, bien entendu, certains s'organisent de façon plus "politique" et pratiquent une forme nouvelle d'activisme [politique], nommé hacktivisme : Anonymous, Telecomix, Lulzsec  et autres "collectifs" informels agissent sur le réseau dans des actions revendicatives. On y retrouve le plus souvent la défense de la liberté d'expression, de l'idée d'une revendication d'une nouvelle forme de société numérique au sein de laquelle de nouvelles valeurs s'opposent à celle de la "société analogique". Ces valeurs n'en sont pas véritablement, elles sont plutôt une forme d'éthique générale. Et c'est peut-être là que se situe l'intérêt de la chose…

Ethique et valeur : mais que charrient donc les hackeristes ?

Ils ne le savent certainement pas eux-mêmes, et tant mieux. Au fond, c'est certainement l'envie qui dirige ces individus reliés par une passion commune, et non pas la réaction, la croyance en un dogme quel qu'il soit ou une vision du monde qu'ils aimeraient imposer. C'est là, d'ailleurs, certainement, la force de ces mouvements : création au lieu de destruction, invention plutôt que reproduction. Il est certain qu'au milieu de ce grand bazar des lignes de force se dégagent, une forme d'idéologie qui se confond avec l'éthique. Le partage, l'horizontalité des rapports sociaux, la capacité à agir plutôt qu'à discourir, la découverte de nouveaux territoires sociaux-économiques, l'effort collectif, l'entraide technique, la transmission de savoirs et de savoir-faire, pour au final mener à l'autonomisation maximale des individus au sein d'un système de création de la rareté pourtant basé sur la surproduction et le gaspillage.

Si éthique il y a dans les mouvements hackeristes, elle est une nouvelle forme d'éthique. Mais qui mériterait d'être un tant soit peu caractérisée. Cela pourrait être une éthique post-nihiliste, pourquoi pas ?. Le post-nihilisme s'appuyant sur la définition du nihilisme théorisé par Nietzsche, éthique menant notre société à l'inversion des valeurs, société dans la quelle nous nageons depuis la fin du XIXème siècle. Un "dépassement" du nihilisme, donc, qui mériterait au passage d'être théorisé, pour peu que les hackeristes s'y reconnaissent ou souhaitent formaliser cette démarche dans une orientation philosophique.

Spiderman était un visionnaire…

Les hackeristes souhaitent-ils quelque chose ? Sont-ils majoritairement des "hobbyistes" qui s'organisent différemment avec quelques valeurs communes ou bien sont-ils aussi des acteurs de la société qui tentent de proposer un autre modèle de société, d'autres voies d'expressions politiques, sociales, économiques ? Ont-ils l'envie (et la vocation) de "changer les choses" ? Lorsqu'on les voit expliquer leurs actions vis-à vis d'opérations comme en Libye ou en Syrie (le #Op), ou répondre à des journalistes dans leurs hackerspaces, il paraît évident qu'ils veulent quelque chose, sinon à quoi bon faire savoir au plus grand nombre ? Des hackeristes ont travaillé des décennies sans se faire connaître, sans que leur existence ne soit même envisagée. Ce n'est plus le cas aujourd'hui.

Depuis quelques années, leur visibilité par la médiatisation qu'ils cautionnent les amène à devenir des acteurs de la sphère publique : mais pourquoi, à quelles fins, avec quel objectif ? Si c'est avant tout la possibilité de "hacker en paix", pourquoi s'opposer à des gouvernements et le faire savoir ? A des lois ? Pourquoi parler de la société du partage et de l'autonomié technologique ? Ce qui n'a pas été abordé au cours du débat avec Frédéric Bardeau est peut-être cet aspect des choses : pourquoi fédérer, organiser, structurer des individus qui n'ont pas encore passé le cap de théoriser leur démarche, et qui par essence, établissent un fonctionnement social et politique basé sur l'autonomie, la liberté individuelle, la défiance envers toute forme d'autorité ?

Les hackeristes font de la politique, sans peut-être toujours le savoir, et ceux qui assument cet aspect politique ont peut-être la nécessité aujourd'hui de conceptualiser cette politique. Ce que de nombreux historiens reprochent aux mouvements #indignados et #Occupy est justement cette incapacité à proposer une théorie politique concrète. Et aucune "révolution" ne débouche sur quoi que ce soit si elle n'est pas soutenue par une théorie politique. Et ce dont le monde moderne a besoin, il semble, c'est justement d'un nouveau modèle politique. Les "hackeristes politiques" pourraient en faire partie, pourquoi pas ? Mais il leur faudra alors s'approprier l'histoire, l'économie, la sociologie, la philosophie, etc… au delà de la technique et de ses possibilités de plus en plus inouïes.

L'adage de Spiderman deviendrait-il soudainement le cœur du sujet ?

Un grand pouvoir implique de grandes responsabilités…

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