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Dossier
par Moran Kerinec

I24 news, une chaîne d’info au bord de la banqueroute

Chez Altice on surnomme son directeur financier « I need the money ! »

Directeur financier méprisé, factures impayées et schémas financiers complexes, les DrahiLeaks dévoilent les astuces et difficultés d’Altice pour financer la chaîne d’information en continu franco-israélienne.

Des problèmes en continu - © Caroline Varon

Nous sommes en novembre 2017 et les journalistes d’i24news sont nerveux. Depuis plusieurs mois, les paies sont irrégulières. Le 8, le PDG Franck Melloul interpelle les comptables d’Altice, maison-mère de la chaîne d’information en continu franco-israélienne : « De nombreux salaires ne sont toujours pas payés à cause de ce retard qui devient récurant [sic]....» Le 23 novembre, une productrice française appuie cette alerte : « Nous souhaiterions vivement, pour la sérénité du bureau parisien, que ces virements ne soient plus aussi tardifs que ce mois-ci. (…) Les JRI (Journalistes reporter d’images, NDLR) étaient anxieux et assez nerveux aujourd'hui. »

Appels à l’aide

Reflets, StreetPress et Blast ont découvert parmi les DrahiLeaks des dizaines d’e-mails qui font écho à ces problèmes comptables et témoignent de la gestion imaginative des comptes d’i24News. « Nous sommes déjà le 2 novembre 2017 et nous n’avons pas reçu votre règlement, indique l’un d’eux. De plus à la lecture de votre compte vous devez également nous payer la facture de septembre 2017 restant impayée à ce jour. Nous vous serions reconnaissants de bien vouloir organiser le paiement en urgence. » « Les pigistes n’ont toujours pas reçu leur virement de paie, pouvez-vous m’indiquer s’il y a un problème, nous sommes le 23/11/2017 et ils auraient dû avoir leur virement le 15/11/2017 », interroge un autre message à la direction. « Cela devient urgent je dois payer les salaires du mois de juillet 2017 », s’inquiète un troisième messager.

Ces retards incessants touchent également la fondation i24, chargée de la promotion de la chaîne à l’étranger et de mener des levées de fonds pour la financer. Son « bras philanthropique » décrit le contrat de travail de son PDG Yoram Cohen. [https://www.afirne.org/colloques/intervenants/yoram-cohen/] Le 7 juillet 2017, Yoram Cohen écrit au directeur financier d’i24News : « Je vous rappelle que la facture est datée du 30 mars soit il y a plus de 3 mois. Je devais être payée au plus tard fin mai. Vous avez donc plus d'un mois de retard sur le paiement qui était déjà dans des conditions de délai limites. Par ailleurs, je travaille pour vous depuis la création de la chaîne avec les mêmes coordonnées bancaires. Donc je ne comprends pas très bien que vous me les redemandiez; mais soit, je vous les redonne… Pourriez-vous faire le nécessaire pour que cette situation ne se reproduise plus? Cela devient ingérable et très désagréable pour moi. » Le 11 juillet, confronté à des problèmes d’argent, le PDG de la fondation i24 panique : « Patrick [Cohen-Arazi, directeur financier de I24 News] ???? On est le 11 juillet après midi - que se passe t-il ? Tu m'as promis le transfert jeudi dernier - j'ai informé la banque - hier après-midi toutes mes cartes ont été bloquées !!! Je suis au Portugal !!! Tu ne réponds pas à ton portable - merci de me dire. » Le 14 juillet, le même insiste et menace : « Patrick - rien de nouveau et on est le 14 juillet !! De même pour Artemi en Belgique. Mon prochain mail sera avec copie à Patrick Drahi - c'est inacceptable !! »

Un problème de cartes bancaires... - Copie d'écran - © Reflets
Un problème de cartes bancaires... - Copie d'écran - © Reflets

Les schémas complexes d’Altice

Derrière ces problèmes de trésorerie se dessine le principal écueil d’i24News : elle ne rentre pas assez d’argent. Elle est même en permanence au bord de la banqueroute. Voulue comme un contrepoint à Al Jazeera, la chaîne de news en continu du Qatar, i24News est aussi un outil d’influence pour Patrick Drahi, notamment en Israël.

Lancée en 2013 avec un budget annuel annoncé de 50 millions de dollars, i24News se fixait un objectif d’équilibre financier à quatre ans. Les appels au secours du comptable démontrent qu’il n’en est rien. Le pdg de la chaîne Franck Melloul, ancien responsable de la stratégie de l'Audiovisuel extérieur de la France, n’est pas parvenu à l’asseoir comme un véritable challenger d’Al Jazeera. En France, sa part d’audience est confidentielle.

Alors pour boucher les trous financiers, il faut faire appel à la générosité de la maison-mère. Mais le chemin vers la poche d’Altice est tortueux : en 2017, I24news France (SA) appartient à Altice Entertainment News & Sport (SA), qui appartient à Altice Content (sarl), qui appartient à Altice Holdings (sarl), qui appartient à Altice International (sarl), qui appartient Altice Luxembourg (sarl), qui appartient à Altice Group Lux (sarl), qui appartient à Altice N.V. Quant à i24news (sarl), elle appartient à SFR Presse, qui appartient au groupe SFR (sa), qui appartient à Altice France (sa), qui appartient à Altice Luxembourg (sa), qui appartient à Altice Group Lux (sarl), qui appartient à Altice N.V… En clair : i24 news France est un prestataire de service d’i24news Luxembourg. Elle lui facture les prestations de ses journalistes. De son côté, i24news Luxembourg n’a cessé de changer d’actionnaire : SFR Presse, CVC 3 B.V., Altice USA Inc, N12N LLC... et actuellement N12N LLC ET Classic Cable of Louisiana LLC.

Vous suivez ? Le directeur financier d’i24News, non. À bout de nerfs, il interroge son homologue chez Altice : « Qui, selon toi, i24news France doit facturer ? Tu sais que j’ai des problèmes de cash récurrents. » Le directeur financier d’Altice lui ré-explique en détail ce circuit, mais sans vraiment se faire comprendre.

« I NEED THIS MONEY »

Le manque de compétences financières du côté de I24 finit par agacer à la maison-mère. « C'est moi qui est totalement à côté de la plaque ou je suis dans le bon ? » , demande le directeur financier d’Altice dans un échange avec ses collègues. « Parfois je doute de moi tellement ca a l'air basique ce que j'explique, mon filleul de 20 ans qui étudie boucherie/traiteur et gestion pour ouvrir son commerce comprendrait ce truc plus rapidement je pense ». Une consœur le rassure : « Non mais c’est pas possible d’être à ce point à côté de la plaque… Je te rassure tu es dans le bon. Et oui c’est vraiment basique. Quand je me dis que ça ne peut pas être pire ben en fait si lol. » Pire ? Oui car le directeur administratif et financier d’i24news, perdu avec ses soucis dans le jeu des filiales, est régulièrement la cible des moqueries de ses collègues.

Mails tout en finesse des équipes d'Altice - Copie d'écran - © Reflets
Mails tout en finesse des équipes d'Altice - Copie d'écran - © Reflets

On le sent sur la corde raide. Premier destinataire des plaintes des salariés payés en retard, il répercute ces récriminations auprès des comptables d’Altice en ponctuant régulièrement ses e-mails d’une phrase en lettres capitales : « I NEED THIS MONEY ». Une signature source de moquerie. « Hahahaha, ça faisait longtemps que je n’avais pas vu un « I NEED THE MONEY » , se gondole un directeur financier d’Altice. « Il est hallucinant quel phénomène », abonde sa supérieure.

Un problème de trésorerie ? - Copie d'écran - © Reflets
Un problème de trésorerie ? - Copie d'écran - © Reflets

Toujours la cible des moqueries - Copie d'écran - © Reflets
Toujours la cible des moqueries - Copie d'écran - © Reflets

Perdu dans ses interrogations, l’homme des finances d’i24news est rarement épargné par ses collègues. En 2017, les reportings de budget tombent pendant Yom Kippour et il n’a pas anticipé et prévenu ses collègues français : « Tu sais ce soir c’est Yom Kippour on ne bosse pas et on ne répond pas au téléphone jusqu’à samedi soir 20h30 », se plaint-t-il dans un message. Amère, son interlocutrice commente : « C’est pas comme si il était pas au courant que ca allait tomber pendant les reportings… Mais bon depuis le temps on sait qu’anticiper il ne connait pas. »

À la lecture de ces échanges courroucés, on se dit que Patrick Drahi devrait décidément agir pour soulager ses équipes de comptables, s’il veut s’éviter un rapport cinglant sur les risques psycho-sociaux au sein du département comptable et fiscal de la holding.

Car en effet, les comptables craquent parfois. « Je ne compte plus le nombre de fois que je lui ai déjà dit que je m’en foutais de ses amortissements… On reporte l’EBITDA argh ! Pendez-moi », s’exclame l’un d’eux. Sa collègue lui répond dépitée : « Je ne sais pas comment tu fais pour garder ton calme…. ». Une autre fois : « Un jour, il nous tuera tous d’exaspération. », « Perso il m’a déjà tué depuis longtemps. ». Grosse ambiance...

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