Journal d'investigation en ligne et d'information‑hacking
par Jet Lambda

Le gang des vilains petits canards

La presse, ça eut payé mon bon monsieur! Et la presse indé alors, sans régie pub, sans bizness modèle ni directeur du marketing? Que faire de ces journaux séditieux qui ne jouent pas le jeu de la guerre économique? C'est un peu le rêve de toute structure animée par des journalistes de n'être dépendant que de ses lecteurs — dépendant économiquement, pas idéologiquement. Reflets.info a été assez clair le mois dernier.

La presse, ça eut payé mon bon monsieur! Et la presse indé alors, sans régie pub, sans bizness modèle ni directeur du marketing? Que faire de ces journaux séditieux qui ne jouent pas le jeu de la guerre économique?

C'est un peu le rêve de toute structure animée par des journalistes de n'être dépendant que de ses lecteurs — dépendant économiquement, pas idéologiquement. Reflets.info a été assez clair le mois dernier. Un nouvel appel nouvel aux dons a été lancé afin de trouver des moyens régulier pour rémunérer un tant soit peu les rédacteurs et encadrer le travail éditorial de manière plus "professionnelle" (c'est par là pour contribuer).

Laissez-moi vous parler aussi de Zélium, un journal satirique imprimé, sorti dans les kiosques pendant deux ans, de début 2011 à fin 2012. Depuis, le frêle esquif n'est pas mort, il est ressorti de manière épisodique (4 numéros en douze mois), désormais distribué "à la main" lors de festivals, placé en dépôt vente dans un réseau de diffuseurs (bars, librairies) et vendu via une boutique en ligne. Ce regain d'activité a été possible grâce à quatre contrats "aidés" (CDD à temps partiel) obtenus par l'association éditrice cette année.

Restent les dons et les contributions volontaires. Zélium a choisi de passer par le crowd funding pour tenter de relancer le journal en kiosque. Objectif plutôt modeste (8500€), à atteindre avant le 26 octobre, qui devrait amorcer la pompe pour l'impression de deux numéros et une diffusion réduite de quelques milliers d'exemplaires...

Que ce soit pour Reflets ou pour Zélium, Basta! ouCQFD, pour un journal en ligne ou un canard papier, si les frais de fonctionnements ne sont pas les mêmes, le paradoxe existentiel est de même nature. Ces publications sont toutes animées et fabriquées par des pros, des journalistes, photographes ou illustrateurs professionnels mais qui choisissent de contribuer de manière bénévole.

Quoi? Bénévoles? Des pros qui se la jouent amateur! Oui, dans une presse libre mais pas libérale, comme le suggère une tribune de Zélium parue sur le site de Politis à l'occasion des 8èmes "Assises du journalisme" qui se déroulent à Metz du 16 au 18 octobre. Si bien que pour un journal distribué en kiosques, seuls les intermédiaires incontournables sont rémunérés — l'imprimeur et les messageries (deux sociétés se partagent le marché, le MLP et Prestalis (ex-NMPP). En sachant que l'imprimeur a toujours accepté des ristournes conséquentes pour soutenir le titre. Sinon, rédacteurs, dessinateurs, relecteurs et maquettistes ont toujours été bénévoles.

La presse "indépendante" ne l'est pas seulement vis-à-vis des annonceurs. Fatalement, elle doit se confronter aussi à l'économie tout court. Une entreprise de presse doit salarier ses contributeurs, que ce soit à temps plein ou partiel (un pigiste se doit d'être rémunéré aussi en salaire, même si de plus en plus de publications leur imposent des notes d'auteur, sans aucune cotisation sécu ou chômage, ou, pire, en leur imposant le statut d'auto-entrepreneur…).

Voilà le paradoxe: en acceptant de lancer des journaux sans moyens, mués plus par l'envie et les convictions que par le salariat et la carrière, cela participe aussi à la lente précarisation des métiers de la presse. Certes, la presse "concurrentielle", surtout les quotidiens et les hebdos, n'ont pas besoin de nous pour niveler tout par le bas, de signer des conventions de stage de six mois ou un an, organisant une concurrence déloyale au sein même de leur rédaction, menaçant les CDD existants et les pigistes. Quel que sera le résultat de la collecte de fonds, la sanction sera économique: les ventes, les frais d'impression et de diffusion devront fatalement dégager un petit bénéfice afin d'espérer sortir les numéros suivants.

 

"C'est à se demander pourquoi des miséreux qui ne sont même pas payés pour leurs proses ou leurs dessins s'obstinent à fabriquer ces journaux aussi peu palpitants. Ces gens-là ne croient à rien. Ils sont désespérants, à tenir à bout de bras une presse sans ambition", ironise Zélium.

L'autre paradoxe, c'est que l'économie libérale de la presse apparaît comme une belle escroquerie. Comme le rappelle Serge Halimi dans le dernier Monde diplomatique (reproduit in extenso ici), les grands groupes industriels qui ont raflé les titres les plus influents (dernier en date, le trio Bergé Niel Pigasse au Monde et le patron de Numéricable à Libé) mettent en avant la crise (alimentée par les politiques libérales prônée pourtant par les grands patrons de presse!) et la désaffection du public pour dégraisser les effectifs et les rendre encore plus dépendants des pouvoirs politico-industriels.

"Dans le cas du journal, écrit Serge Halimi, le remède imaginé est de faire dépendre sa survie de tout autre chose que du journalisme — organisation de colloques surpayés par des collectivités territoriales, « marketing croisé » avec SFR-Numericable, l’actionnaire principal du titre, transformation des locaux du quotidien en lieu de divertissement dans un quartier « branché » de la capitale."

Halimi rappelle aussi l'énorme gabegie que constitue le régime des aides d’État à la presse écrite. Pas loin de 700 millions d'euros par an! En 2013, près de 7 millions d’euros sont tombés dans les caisses de Télé 7 Jours, 108.600 dans celles du Monde diplomatique… Ces grands libéraux à la tête des médias dominants — tous ou presque des plus grandes fortunes (*) — sont donc de vulgaires assistés. Ils pleurent sur un secteur sinistré, constamment déficitaire (selon leurs propres calculs), mais profitent d'un régime de subventions publiques profondément inégalitaire.

Pour la presse internet, il existe le fameux "fonds Google" (FINP), doté de 60 M€ par an. Fruit d'un deal passé avec les éditeurs (procès contre Google Actualités) avec l'aval du gouvernement, ce machin profite pour l'instant en majorité aux mêmes éditeurs de presse cités précédemment... Cherchez l'erreur.

Même anomalie pour le Fonds stratégique pour le développement de la presse, géré par le ministère de la Culture, qui distribue 10 M€ par an. Bilan 2013: Ouest France et Le Parisien ont touché le plus (12,3% et 11,7% des aides totales!). 18% des aides sont allées à la PQN (quotidiens nationaux), 48% à la presse locale, 4% aux gratuits (donc déjà gavés de pubs), et seulement 28% aux "projets collectifs"...

Les petits canards boiteux peuvent aussi tenter de bénéficier d'un régime fiscal avantageux (TVA à 2,1%). Mais pour cela il faut obtenir un "numéro de commission paritaire", réservé aux titres dont la parution est régulière (minimum trimestrielle). Le régime s'est ouvert depuis peu aux journaux en ligne, en tous cas ceux disposant d'un solide modèle économique (pub, ventes d'articles, d'abonnements ou de "prestations"), comme si faire un journal gratuit avait quelque chose de suspect quand on n'appartient pas au groupe Bolloré (gratuit et sans pub on n'en parle même pas).

Alors certains dons à la presse peuvent être "défiscalisés" (les 2/3 du don déduits de l'impôt sur le revenu), sur le même principe que les œuvres caritatives ou déclarées "d'intérêt public". Il faut passer par l'association Presse et pluralisme, qui redistribue la manne à chaque journal tous les ans (parmi les titres qui en font usage: Charlie, Siné, Causette, le Monde diplo mais aussi... l'hebdo des cathos intégristes Présent!) Manque de bol pour Zélium ou d'autres canards indés, ce statut n'est ouvert qu'aux publications qui sortent au minimum tous les mois. Un tel dispositif fiscal existe aussi  pour la presse en ligne. Mais il faut disposer d'un n° de commission paritaire...

Avant que le serpent ait complètement bouffé la queue du canard, magnez-vous de leur donner un petit coup de main.

 

.......

(*) Récapitulatif de Serge Hamili: "Les Echos et Radio Classique appartiennent à M. Bernard Arnault (1re fortune française, selon Forbes), Le Point à M. François Pinault (3e), Le Figaro à M. Serge Dassault (4e), Libération à M. Drahi (6e), Le Monde et Le Nouvel Observateur à M. Xavier Niel (7e), Direct Matin et Canal Plus à M. Vincent Bolloré (10e). MM. Martin Bouygues (TF1-LCI), Jean-Paul Baudecroux (NRJ), Alain Weill (RMC, BFMTV) et Arnaud Lagardère (Europe 1, Paris Match, Le Journal du dimanche) comptent également au nombre des plus grosses fortunes de France."

Merci aux dessinateurs contributeurs de Zélium qui ont illustré ce billet: Soulcié, Aurel, Berth, Troud, Rifo et Lacase. Plein d'autres dessins de soutien ici.

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