Journal d'investigation en ligne et d'information‑hacking
Édito
par Yovan Menkevick

Le conspirationnisme, comment ça marche ?

(Au delà de tenter de comprendre la structure et l'origine du fonctionnement des théories conspirationnistes, ce qui semble la moindre des choses, la question très intéressante qui se pose est la suivante : à quoi ça sert ?) Les hommes n'ont pas marché sur la Lune, les tours du 11 septembre ont été plastiquées de l'intérieur par les services secrets de Georges W.

(Au delà de tenter de comprendre la structure et l'origine du fonctionnement des théories conspirationnistes, ce qui semble la moindre des choses, la question très intéressante qui se pose est la suivante : à quoi ça sert ?)

Les hommes n'ont pas marché sur la Lune, les tours du 11 septembre ont été plastiquées de l'intérieur par les services secrets de Georges W. Bush, Ben Laden n'est pas mort, Ben Laden est mort depuis longtemps, les Illuminatis dirigent secrètement le monde et veulent réduire la population de 90%, le sida est une maladie créée de toutes pièces pour décimer l'Afrique, une base lunaire extra-terrestre est en place depuis les années 50 sur la face cachée de la lune…

Bon, arrêtons là : la liste est trop longue. Vous, lecteurs de Reflets, avez certainement entendu parler de ces théories dites "conspirationnistes", pas la peine d'en rajouter des couches. L'article que vous lisez en ce moment même existe parce que plusieurs d'entre vous ont crié au scandale suite à la publication d'une vidéo illustrant un article d'analyse sur le populisme, vidéo d'un reportage d'une chaine de Télévision allemande, mais postée par un conspirationniste notoire. Le sujet du conspirationnisme est important aujourd'hui, et le balayer d'un revers de main est en gros le meilleur moyen de passer à côté d'une "compréhension de l'époque et des grands systèmes d'influence de l'opinion". Et comme vous allez le voir, pas seulement par l'influence de ces théories sur le public…mais aussi l'inverse.

Comment fonctionnent le conspirationnisme et la théorie éponyme ?

Rien de bien compliqué, mais un rappel est nécessaire pour bien être certain que l'on parle de la même chose. Une théorie conspirationniste est une explication donnée  pour un phénomène de grande envergure existant ou passé, ou encore, prêt à survenir. Explication étayée par une somme d'arguments, de faisceaux de présomptions, de preuves matérielles plus ou moins incontestables. Cette conspiration est donc un objectif secret qui touche la plupart du temps aux rouages des pouvoirs politiques, économiques du plus haut niveau. Les individus travaillant secrètement pour le réaliser sont donc des acteurs d'un complot, d'une conspiration. Leur but : aboutir à l'objectif sans que que celui-ci soit connu des populations. Voire le réaliser sans que personne ne se soit rendu compte qu'il a été réalisé.

Les théories conspirationnistes les plus répandues, emportant l'adhésion du plus grand nombre sont celles qui mettent en cause l'organisation politique à grande échelle. L'idée principale et récurente est le plus souvent l'asservissement des populations à une puissance existante ou une puissance occulte (un groupe secret et ancien, des "clubs" d'individus influents, des gouvernements, des loges secrètes, des créatures extra-terrestres). Mais de façon plus précise, la théorie conspirationniste établit que les plans de domination peuvent se réaliser à l'insu des populations, c'est à dire en camouflant les éléments les plus révélateurs, en maquillant la réalité, jusqu'à un changement terrible, mais…qui peut lui-même être imperceptible, ou tout du moins accepté parce que logique. L'influence des populations, au point qu'elle ne savent pas qu'elles ont été piégées, est le point d'orgue des théories conspirationnistes. Mais observons le principe concrètement.

Alors un exemple ?

Le mieux est de décrire rapidement les ingrédients type d'une théorie conspirationniste "crédible"  (c'est-à-dire un complot qui n'est pas basé sur des hypothèses délirantes sans éléments concrèts, comme l'origine de l'homme expliquée par une créature cosmique) : un événement important survient. Personne ne peut contester l'événement, il est réel. Par exemple des buildings abritant le gratin de la finance mondiale au cœur d'une ville américaine sont percutés par des avions de ligne. Les buildings s'enflamment, et finissent par s'écrouler "comme après un plastiquage". Le gouvernement retrouve le passeport d'un terroriste de l'avion kamikaze dans les décombres fumantes, un autre bâtiment qui n'a pas été percuté par les avions s'écroule de la même manière des heures après. Une famille de la même origine que l'organisateur présumé des attentats sort du territoire alors que plus aucun avion n'a le droit de circuler. Etc, etc…vous connaissez l'histoire. Ce qui est crucial est de saisir que l'explication officielle exactement comme l'explication conspirationniste sont toutes les deux basées sur les mêmes éléments. Rien n'est inventé dans la théorie conspirationniste : seules les raisons diffèrent vis à vis des explications officielles. Raisons de l'envoi des avions contre les tours, raisons de l'écroulement du bâtiment, raison de la présence d'un passeport dans les décombres, de l'écroulement du troisième bâtiment, etc, etc…

La réalité du changement politique qui suit un événement pareil est elle aussi incontestable, ce qui amplifie encore plus la véracité de la thèse conspirationniste. Une bonne théorie conspirationniste, donc d'influence majeure, est toujours basée sur des éléments vrais et vérifiables. Sur du factuel. Et ces éléments doivent être relayés par des sommités, des experts de domaines pointus concernant des détails de l'événement.

Oui, bon, ok et alors ? On est au courant, c'est bon, sans intérêt là… ;-)

Pas si certain, parce que ces rappels permettent de commencer à réfléchir aux raisons qui motivent l'existence de ces théories et surtout de leur intérêt. Oui, oui, leur intérêt. Le leitmotiv le plus communément relayé est le suivant pour expliquer le succès des théories conspirationnistes : "dans un monde complexe, technologiquement de plus en plus avancé, perdant ses valeurs, instable, les théories conspirationnistes donnent du sens au grand bazar, permettent de se rassurer en croyant comprendre les "pourquoi" réels des événements perturbants."  On entend parfaitement l'argumentaire, mais il est uniquement sociologique, psychologique et surtout pauvre parce qu'il fait l'impasse sur des concepts qui ne peuvent être écartés. Entre autre celui de la guerre de l'information.

Parce qu'il faut observer les conséquences d'une "campagne conspirationniste" comme par exemple dans le cas des attentats du 11 septembre. Si aujourd'hui, en tant que journaliste, vous voulez vous ridiculiser et passer pour un hurluberlu adeptes des théories conspirationnistes, allez discuter dans une rédaction des éléments officiels douteux de la version officielle, ou simplement déclarer que "quand même, ça ne tient pas trop l'écroulement des tours par l'explosion des avions et l'incendie". Il est d'ailleurs impossible aujourd'hui à quiconque de discuter du sujet dans les médias sans un déchaînement d'injures. La mise en avant des théories conspirationnistes du 09/11, leur sur-médiatisation (jusqu'au ridicule) a engendré un effet retour d'une efficacité redoutable : seule la version officielle prévaut. Aucune autre ne peut survenir puisqu'elle sera invariablement accolée au terme de conspirationniste. Et cet état de fait n'est pas circonscrit au 11 septembre aujourd'hui. Il s'applique en principe de précaution pour beaucoup d'événements. Au point que n'importe quel événement, même naturel, comme un tsunami voit fleurir sa théorie du complot. Ou une épidémie de grippe A. A chaque événement, une théorie conspirationniste, à chaque événement le contre-feu officiel : "Ne discutez pas notre version, vous n'allez quand même pas verser dans le conspirationnisme ?"

Monter une opération secrète. Laisser des éléments réels, puis des faux…

…mettre en avant les éléments, remettre une couche de faux, continuer à agir, lancer des limiers sur les bases réelles, les laisser se perdre un peu, mettez en avant les limiers, secouez le tout, attendez un peu, montrez les éléments faux, décrédibilisez tous les intervenants et continuez votre opération tranquillement  : vous avez le cocktail déjà très ancien de la guerre de l'information pratiquée par les militaires. Une version policière existe aussi avec la célèbre nouvelle d'Edgar Poe "la lettre volée". Plus c'est gros, plus c'est visible, plus ça passe.

Les techniques de guerre de l'information sont basés sur des principes simples mais redoutables : si quelque chose qui doit rester secret peut se savoir, même partiellement, alors tout ce qui concerne cette chose peut être connu. Et comme il est très difficile de conserver intact un secret d'importance, le mieux est de dévoiler soi-même une partie du secret, pour ensuite placer des faux indices, des fausses pistes qui envoient les enquêteurs ailleurs que là où la vraie piste doit mener. Les services de renseignements militaires ont utilisé de nombreuses fois ces méthodes qui peuvent permettre dans les cas extrêmes d'avoir les réponses (fausses) à fournir aux investigateurs, ou mieux, à créer des pistes composées d'éléments réels et d'autres faux pour pouvoir contrecarrer ceux qui voudraient effectuer une démonstration à partir d'éléments véritables mais aussi d'autres totalement pipeau. L'affaire du meurtre de J.F Kennedy est un sommet du genre : qui aujourd'hui pense que la version officielle est la réalité ? Pas grand monde en réalité…mais il n'y avait pas alors la possibilité que des théories du complot à moitié bidons circulent comme aujourd'hui. Sinon, parler d'un "coup d'Etat pratiqué par la CIA commandité par Nixon" ferait aujourd'hui de vous un doux-dingue.

Mais alors, les théories conspirationnistes sont vraies !? (cri d'effroi)

Certainement pas. Pas dans leur intégralité. Peut-être parfois partiellement justes, mais le plus souvent bancales si on regarde bien. Mais en fait, on s'en fout, le problème n'est pas là. Parce que ce qu'on doit se demander est : "à qui profite le crime ?", traduisez par : "à qui profite la diffusion de certaines théories conspirationnistes depuis un certain temps" ? Petit moment de réflexion…

A ceux qui ont besoin de cacher leurs conspirations, en premier lieu. Houla, houla : la conspiration de la conspiration ? En quelque sorte… En tout cas à cacher des éléments dérangeants, des intentions peu avouables. Ce qui ne signifie pas que les théories soient valides. Mais les théories de grande ampleur sont toujours basées sur des éléments vérifiables, et ce n'est qu'ensuite qu'elles montent en flèche jusqu'à devenir bizarres, bancales, avec des éléments contestables. Mais une fois ces théories basées sur des éléments de départ incontestables lancées, puis décrédibilisées par la suite, le premier bénéficiaire est celui qui aurait intérêt à cacher un complot. Ou des intentions cachées. Parce qu'il faut être bien clair : si les Etats ne complotent pas en permanence, ils le font quand même. C'est à dire qu'ils font des choses qu'ils ne veulent pas que leurs populations sachent. Comme des organisations plus ou moins secrètes ou des entreprises. Et puis, même s'il n'y pas de véritable complot derrière une théorie du complot activée par vous-même, le meilleur moyen de cacher vos intentions est d'en dévoiler une partie, d'en rajouter des couches, de glisser des éléments de plus en plus énormes jusqu'à que l'ensemble ne soit plus du tout crédible. Ainsi, on ne peut plus vous attaquer même sur des intentions : ceux qui tenteront de le faire seront collés comme des mouches au miel par leur appartenance à la théorie conspirationniste qui vous entoure et que vous avez savamment su entretenir ou déclencher. Le conspirationnisme "bien géré" est un outil redoutable pour empêcher les débats, la contestation de certaines réalités troubles, de volontés de haut niveau peu claires.

La problématique du réchauffement climatique anthropique (dû au rejet de Co2 par l'homme seul) en est un exemple tordu au possible : le GIEC récuse les scientifiques qui contestent leur théorie, leurs méthodes, leurs conclusions en les traitant de climato-sceptiques (pris potentiellement dans une conspiration des pétroliers), et inversement les climato-sceptiques accusent le GIEC de tricher pour imposer des nouvelles technologies et une" dictature verte" conspiratrice. La théorie du GIEC ne se conteste plus officiellement aujourd'hui sous peine d'être cramé : les théories conspirationnistes anti-GIEC qui ont fleuri sont tellement nombreuses qu'il est désormais impossible de discuter de ce sujet. Pratique, non ?

Conclusion en forme d'oxymore (sortez vos dictionnaires) : une réalité peu crédible…

Comme tout mythe ou légende puise sa source dans la réalité, les théories conspirationnistes ne sont pas seulement de pures inventions délirantes montées de toutes pièces par des illuminés en mal d'émotion et perdus dans un monde qui les angoisse. Bien qu'une certaine partie d'entre elles en soient. Elles sont, avant tout, des éléments d'information et de désinformation qui, malheureusement par leur nombre et leurs récurences, sont désormais une réelle entrave à la recherche sérieuse des causes réelles d'événements graves soumis à des suspicions légitimes. Ce qui n'empêche pas les zélateurs de ces théories d'être de parfaits naïfs passablement énervants. La réalité, lorsque des intérêts majeurs sont en jeu, n'est que très rarement celle qui est servie par les apparences et par la voix des dirigeants, mais les possibilités d'investigations deviennent vite limitées lorsque les théories conspirationnistes s'en mêlent. Ce qui est de plus en plus le cas. Sachant qu'il est difficile de ne pas se servir d'éléments fondés et réels sous prétexte que des conspirationnistes les utilisent, l'impasse est rapidement là avec la perte de crédibilité engendrée.

Les spécialistes en stratégie de l'information estiment qu'une partie des théories sont montées par les Etats eux-même ou bien récupérées par des Etats qui les accentuent, les modifient un peu, pour mieux s'en servir comme paravent ou comme outil de manipulation de l'opinion : "vous n'allez quand même pas me demander de parler de ça, on sait très bien que c'est du conspirationnisme, très peu pour moi !" est une méthode politique de plus en plus courante. Comprendre donc qu'entre deux extrêmes il y a une ligne intermédiaire semble un bon compromis. Toujours se permettre de réfléchir sur les éléments avancés au départ aussi. Et surtout se demander, au delà de la validité ou non de la théorie : à qui profite ou pas la diffusion de cette théorie ?

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