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par Jet Lambda

Pierre Gattaz, le Guide suprême du Medef et son "Petit Livre Bleu"

Confirmé mercredi à la tête du Medef avec un score à la soviétique — sur les traces de son papa Yvon, patron des patrons entre 1981 et 1986 —, Pierre Gattaz possède un brillant CV qui mérite d'être dépoussiéré. Tout le monde le présente comme un "industriel de terrain", c'est en fait un lobbyiste au long cours. Pour tous ceux qui ont un jour entendu parlé du "Livre bleu du Gixel", l'homme n'est pas un inconnu.

Confirmé mercredi à la tête du Medef avec un score à la soviétique — sur les traces de son papa Yvon, patron des patrons entre 1981 et 1986 —, Pierre Gattaz possède un brillant CV qui mérite d'être dépoussiéré. Tout le monde le présente comme un "industriel de terrain", c'est en fait un lobbyiste au long cours.

Pour tous ceux qui ont un jour entendu parlé du "Livre bleu du Gixel", l'homme n'est pas un inconnu. Ce document fut rendu public en juillet 2004 par une dizaine d'organisations patronales un peu obscures, dont le GIXEL ("Groupement des industries de l’interconnexion des composants et des sous-ensembles électroniques", ouf!). Gattaz était à l'époque — il l'est encore — numéro un du groupe Radiall, une boite fondée par son papa en 1952 et qui fournit aujourd'hui connecteurs et composants pour toutes les industries (surtout la défense, les télécoms et l'aéronautique).

Pierre Gattaz université d'été MEDEF Alsace Strasbourg 3 septembre 2015 - Claude TRUONG-NGOC - Wikipedia - cc-by-sa-3.0
Pierre Gattaz université d'été MEDEF Alsace Strasbourg 3 septembre 2015 - Claude TRUONG-NGOC - Wikipedia - cc-by-sa-3.0

L'héritier Pierre Gattaz, qui était président du Gixel de 1999 à 2003, est en effet présenté à la fois en tant que "porte-parole" de toute la filière "électronique et numérique", mais aussi comme "principal contributeur" de ce Livre bleu.

Manipuler les enfants

Ce document — dont on peut trouver ici une copie originale en PDF — représente une sorte de programme politico-économique que les industriels de la "filière" déposent sur le bureau du gouvernement Raffarin pour l'inciter à les subventionner. Tous les secteurs économiques sont concernés, et parmi eux, bien entendu, le thème de la "sécurité" occupe une large place.

Les gros lobbies de la filière lancent des pistes pour multiplier les chantiers porteurs et augmenter leur "compétitivité". Logique que les projets touchant à la surveillance et au contrôle deviennent des enjeux stratégiques. Seulement, pour y parvenir sans trop de vagues, il faut savoir influencer l'opinion et jouer sur "l'acceptation". Les extraits qui suivent vaudront au Gixel une distinction ultime aux Big Brother Awards.

On ne s'en lasse pas:

Les contributeurs du Livre bleu

«  Acceptation par la population :

La sécurité est très souvent vécue dans nos sociétés démocratiques comme une atteinte aux libertés individuelles. Il faut donc faire accepter par la population les technologies utilisées et parmi celles-ci la biométrie, la vidéosurveillance et les contrôles.

Plusieurs méthodes devront être développées par les pouvoirs publics et les industriels pour faire accepter la biométrie. Elles devront être accompagnées d’un effort de convivialité par une reconnaissance de la personne et par l’apport de fonctionnalités attrayantes:

  • Éducation dès l’école maternelle : les enfants utilisent cette technologie pour rentrer dans l’école, en sortir, déjeuner à la cantine, et les parents ou leurs représentants s’identifieront pour aller chercher les enfants.
  • Introduction dans des biens de consommation, de confort ou des jeux : téléphone portable, ordinateur, voiture, domotique, jeux vidéo;
  • Développer les services « cardless »  à la banque, au supermarché, dans les transports, pour l’accès Internet, …

[Si la] même approche ne peut pas être prise pour faire accepter les technologies de surveillance et de contrôle, il faudra probablement recourir à la persuasion et à la réglementation en démontrant l’apport de ces technologies à la sérénité des populations et en minimisant la gène occasionnée. Là encore, l’électronique et l’informatique peuvent contribuer largement à cette tâche.

Pierre Gattaz se justifie à la télé

Ce passage explicite (situé page 35 du document) le sera trop aux yeux de ses responsables. Au point qu'il sera  caviardé dans une seconde édition, pour être republié à l'identique une fois la tentative de censure dévoilée… Pour vos archives, voici la version censurée qui gomme les gros mots de la page 35.

Comme l'a joliment rappelé Le Canard du 26 juin, Pierre Gattaz s'est étonné deux ans plus tard, devant une équipe de télévision, d'avoir été accusé de manipuler les enfants. Sacrilège! Voilà un montage de ses déclarations. Totalement décomplexé, le nouveau patron des patrons. Il assume à fond.

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« On préconisait l'utilisation de ces techniques […] dès le plus jeune âge, dès l'école maternelle. Alors là, ça a fait hurler quelques personnes, […] en disant "mais c'est de l'embrigadement, etc." On est de toute façon parti pour augmenter tout ce qui est contrôle de sécurité, de transport, d’identification… On le voit bien avec les passeports numériques, avec les cartes d’identité ou de santé, où il y a toujours des cartes à puce avec des informations biométriques. […]

Nous ne sommes pas là pour savoir si c’est trop ou pas assez, nous sommes avant tout des industriels et nous mettons en place les systèmes et équipements pour servir la police, la justice et l’armée. »

maolivrerouge
maolivrerouge

Efforts de "dissuasion"

La fin du chapitre consacré à la sécurité dans le Livre bleu en dit long sur les réelles volonté de l'industrie: vite, plus de subventions et moins de charges!

Aspect réglementaire : Cependant, le marché national ne soutient pas suffisamment les développements possibles de ces technologies à cause des faibles budgets qui ont été jusqu’alors consacrés par les pouvoirs publics et par une législation contraignante. L’objectif est d’augmenter la sécurité tout en en évitant de nuire à la liberté de chacun, l’informatique et la biométrie devraient y parvenir. Le politique doit assouplir la législation afin de favoriser le développement des technologies de la sécurité électronique et informatique.

Pour convaincre le gouvernement, les pontes de la filière numérique font pleurer dans le chaumières. Selon eux, l'enjeu est comparable à ceux de la politique de dissuasion menée dans les années 60 et 70. Cf page 37:

Enveloppe Budgétaire :

L’importance de l’enjeu est tel qu’un effort de R&D publique et industrielle comparable en proportion du PIB à celui consenti pour construire la force de dissuasion française de 1958 à 1980 et le soutien à l’industrie correspondant serait une réponse proportionnée au problème. Le niveau de dépenses par les USA pour le « Homeland Security » est on le rappelle d’environ 40 Milliards € en 2003. Un niveau comparable de dépense sera nécessaire pour l’Europe, la contribution de la France devra se situer aux environs de 8 milliards €.

Organisation industrielle : Le programme structurant pour la sécurité en Europe doit être mis en place de façon à apporter des solutions en s’appuyant sur les savoirs faire européens et en suscitant les R&D nécessaires.

Le père Gattaz se servira de ce porte-voix pour conquérir, en 2007, la présidence de laFIEEC. Cette puissante Fédération des industries électriques, électroniques et de la communication, est une superstructure de lobbying qui regroupe vingt-huit syndicats patronaux, dont le Gixel et la plupart des autres organismes ayant signé le Livre bleu. Le président de la FIEEC en 2004, Robert Mahler, figurait d’ailleurs parmi la vingtaine de ses principaux « contributeurs ».

En entrant à la FIEEC, Gattaz intègre le comité exécutif du Medef. Chez les patrons, l'ascenseur social est généreux. En juin 2010, Gattaz monte d'un étage de plus en s'installant à la présidence du Groupe des Fédérations industrielles (GFI), qui coiffe 15 fédérations industrielles, soit 80% de l’industrie française (dixit sa fiche Wikipedia). Sans, toutefois, quitter ses fonctions à la FIEEC!

Le cumulard Gattaz est aussi, au moins jusqu'à fin 2012 (selon le dernier rapport annuel), administrateur d'une autre machine d'influence, la Fondation de l'Institut Télécom, organisme issu de France Télécom et rattaché à l'école d'ingénieurs Mines-Télécoms. L'Institut (et non la Fondation, comme nous l'avions écrit) est dotée d'un budget annuel de 163 millions d’euros.

Influencer l’État dans le chantier "identité numérique"

Le boss dans son fief (Cliché La Nouvelle république)

C'est à cette époque que Gattaz participe au second étage de la fusée d'influence que constitue le Livre bleu. Objectif, cette fois : guider les choix gouvernementaux en matière d'"identité numérique". Un thème qui touche à la fois à la sécurité et au contrôle social qu'à l'"administration électronique". C'est moins voyant, mais tout aussi stratégique.

Pour cela, Gattaz participe à la mise sur orbite en octobre 2010 d'un autre lobby fédérateur, l'ACN, "Alliance pour la confiance numérique".  Le mot est lâché: pour souligner l’importance du consentement des populations, il faut inspirer "confiance". Gattaz crée l'ACN avec un autre mastodonte du Medef concerné par les politiques sécuritaire: le GIFAS, groupement des industries aéronautiques, spatiales et militaires qui comprend une centaine de PME et de poids lourds, comme EADS, Dassault, Safran (Sagem-Snecma), Siemens, Thales et même Areva.

Comme cela a déjà été raconté depuis, l'ACN a verrouillé les débats parlementaires lors de l'examen, en 2011 et 2012, de la loi sur la "protection de l'identité" — qui devait créer une carte d'identité biométrique à deux puces et alimenter un énorme fichier policier (des "gens honnêtes", disait-on à l'époque).

Les lobbyistes payés grassement par le Gixel et la FIEEC font leur boulot. Isabelle Boistard, qui fut déléguée au développement du Gixel pendant onze ans — et donc collaboratrice de Gattaz —, deviendra "chef de service chargée des affaires économiques" à la FIEEC, et on la retrouve alors "déléguée générale" de l’ACN. À ce titre, elle figure dans la « liste des représentants d’intérêts » sur les sites de l’Assemblée nationale et du Sénat. Elle y représente notamment ATT, Bull, Communications & Systèmes, Orange, IBM, Gemalto, Safran Morpho, Siemens, Thales, et enfin Radiall, la maison mère du père Gattaz. Son collègue Yves Le Goff a cumulé les fonctions de délégué général du Gixel (coordinateur du groupe de travail « militaire-aéronautique ») et de lobbyiste officiel d'autres poids lourds industriels (Imprimerie nationale, Oberthur Technologies, ST Microelectronics, et Thales Security Systems).

Draguer le PS et la CNIL

Hollande chez Radiall (Cliché La Nouvelle république)

Malgré la censure partielle de cette loi par le Conseil constitutionnel en mars 2012,le groupe "identité numérique" du Gixel ne lâche pas prise. Le changement de couleur politique à l'Elysée n'est pas un problème. C'est son secrétaire général Didier Chaudun qui a coordonné la "feuille de route nationale de l’identité numérique", remise au ministère de l’Économie numérique en décembre 2012. Bingo! Fleur Pellerin mord à l'hameçon quelques jours plus tard.

Alors en pré-campagne pour virer Parisot du Medef, Pierre Gattaz parvient à draguer le président Hollande, qui cherche alors des exemples pour vanter l'excellence industrielle à la française. Il invite le président dans son entreprise familiale de Château-Renard (Indre-et-Loire) en décembre 2012.

Dernier épisode qu'il nous semble utile de mentionner: la lune de miel que Pierre Gattaz a entretenu, au moins le temps d'une journée, avec la présidente de la CNIL Isabelle Falque-Pierrotin.

Le comité de la prospective de la CNIL, créé en 2011 pour "accompagner l'innovation" (sic: c'est désormais l'un des trois mots d'ordre officiels de la commission), a organisé un "rapprochement" avec la… FIEEC. C'était en octobre 2012. Gattaz et Falque-Pierrotin ont péroré sur le thème « Villes de demain : quel nouveau regard sur la protection des données personnelles ? »

Voici de longs extraits du communiqué, tant sa novlangue visqueuse ressemble à celle employée par le Petit Livre Bleu du nouveau Guide du Medef. Nous avons souligné les mots clés. Savoureux.

"Souvent perçue comme un frein à l’innovation, la protection des données personnelles est désormais l’une des clés de la confiance souhaitée par les consommateurs. […] Les utilisateurs confient de facto une part de leur intimité pour […] rendre leur cadre de vie plus efficace ou plus sûr. La nécessité d’un développement durable rejoint ici l’enjeu de compétitivité des entreprises nationales et d’acceptation de l’innovation par la population. La CNIL, en poursuivant sa démarche de diffusion de la culture informatique et libertés, rejoint le souhait des industriels d’innover dans le respect des droits des personnes et des libertés. Cette première démarche […] préfigure une nouvelle dimension de la régulation, qui anticipe autant qu’elle accompagne les acteurs pour assurer un haut niveau de protection des citoyens et consommateurs sans entraver l’innovation et la volonté d’entreprendre."

Cf. « Monde numérique et respect de la vie privée : la CNIL et la FIEEC ouvrent la voie des solutions de demain », CNIL, 3 octobre 2012.

MISE A JOUR

4 jours après ce papier, la CNIL, encore elle, publiait une étude du CREDOC sur la perception des individus vis à vis de la biométrie dans la vie quotidienne. Bilan: "Les Français sont réticents à la banalisation des techniques d'identification biométrique", titre la société d'études. Tout ça pour ça, Mister Gattaz?

[autopromo] J'ai eu l'occasion de revenir, plus en profondeur, sur une lecture critique du Livre bleu dans mon bouquin sorti récemment (Attentifs ensemble, La Découverte, 2013). Cf le chapitre 6, "Stratégies d’influence du capitalisme sécuritaire et formatage précoce des jeunes cerveaux aux joies des technoscience."

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