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par Antoine Champagne - kitetoa

Vivons-nous dans une réalité altérée ?

C’est époustouflant. Comment des gens à plutôt bien armés en neurones et conseillés par des économistes de renom peuvent-ils s’enferrer à ce point ? C’est au delà de toute logique humaine. L’Europe et le FMI continuent de plancher sur un plan de sauvetage de la Grèce sur le même modèle que le premier dont on sait aujourd’hui, un an après, que ses effets ont été… nuls. Les CDS de la Grèce n’ont jamais atteint un tel niveau.

C’est époustouflant. Comment des gens à plutôt bien armés en neurones et conseillés par des économistes de renom peuvent-ils s’enferrer à ce point ? C’est au delà de toute logique humaine. L’Europe et le FMI continuent de plancher sur un plan de sauvetage de la Grèce sur le même modèle que le premier dont on sait aujourd’hui, un an après, que ses effets ont été… nuls.

Les CDS de la Grèce n’ont jamais atteint un tel niveau. C’est dire combien les marchés ne sont pas « rassurés » par les décisions des gestionnaires et politiques.

Bien sûr, le grand journaliste financier Jean-Michel Apathie rétorquera que les CDS sont des produits financiers extrêmement spéculatifs qui ne reflètent en rien la « réalité ». Qu’ils sont d’ailleurs, comme les agences de notation une partie du problème et qu’avec leurs positions autoréalisatrices, ce sont les CDS et les agences de notation qui génèrent les problèmes des pays « périphériques ».

Oui, mais non. Les CDS reflètent le degré d’inquiétude des opérateurs de marché vis-à-vis de titres. Ce ne sont pas les CDS qui sont à blâmer, mais les marchés financiers. Enlevez les marchés, il n’y a plus de produits spéculatifs. Quoi ? Mais vous êtes idiot ? Comment financerait-on l’économie réelle sans marchés financiers ?

Tout simplement comme on le faisait avant que les marchés n’existent tels qu’ils sont. C’est à dire il n’y a pas bien longtemps, autour des années 40. En outre, allez démontrer qu’un marché qui grâce au High Frequency Trading permet 5000 cotations différentes d’un titre en une seconde « contribue à financer l’économie réelle »

Convoquons à ce stade nos amies « Réalité » et « Logique ».

Depuis des années, les politiques prennent de mauvaises décisions pour tenter de résoudre les dérives du système (appelons-le le capitalisme).

Pourquoi mauvaises décisions ?

- « Réalité » : Avez-vous remarqué que les plus pauvres deviennent chaque jour plus pauvres tandis que les plus riches deviennent plus riches ? Avez-vous remarqué que nous avons vécu des années de croissance sans que les « bénéfices » soient répartis équitablement ? Avez-vous remarqué que les crises se succèdent (bulle Internet, bulle immobilière, subprimes, dette souveraine) ?

- « Logique » : Il me semble, mais je peux me tromper, que si les bonnes décisions avaient été prises, les crises seraient un lointain souvenir. Notez que depuis la dernière guerre, le FMI impose des cures « d’austérité » avec le succès que l’on connaît. Et même quand c’est un « socialiste » encarté qui le dirige, le résultat est le même. Un an après le premier « plan de sauvetage » de la Grèce, le pays est toujours au bord de la faillite. Quelque chose dysfonctionne…

Ce n’est jamais très utile de pointer du doigt un groupe de personne et le rendre responsable de tous les maux, mais il faut bien en convenir, le secteur financier est un tel prédateur, se nourrissant de chair humaine, qu’il est impossible de ne pas dénoncer quelques-uns de ses agissements.

La finance gagne à tous les coups, même quand elle perd. Pas vous.

- « Réalité » :  Avez-vous remarqué qu’un seul secteur de l’économie fait l’objet de toutes les attentions, au point que lorsqu’il a tout cassé avec ses jeux d’apprenti sorcier, l’Etat le renfloue pour lui éviter une faillite ? C’est le secteur financier. Avec son incantation magique « Risque systémique », il récolte les fonds publics nécessaires pour éviter la faillite lorsqu’il a fait trop de bêtises, gagnant ainsi à tous les coups, même quand il perd. Et l’argent public, c’est l’argent des citoyens. Ceux-là même qui payent plus d’impôts pour sauver les apprentis sorciers, mais aussi les pots cassés. Crise de la dette souveraine ? Cure d’austérité ! c’est à dire plus d’impôts, moins de croissance, moins de services publics, moins de tout…

- « Logique » :  Dites donc, le capitalisme, ce n’est pas aussi l’idée selon laquelle lorsqu’une entreprise fait des erreurs, elle finit par faire faillite et justement, l’Etat n’a pas à intervenir (dans l’économie, ou le moins possible) ?

En même temps, les ex-financiers savent se faire embaucher par les politiques et les conseiller au mieux des intérêts de leurs anciens employeurs. Aux Etats-Unis particulièrement. Pourquoi embaucherait-on des économistes ? Et surtout, pourquoi embaucherait-on ceux qui ont une voix divergente ?

Par exemple les « économistes atterrés » qui ont publié [« 20 ans d’aveuglement, l’Europe au bord du gouffre »](http://www.editionslesliensquiliberent.fr/f/index.php?sp=liv&livreid=29)  aux éditions _LLL (Les liens qui libèrent) ?

- « Réalité » : peu nombreux sont ceux qui me chérissent et m’accueillent avec équanimité ».

- « Logique » : il y a des choses que l’on ne peut nier.

Depuis des décennies, la dérégulation a mené à un système de Ponzi aberrant. Comme le disent les traders, avant d’oublier immédiatement ce qu’ils viennent déclarer : « les arbres ne montent pas au ciel ». Il y a un moment où tout s’écroule. Juste autorégulation du système ? Sans doute. Mais dans ce cas, laissons le système payer les pots cassés.

Démocratie, dictature et oligarchie...

Les « économistes atterrés » relèvent par exemple un point qui pose souci. Alors que l’on nous bassine à longueur d’articles et de journées sur le besoin de « plans d’austérité » pour sortir de la crise actuelle, il ressort qu’avant « la crise les pays de la zone euro ne pratiquaient pas des politiques extravagantes de hausse des dépenses publiques ;  au contraire, la part des dépenses publiques dans le PIB ont diminué de 2,9 points entre 1997 et 2007. Cependant, la plupart d’entre eux ont mis en œuvre des stratégies de baisses d’impôts, et ce dans une situation de concurrence fiscale (…) En même temps, ce désarmement fiscal a été décidé par les classes dominantes afin de tirer prétexte du déficit ainsi créé pour déclarer inéluctable la baisse des dépenses publiques. Ainsi beaucoup de pays ont supprimé l’impôt sur le patrimoine des ménages ; le taux supérieur de l’impôt sur le revenu est passé de 50,5% en moyenne en 1995 à 42,1% en 2008 ; le taux moyen de l’impôt sur les sociétés a chuté de 37,5% à 26% sur la même période ».

Et aujourd’hui, les politiques vous rabâchent les oreilles de discours appelant à la « solidarité nationale » pour sauver le régime des retraites, sur le fait qu’il ne faut pas remplacer un départ à la retraite de fonctionnaires sur deux, qu’il faut réduire les dépenses publiques et patati et patata… Qui paye l’addition ? La majorité.

Ah, eh, oh… Stop… La  démocratie, ce n’est pas justement la majorité qui décide ?

Si, sans doute. Sauf quand la démocratie a muté et qu’elle est devenue une « oligarchie ». Une perspective très bien décrite par Hervé Kempf dans son livre « L’oligarchie ça suffit, vive la démocratie » au Seuil.

Pour définir ce concept, Hervé Kempf souligne que bien sûr nous ne sommes pas en dictature. Mais que dire cela, c’est ne penser qu’en blanc ou noir. Démocratie ou Dictature. Pourtant, il y a autre chose. L’oligarchie. Et ce citer le sociologue anglais Colin Crouch qui décrit ainsi la situation politique « post-démocratie » que nous vivons :

« Même si les élections existent et peuvent changer les gouvernements, le débat électoral est un spectacle soigneusement contrôlé et géré par des équipes rivales de professionnels experts dans la technique de persuasion. Le débat porte sur le petit nombre de dossiers sélectionnés par ces équipes. La masse des citoyens joue un rôle passif, voire apathique en ne réagissant qu’aux signaux qui lui sont envoyés. Derrière le spectacle du jeu électoral, la politique réelle est définie en privé, dans la négociation entre les gouvernements élus et les élites qui représentent de manière écrasante les intérêts des milieux d’affaires  ».

Et pour ceux qui douteraient de cette situation, Hervé Kempf rappelle cette phrase terrible du milliardaire américain Warren Buffet : « Il y a une lutte des classes, tout à fait. Mais c’est ma classe, la classe des riches, qui mène la guerre, et nous la gagnons ».

Bienvenue dans leur monde.

Une presse pas pressée d’éclairer

En démocratie oligarchie, pour que le système puisse continuer à égrener ses théories fumeuses sans que la population (la majorité) ne réagisse drastiquement, il lui faut des caisses de résonnance. La presse joue à merveille ce rôle, notamment la télévision et la cohorte de « commentateurs » éclairés qui passent presque plus de temps sur les plateaux que dans leurs rédactions. Hervé Kempf cite par exemple cet épisode cocasse de l’émission « C dans l’air » d’Yves Calvi sur le thème « qui gouverne le monde ? » et à laquelle participaient Jean-François Kahn, Gérard Chaliand (géopolitologue), Nicole Bacharan (politologue), Jacques Rupnik, (directeur de recherches en relations internationales).

_« Un téléspectateur envoie une question que l’animateur lit :

  • Yves Calvi : Que savez-vous de l’organisation mondiale Bilder… je vais y arriver…, Bilderberg – moi je n’en avais jamais entendu parler – qui réunit chaque année les personnalités les plus influentes du monde ? Vous connaissez ça vous ?
  • Non
  • J’ignorais.
  • Calvi : Ben voilà, c’est un bide en direct.
  • Kahn : Je connais la Tricontinentale [sic], je connais Davos, mais je ne connais pas…
  • Bacharan : Je ne connais pas du tout cette organisation donc je n’en dirai rien.
  • Calvi : C’est peut-être une invention d’un téléspectateur qui nous teste ? »

Mais revenons à notre ami le secteur de la finance. Hervé Kempf l’évoque également, bien entendu. Son influence sur les décisions politiques étant ce qu’elle est…

« Des chercheurs du Fonds Monétaire International ont réalisé en 2009 une étude intéressante : étudiant au sein de l’industrie financière américaine les dépenses de lobbying et la nature des risques financiers pris, ils ont mis en évidence que les entreprises qui avaient le plus dépensé en lobbying étaient aussi celles qui avaient pris les risques les plus inconsidérés, qui ont conduit à la crise du système financier ouverte en 2007. « Notre analyse suggère que l’influence politique de l’industrie financière peut être une source de risque systémique », concluent-ils. »

Ah bon ?

En essayant de comprendre pourquoi la majorité ne se rebelle pas, Hervé Kempf évoque le « TINA », « There is no alternative » de Margaret Thatcher. Une antienne répétée à l’envie par tous les politiques depuis des lustres et que dénoncent, bien évidemment, les « économistes atterrés ». Qui eux, des alternatives, en proposent des tonnes dans leurs ouvrages. Et des alternatives qui font appel au bon sens.  Mais le bon sens étant la chose la moins bien partagée…

Et puis… les responsables qui entretiennent l’oligarchie ont leur propre « bon sens ». Dans une forme de réalité altérée qui est la leur. Et dans laquelle vous avez toute votre place. Au centre de l’assiette dans les repas du système.

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