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Édito
par drapher

Tribune Gonzo : pourquoi l'inutile et l'inefficace populaire doivent revenir

Plus j'avance dans l'analyse de la situation actuelle — épouvantable à tous les égards à mon sens — plus je suis forcé de replonger dans le passé. Quelque chose s'est cassé dans notre fonctionnement collectif et individuel, c'est certain.

Plus j'avance dans l'analyse de la situation actuelle — épouvantable à tous les égards à mon sens — plus je suis forcé de replonger dans le passé. Quelque chose s'est cassé dans notre fonctionnement collectif et individuel, c'est certain. Je croise des jeunes gens d'une vingtaine d'années désespérés par la société dans laquelle ils vivent, des difficultés qu'ils ont à pouvoir faire des choses sympas autres que celles qui dominent les esprits : smartphone, apps, jeux en ligne, tablette, ordi portable, achats en ligne, échanges par Telegram, Snapchat, Twitter, Facebook & whatever the fuck. Rien que des outils commerciaux qui absorbent 90% du temps de cerveau disponible. Et quand il est question de faire des trucs sympas, directement, la sentence arrive : innovation. Avec son lot d'efficacité, d'utilité sociale (forcément), souvent solidaire (c'est important d'être solidaire voyez-vous, surtout quand en réalité vous passez la quasi totalité de votre temps à ne pas vous préoccuper des autres être humains autour de vous, le nez penché sur un écran) et économiquement rentable (créer de l'emploi, c'est central, sinon, à quoi bon vivre ?).

On arrive donc vite aux "fucking Fablabs", censés être des lieux d'éducation populaire normalement, des grands chantiers rigolos où des gens auraient pu s'amuser à inventer des trucs parfaitement inutiles ou d'une efficacité plus que douteuse mais tellement fun. Et non. Le prototypage est devenu très vite l'enculage de mouches 3.0 à grand coups d'innovation débilitante, suivez le guide vers la pépinière d'entreprises. Bref, à notre époque moderne, il faut "faire", dans le numérique, mais il faut "faire" pour apporter sa pierre à l'édifice économique ou social en cours de construction. Tes idées, si ça se vend ou que ça crée des emplois, on en veut bien, sinon, va jouer plus loin.

Le Fablab, forme, concrétise (ah ouais, sans blagues), répond à des problèmes sociaux, permet l'innovation, et gnagnagna et gnagnagna. Les utilitaristes-managers ont pris le pouvoir, et on se fait chier avec eux…

Ce qui m'a rappelé l'époque où j'ai découvert un truc fantastique qui m'a appris plein de choses, fait rencontrer plein de gens, et qui ne servait pourtant à rien. Mais alors à rien de rien. Ça s'appelait "l'informatique". Ouais. A l'époque, autour de 1980, les doigts n'étaient pas venus se glisser partout dans les circuits imprimés, et jouer, signifiait réfléchir. Et fabriquer.

Quand tu regardes un écran et qu'il faut écrire des ordres

En 1980, j'avais découvert depuis un an un truc qui me rendait totalement dingue et que pas grand monde n'envisageait autrement que comme un truc très lointain, planqué au fond des banques ou dans des centres de recherche ; et j'y passais des heures un week-end sur deux. Ça s'appelait un ordinateur. Plus précisément, un micro-ordinateur. Oui, parce que mon père, dans la même pièce où je dialoguais avec le fameux Apple IIe, il en avait branché des très gros d'ordinateurs (à base de mini, donc plus gros que la micro) qui clignotaient partout. Avec des disques de 80 cm de large sous des capots, et des terminaux avec écrans aux caractères vert fluo. Je me souviens que la première fois que j'ai allumé ce mystérieux engin qui a fait "bip" — l'Apple IIe, donc — mon père m'a dit "bon ben maintenant, je vais te montrer comment on fait".

Il y avait un clavier, un lecteur de disquettes "à moitié molles", qui faisaient quand même une certaine taille et on en a rentré une dans la fente de l'engin. Ça a fait plein de bruits, de frottements, des tactacatactac et puis mon père a tapé "catalog". Bip : une liste de mots s'est affichée. Le gros délire. On pouvait lui dire des trucs avec des mots, et il comprenait, l'engin. J'ai tenté le coup, en tapant un mot écrit dans la liste : "invader". Bim : "SYNTAX ERROR". Ah ouais, fallait lui parler, mais bien lui parler. J'ai écrit "invaders" et là, ce fut grandiose.

Mais l'aventure ne s'arrêtait pas à taper des mots dans une liste de trucs affichés sur la disquette à moitié molle pour lancer des jeux, puisque mon père m'a ensuite montré que les choses qui bougeaient à l'écran c'étaient des gens qui les fabriquaient. Et qu'on pouvait faire comme eux. Il y avait un manuel en papier avec une couverture semi-rigide qui contenait plein d'explications sur le bazar appelé BASIC. A 10 ans, ça interpelle. Du GOTO au GOSUB, avec les déclarations des couleurs, des formes géométriques, on pouvait créer un univers en texte, en pixels, qui allait s'afficher à l'écran, ensuite. Un truc de frappadingue. C'est ainsi que j'ai commencé à faire quelque chose durant des centaines d'heures, absolument inutile, inefficace au possible, des week-end entiers : tenter de fabriquer des programmes en BASIC.

Clubs informatiques pour jeunes gens fascinés par l'inutile

Dans les années 80, sont arrivés assez vite des micro-ordinateurs personnels, moins puissants que l'Apple IIe qui était dans la boite de mon père, certes, mais qui faisaient quand même la même chose : exécuter des programmes et permettre d'en créer. Oric atmos, ZX81, Commodore 64, TO5/TO7, etc… Les gens se réunissaient souvent dans des clubs informatiques, recopiaient des programmes pour apprendre, échangeaient des programmes enregistrés sur des cassettes audio, et tout ce beau monde, entre 7 et 77 ans se passionnait pour un truc absolument fascinant mais sans aucun avenir (ne riez pas, c'était vrai à l'époque), qui ne servait strictement à rien dans la vie courante, et dont 99,999999 % des gens se foutaient éperdument : la programmation sur micro-informatique.

Ce qu'il faut bien envisager dans cette affaire, c'est qu'à cette époque, l'électronique était aussi en "accès libre" : magazines spécialisés, documentations livrées avec chaque appareil, même le plus minable ampli ou pré-ampli, en passant par les enceintes, tout avait sa documentation. On pouvait donc comprendre si on voulait. Réparer. Fabriquer aussi, si on se branchait avec des passionnés d'électronique. Le plus souvent, ça ne servait à rien d'autre qu'à s'échanger des informations, évaluer les possibilités des matériels, et au final, c'était surtout les entrailles de la technologie qui étaient le sujet : pas son utilisation pure et simple.

Les clubs d'informatique ou d'électronique, de photo aussi, ont fleuri dans les années 80, avec plein de gens qui ne faisaient rien d'utile là dedans en termes économiques, dont l'activité était à peu près aussi efficace pour le monde actuel que de se vautrer dans un divan et écouter un vieux vinyle. Et c'est ça qui était fameux, emballant, et vraiment motivant : faire des trucs pour la beauté du geste. Pour comprendre. Pour y arriver : parce que ce n'était pas évident d'arriver à comprendre un programme, d'en faire un, même simple et qui fonctionne, voire d'en recopier tout court sans se planter. Comme faire des photos et les développer. Un peu aussi comme les jeunes gens qui s'enfermaient dans les garages des parents pour essayer de rejouer les titres des grands groupes de rock avec une vieille batterie pourrie, 2 guitares électriques et une basse. Il n'y avait aucune ambition autre que de faire de la musique, s'amuser à quelque chose de pas évident malgré tout : maîtriser un instrument et reproduire des standards le plus proprement possible, le plus près de l'original. Personne ne pensait concert ou album : l'objectif, c'était le défi, le plaisir et parfois, en bonus, de faire aussi le maximum de bruit pour emmerder les bourgeois constipés…

La culture, en fait c'est pas ce qu'on croit que c'est aujourd'hui

Tout ce que je vous raconte, que vous l'ayez vécu ou pas, est en réalité quelque chose de très simple et de fondamental dans une société comme la nôtre et qui s'appelle… la culture. Populaire, pourquoi pas, mais c'est fondamentalement de la culture. Je ne vous ai pas parlé des clubs de jeux de rôles, de wargames, avec des tournois, des magazines incroyables aux plumes et aux illustrateurs d'un talent fabuleux et des milliers de jeunes gens qui créaient des univers, des extensions de règles et autres inventions purement ludiques, pour le plaisir du jeu. Ainsi, le seul plaisir, de découverte, d'amusement, d'échanges, de défi pour le fun, a animé pas mal de monde avec pour résultat, niveau efficacité et utilité dans la société : peau de balle (comme on disait à l'époque).

Alors oui, on peut toujours penser que les constructeurs d'ordinateurs ou de jeux en profitaient, que ceux qui montaient les magazines étaient intéressés, et pourtant, pas vraiment. 3 ou 4 gugusses penchés sur un seul micro-ordinateur, ou 8 avec 3 manuels de jeu, ce n'est pas non plus le Pérou. Surtout que les créateurs de tous ces trucs étaient le plus souvent des passionnés eux-mêmes. Comme ceux qui sortaient les magazines spécialisés.

L'intérêt de remonter le temps et d'observer cette époque, vis-à-vis de la technologie, des activités ludiques, et autres occupations collectives est de comprendre une chose : si tout ça a disparu, c'est parce que dans les esprits, ont été gravées quelques notions clés qui n'arrivent pas à s'en aller. La première est l'utilité. La deuxième, l'efficacité. Faire des choses avec ces deux notions en tête voue les esprits — même les plus passionnés par un domaine — à devenir industrieux, et donc, à ne plus faire de sens à plusieurs, à ne pas co-créer de la culture. La culture n'a pas d'utilité, n'est pas efficace. Pour que la culture soit culture il faut qu'elle soit vraiment ce qu'elle doit être, c'est-à-dire un espace d'échanges et de relations désintéressées entre des individus qui partagent les mêmes envies, passions, désirs, etc. La culture est un pur concept à perte : on ne gagne rien, ça ne sert à rien d'autre qu'à faire plaisir aux gens qui la fabriquent. Oui, la fabriquent, et non pas qui "la consomment".

Fabriquons de la culture avec "ceussent" qui partagent les mêmes envies

Pour tout dire, dans une société où tout est livré clef-en-main dès l'âge de 3 ans sur tablette numérique, avec apps dédiées à toute activité et soigneusement neuromarkétées en Californie, l'intérêt de faire de la culture à plusieurs devient un peu absurde. Si tu veux jouer, tu appuies sur "jouer" et tu joues avec la planète entière. Avec des gens que tu ne connais pas ou d'autres que tu connais sur le réseau mais pas en vrai, mais on s'en fout, le vrai ça n'existe pas, seul l'efficacité compte. Tu peux te faire livrer ta bouffe en cliquant sur des rayons virtuels, à quoi bon aller cuisiner avec des gens pour le fun ? Lire ? Quoi, lire ? Tout est à disposition sur le grand réseau, et tu lis des tas de trucs tous les jours sur ton écran, quant au roman en papier, bon, ça prend du temps, et le temps, c'est de l'argent n'est-ce pas ?

Écrire ? Oui mais quoi ? Pour que la planète entière vienne donner son avis ? Quel est le sens du mot culture ? La musique, le cinéma ? Mais tu accèdes à 3 millions de titres sur Spotify et je ne sais combien de films, de séries avec Netflix. Fabriquer des trucs à plusieurs ? Oui, mais quoi ? Ah, oui, des trucs innovants à base d'impression 3D, qui doivent potentiellement selon Fleur Pellerin et les suivants du ministère, permettre l'innovation. Révolutionner le truc, le machin, la ville, l'éducation, la vieillesse, l'écologie, ta mère et les oiseaux.

Bref, si tu ne saisis pas bien, comme moi, quel est le sens, l'intérêt de toute cette "merde digitale" qui se répand en permanence dans les cerveaux et dans les discours, il est grand temps de se réveiller et de se prendre en main. Pour refaire de la culture. De la vraie quoi. Dans le monde physique. Avec des ordinateurs et de l'électronique, mais sans aussi, avec des gens qui ont cette vieille envie des années 80 de faire de l'inutile, de l'inefficace mais qui adorent se passionner pour des trucs funs, souvent compliqués et sans avenir.

Allez, ça doit bien être possible, même que certains ont déjà dû commencer. Il faudra juste déposer tous les objets prêt-à-consommer et prêt-à-ne-pas-penser. Pour faire à plusieurs, de l'inutile. Et de l'inefficace.

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