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Édito
par drapher

Société technologique : vie impérative et artifice de liberté

Un historien vient de publier un ouvrage retraçant les vacances de son enfance, dans les années 60. Il s'en faisait l'écho auprès d'un journaliste en radio ce matin, et les deux hommes se remémoraient cette deuxième moitié du 20ème siècle — encore très proche — sans Internet et sans téléphone mobile. Les vacances de l'historien se déroulaient dans un camping-car. Un combi Volkswagen. Sans ceintures de sécurités à l'arrière.

Un historien vient de publier un ouvrage retraçant les vacances de son enfance, dans les années 60. Il s'en faisait l'écho auprès d'un journaliste en radio ce matin, et les deux hommes se remémoraient cette deuxième moitié du 20ème siècle — encore très proche — sans Internet et sans téléphone mobile. Les vacances de l'historien se déroulaient dans un camping-car. Un combi Volkswagen. Sans ceintures de sécurités à l'arrière. Traversant les pays, brassant des monnaies étrangères en Europe, franchissant des frontières, le père gueulait par moment à ses deux fils depuis son fauteuil de conducteur une phrase qui aujourd'hui prend une dimension toute particulière : "Soyez heureux !". Ces vacances en camping car, cette errance sans contraintes, ces voyages libres de toute obligation avaient une fonction vitale pour les parents — juifs — de l'historien qui avaient traversé la guerre et donc le nazisme : sentir la vie humaine se dérouler en pleine et entière liberté pour apprécier sa valeur infinie. 50 ans plus tard, comment la liberté s'exprime-t-elle dans une société du "tout technologique" ?

La technologie s'impose, l'humain dispose ?

Le fonctionnement humain moderne d'une grande part de la population des sociétés dites "développées" et industrielles est conditionné par plusieurs aspects centraux, dont l'un deux est devenu un fil rouge incontournable : l'utilisation quasi permanente et répétitive de technologies dites de communication et d'information. Si, durant une période de transition de quelques années l'usage de "smartphones" a été avant tout une mode — un peu branchée — une distraction ou une aide professionnelle pour certains, cet usage est aujourd'hui devenu un mode de vie.

La technologie numérique nomade connectée n'est plus une option ou un bonus que l'on peut adopter ou non, elle est devenue l'essence même du fonctionnement individuel et collectif du plus grand nombre. Pas seulement pour les échanges entre individus, ni pour l'acquisition d'informations. Non, cette technologie nomade est devenue essentielle pour à peu près toutes les activités de la vie courante. Au point qu'il est devenu impensable de s'en passer, même pour ceux — la majorité — qui ne travaillent pas grâce et avec ces outils. Jusqu'à quel point les populations des pays développées disposent-elles en toute liberté de ces technologies ? Peut-on encore parler de liberté lorsqu'un fonctionnement s'impose, et au delà, un mode de vie global entièrement formaté ?

Les gouvernés créent la gouvernance

Observer et s'inquiéter des nouvelles formes d'influence, de gouvernance, de surveillance possibles grâce aux technologies numériques interconnectées est nécessaire, mais faire l'économie d'une réflexion d'ensemble du processus depuis ses origines est impardonnable. La gouvernance algorithmique, la société panoptique, de surveillance et de contrôle des masses est impossible dans nos sociétés dites "libérales" sans l'appui, le consentement voire l'adhésion profonde des populations concernées.

La victime est consentante. Elle plébiscite le système dans lequel on l'enferme, elle le nourrit. Le traitement statistique des Big Data d'influence ou de prédiction n'est possible que si la masse déverse un maximum de données numériques sur le réseau. Ceux-là mêmes que l'on dénonce pour leur incompétence, leur duplicité, leur soif de domination sont ceux que l'on porte au pouvoir et à qui l'on prête un intérêt et une importance quotidienne. Au delà de cette dichotomie populaire faite de passivité et d'apathie sociale, de bêtise consumériste, un phénomène bien plus pervers s'est mis en place qui éclaire un avenir bien plus sombre que la seule inquiétude provoquée par l'exercice d'un pouvoir malveillant venu d'en haut. Ce phénomène est celui de la perte de liberté humaine, des "existences impératives volontaires enfermées dans un artifice technologique".

De la liberté et de la géographie par GPS

La liberté humaine est un concept vaste et fluctuant. Mais il reste malgré tout possible de le définir et surtout d'opérer des comparaisons ou inversions de sens pour mieux en comprendre les contours. La servitude volontaire est un exemple intéressant à réévaluer dans l'époque qui nous concerne, celle du grand enfermement technologique. De façon simplifié et brutale : celui qui décide d'être esclave d'une chose estime être libre… de s'auto-asservir. Les individus peuvent donc, en masse, décider qu'ils ne s'offriront plus certaines libertés. Celles de par exemple effectuer des découvertes par le biais de l'exploration, d'aller vers l'inconnu. De prendre des risques, de prendre du temps à certains exercices quotidiens ou spontanés. De vouloir penser par eux-mêmes au lieu de penser avec la même source de réflexion que la masse : libres d'alimenter leur réflexion par la propagande, tout en prétendant ne pas subir l'influence de la propagande.

Ces nouveaux contours d'un auto-asservissement, d'une liberté enfermée et conditionnée via les nouveaux usages technologiques ont des effets concrets dans le monde réel. Dans la façon d'occuper l'espace physique, d'éduquer, d'échanger, de partager, de s'alimenter, de produire des œuvres et de manière plus modeste : de faire sens. Individuellement ou collectivement. Si plus personne ne peut se tromper de chemin lorsqu'il circule et passe d'un point A à un point B sans jamais pouvoir rencontrer un point A' ou atteindre un point C en ayant raté le point B, que se passe-t-il ?

Telle une machine parfaitement programmée, pilotée par satellite, l'être humain devient un objet déplacé d'un point à un autre. Ainsi, la recherche de logement de vacances, basée longtemps sur des recherches humaines sur place — par la visite de lieux et la discussion, la découverte — est remplacée par l'acquisition algorithmique d'un lieu de villégiature distant. Une fois piloté par son satellite, l'humain arrive dans son lieu pré-déterminé, réservé, payé, préparé et s'y intègre. Il n'y a aucune liberté dans ces vacances là. Aucune fantaisie. Aucun échange. Plus aucune humanité en réalité, puisque du début à la fin de ce qui s'apparente à une procédure, tout a été calculé, orienté, déterminé et validé. Quand la géographie humaine devient un pilotage par GPS, ce n'est plus le monde que nous visitons, mais un chemin abstrait technologique déterministe. Comme des vacances par AirBnB au fond, ne sont plus vraiment des vacances mais plutôt "une procédure de déplacement d'un endroit à un autre à des fins stratégiques de repos pour une période déterminée et non travaillée, à l'extérieur de son domicile. Planifiées et négociées grâce à un algorithme.

Être heureux, c'est être pris dans une aventure (normalement)

Ce que le père de l'historien assénait à ses enfants avec cette injonction du "Soyez heureux !" dans le combi Volkswagen, au cours de ces vacances libres et aventureuses, est une réalité en passe de disparaître. Ce qui rendait heureux ces enfants — et l'historien le confirme — était cette liberté : de se mouvoir, de découvrir, de s'arrêter, d'observer, de prendre le temps, d'évaluer, etc. Ce sont les termes qui définissent ce que l'on nomme "l'aventure". L'aventure humaine. L'humain découvre par lui-même, observe et tire ses propres conclusions, s'auto-détermine et accède à un imaginaire toujours renouvelé par l'expérience subjective : sa propre expérience pleine de risques et d'impromptu, d'impondérables et de rencontres. Ce qu'interdit par essence la découverte assistée, orientée par des algorithmes et des interfaces en ligne emplies d'individus sous influence et eux mêmes pétris de croyances orientées par les machines et par l'ensemble.

Au point qu'un président français a annoncé vouloir faire la chasse aux "fake news" en période électorale : les citoyens seraient donc devenus tellement inaptes à discriminer le vrai du faux, le mensonge de la vérité, que l'Etat pourra venir le faire à leur place. Et leur imposer l'information qu'il estime être la bonne…

Ceux qui croient que leur vie a du sens en prenant la liberté de poster des photos d'eux-mêmes, de leur nourriture ou de quoi que ce soit qui les entoure ne font qu'une seule chose : fuir l'expérience réelle, se laisser dicter leurs actions par des phénomènes de masse orientés et misérabilistes. Ils participent en quelque sorte à une pornographie du quotidien. Il est impossible d'être heureux tout en étant enfermé dans une interface. Le bonheur, celui de se sentir libre et de pouvoir exercer cette liberté n'a de sens que dans le franchissement des limites de l'inconnu. Une aventure. Un logiciel n'offre pas cela. Mais il sait créer suffisamment d'artifices pour faire croire à ses usagers qu'ils sont, devant leur écran, en pleine aventure. On appelle ça les réseaux sociaux. Ce sont les nouvelles chaînes des esclaves volontaires. Ceux qui ne veulent plus être heureux.

Parce que la liberté fait peur, comme la sensation de bonheur offerte par l'aventure ?

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