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par Stéphanie Fontaine

Privatisation des voitures-radar : un contrat à haut risque sur le point d'être signé

Des documents internes au ministère de l'Intérieur révèlent le casse-tête juridique que représente "l'externalisation" des radars mobiles, ceux logés dans des véhicules banalisés et capables de flasher en roulant, car cette privatisation pourrait être considérée comme un prêt de main d'œuvre, ce qui est formellement interdit par la loi. Malgré l'enjeu, le premier contrat du genre, qui couvrira la conduite de 26 voitures-radar dans la région Normandie, pourrait être signé dès ce début de semaine.

Des documents internes au ministère de l'Intérieur révèlent le casse-tête juridique que représente "l'externalisation" des radars mobiles, ceux logés dans des véhicules banalisés et capables de flasher en roulant, car cette privatisation pourrait être considérée comme un prêt de main d'œuvre, ce qui est formellement interdit par la loi. Malgré l'enjeu, le premier contrat du genre, qui couvrira la conduite de 26 voitures-radar dans la région Normandie, pourrait être signé dès ce début de semaine.

Selon nos informations, le marché public que le ministère de l'Intérieur a lancé pour confier la conduite de 26 voitures-radar dans la région Normandie à une entreprise privée pourrait être attribué dès ce début de semaine. Partant de là, les premiers mobiles-mobiles, ces véhicules banalisés capables de repérer les excès de vitesse dans le flot de la circulation, avec à leur bord un seul chauffeur employé par cette boîte privée, en lieu et place des deux gendarmes ou des deux policiers présents jusque-là, pourraient commencer à tourner au maximum d'ici deux mois, soit début janvier, selon les prescriptions du contrat.

C'est pourtant un accord à haut risque juridique que Beauvau s'apprête à signer, si l'on en croit les documents internes que nous venons de récupérer. A la lecture d'une note (intégralement publiée ci-dessous), datée du 9 mars 2016, adressée par le délégué interministériel à la Sécurité routière, Emmanuel Barbe, au directeur de cabinet de Bernard Cazeneuve, le ministre de l'Intérieur de l'époque, en préparation de cet appel d'offres, on comprend bien l'enjeu : rédiger le cahier des charges de ce marché de telle sorte qu'il ne puisse "être regardé comme un prêt illicite de main d'œuvre" , strictement interdit par l'article L8241-1 du code du Travail.

 

Note du 9 mars 2016

Une privatisation potentiellement illégale

"Si la qualification pénale de délit de prêt illicite de main d'œuvre devait être retenue, la société prestataire et la personne publique commanditaire pourraient alors toutes deux faire l'objet de sanctions pénales" , expose Emmanuel Barbe dans cette note. Le contrat en cause pourrait carrément être annulé, selon la jurisprudence de la Cour de Cassation, la plus haute juridiction de l'ordre judiciaire en France, et "l'Etat (…) se trouver dans l'obligation de recruter" les personnels de la société prestataire, "ce qui n'est pas envisageable" , prend-il bien soin de préciser dans sa missive. Une missive dont on sait par ailleurs qu'elle a été formulée à la demande d'Éric Morvan, conseiller de Manuel Valls, le Premier ministre d'alors, et devenu entre-temps le nouveau directeur général de la Police nationale… Autant dire que l'information de l'épineux problème est remontée très haut dans la hiérarchie de l'Etat.

Pour Emmanuel Barbe, il apparaît donc "primordial de rédiger le cahier des charges de manière rigoureuse afin de se prémunir de cette requalification" , et, en l'occurrence, il faut surtout éviter que le contrat ne puisse "se résumer à un simple déplacement de véhicules équipés de radar d'un point A à un point B, ces deux points et l'itinéraire pour les joindre étant déterminé (sic) par l'administration" … Sauf que c'est en substance le discours servi par nos autorités pour justifier cette privatisation (voir les extraits vidéos ci-dessous) ! A les croire, dans les nouvelles voitures-radar entièrement automatisées, les conducteurs n'ont justement rien d'autre à faire qu'à conduire, en suivant le tracé du GPS, sur des parcours préalablement définis par l'Etat.

Cela fait en tout cas partie des arguments souvent mis en avant par le délégué interministériel à la Sécurité routière, comme lors de cette présentation à la presse des nouvelles voitures-radar à Evreux, le 24 février 2017 (images Reflets) :

 

Argumentation d'Emmanuel Barbe également entendue sur les ondes à la même période, comme sur RTL :

Ou même quelques jours plus tôt sur Europe 1 :

Le discours a même été repris plus récemment, le 15 octobre dernier, sur le plateau de France 3 Normandie, par l'ancien député socialiste de l'Orne, Yves Goasdoué, aujourd'hui Président du Conseil national de la Sécurité routière (CNSR), et apparemment grand défenseur de cette externalisation :

 

Les clauses techniques du contrat, que nous avons également étudiées, ont beau indiquer que c'est à la société titulaire de "définir" les itinéraires, celle-ci ne peut toutefois les déterminer que "conformément aux plans de contrôle du pouvoir adjudicateur" – entendez les services de l'Etat, qui lui transmettent "les catalogues des parcours à réaliser avec deux mois de préavis" . A cela s'ajoute, toujours "via un système de supervision fourni par le pouvoir adjudicateur" , un "contrôle opérationnel des chauffeurs" . D'une manière générale, c'est donc l'Etat qui met "à disposition les moyens" comme les "postes informatiques, voitures radar, points de stationnement" … Autant d'éléments susceptibles de définir le prêt de personnels tant redouté.

Si les syndicats de l'entreprise choisie, et surtout ceux des agents des forces de l'ordre devaient s'engouffrer dans la brèche, et décider de porter l'affaire devant les tribunaux, il y aurait de quoi créer une belle pagaille ! "A moins de faire appel à des intérimaires" , nous souffle un des juristes consultés par Reflets. Car la loi prévoit "quelques exceptions dans le cadre desquelles le prêt de main d'œuvre est autorisé, ce qui est le cas avec les entreprises ayant recours au travail temporaire" . Le recours à l'intérim est-il alors bien compatible avec notre cas d'espèce ? La conduite des voitures-radar ne constitue-t-elle pas une activité normale et permanente ? Il y a de quoi, là aussi, s'interroger…

La création d'un millier d'emplois fait également partie des arguments avancés par les représentants de la Sécurité routière pour soutenir cette privatisation. Car l'externalisation de la conduite des 26 voitures-radar de Normandie n'est que la première étape du processus, qui doit s'étendre à toute la France, "région par région" , d'ici "à la mi-2019" . Alors si, en fin de compte, il ne s'agit même pas de créer un millier d'emplois stables, l'argument risque fort de faire pschitt.

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