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Dossier
par Rédaction

Pour la plupart des développeurs d'Eagle, ni débat, ni cas de conscience

Business is business...

Mais qu'est-ce qui peut bien motiver des développeur à coder des armes numériques ? En tout cas, le sujet n'a pas provoqué de discussions en interne.

Lorsque Bull décide, AmesysGate oblige, de se défaire de son activité Eagle, le groupe publie un communiqué minimisant l'importance de cette "branche". En clair, cela représentait "0,5%" du chiffre d'affaires et environ une "dizaine de personnes". Nous nous étions longuement interrogés sur les motivations de cette dizaine de personnes. En effet, lorsque l'on travaille sur Eagle (devenu plus tard Cerebro), il faut une sacrée motivation. Impossible de ne pas avoir conscience de ce à quoi va servir le produit sur lequel on travaille. Libye, Arabie Saoudite, Maroc, Qatar, Gabon, Emirats Arabes Unis, la liste des clients est longue et a un point commun : tous ces pays sont fâchés avec les Droits de l'Homme. Une certitude : des opposants vont être traqués avec l'aide du produit Eagle. Et les méthodes policières dans ces pays passent souvent par la torture. Elles sont à tout le moins "musclées". Lorsque l'on travaille sur ce produit, que l'on se rend dans ces pays pour l'installation, on ne peut se permettre de faire l'autruche. "LesDix", comme nous les avions appelés, savaient, et cela ne les gênait pas. Toutes sortes d'explications viennent à l'esprit. Le challenge intellectuel lié aux développements informatiques, la rémunération… Aucune ne permet d'effacer la problématique éthique et morale posée.

LesDix, dans Amesys, c'est principalement :

  • Nicolas Deckmyn
  • Amadou Barry
  • Talaï Diab
  • Lionel Flandrin
  • Hugo Guiguelay
  • Philippe Job
  • Fabien Lahoudère
  • Pierre Langlais
  • Vincent Le Ligeour
  • Emmanuel Peroumalnaik
  • Thomas Franciszkowski
  • Vincent Grimaldi
  • Renaud Roques
  • Et "accessoirement" Philippe Vannier

Ils ont été entendus par les enquêteurs dans le cadre de la procédure ouverte contre Amesys pour complicité de torture devant le Pôle Crimes contre l'humanité et Crimes et Délits de guerre du Tribunal de Paris pour "complicité de torture ou acte de barbarie, traitements inhumains et dégradants".

Sur l'aspect éthique et moral, ils ont tous à peu près les mêmes réponses.

Lionel Flandrin explique ainsi : "Je ne comprenais pas pourquoi Julien [Rost, NDLR] continuait à travailler chez Amesys après les révélations qui ont été faites, notamment dans les médias. Tant que j'y ai travaillé ce n'était que des suspicions, plus tard il y a eu des éléments concrets, du coup plus personne ne pouvait ignorer ce qu'il se passait et comment le système était détourné. J'ai donc parlé de ça avec Julien. Mais il m'a répondu qu'aujourd'hui ce n'était plus pareil... Il y a quelque chose qu'il faut savoir, c'est que les patrons d'Amesys ont dû demander à leurs employés de ne pas parler à l'extérieur, encore moins aux anciens employés de leurs activités actuelles. Du coup Julien restait vague en me disant que c'était techniquement intéressant et que ça lui plaisait toujours".

Il indiquait toutefois aux enquêteurs que les employés d'Amesys avaient conscience que la Libye était un régime dictatorial, que le système allait servir pour surveiller les opposants au régime ou des dissidents. Cependant il était rassuré par le fait que l'armée française était au courant du déploiement de ce système.

Si le fait que l'armée française était au courant permet d'excuser des arrestations arbitraires et des tortures, tout va bien. Logique, non ?

La lutte contre les opposants terroristes et les pédophiles...

Même son de cloche chez Vincent Le Ligeour. Ce dernier avait été détaché chez Ipoque (les sondes DPI qui équipaient initialement le système pour la Libye) pour faire l'interface avec l'équipe Eagle. Pour lui, il n'y a pas eu de "débats ou d'interrogations" au sein de la société Amesys sur l'utilisation que le régime de Kadhafi pouvait faire de la technologie Eagle. L'état d'esprit dans lequel ils se trouvaient était qu'un système d'écoute est assimilé à une arme de guerre et que sa diffusion à l'étranger était soumise à l'approbation de l'État français. La fin de l'embargo, les relations de la France avec la Libye, les normalisations des relations de la Libye avec la communauté internationale  et l'ONU faisaient que les services Libyens étaient un service allié et partenaire contre le terrorisme. "Je n'ai pas eu connaissance de la finalité réelle de l'outil Eagle. Ce que l'on a pu supposer dans l'équipe, c'est qu'il y avait de la lutte contre le terrorisme, de l'intelligence économique et diplomatique et peut-être de l'opposition politique. A l'époque, l'opposition politique était assimilée à du terrorisme, car facteur de déstabilisation du régime en place".

Et pourquoi pas un outil permettant de lutter contre les pédophile Libyens tant que l'on y est ?

Embauché dès 2008 pour plancher sur le projet Eagle, Thomas Franciskowski utilise la même rhétorique et les mêmes éléments de langage. Pas de débats ou d'interrogation au sein d'Amesys sur l'utilisation qui pouvait être faite de cette technologie par le régime de Kadhafi, car, tout simplement, "les dirigeants d'Amesys disaient que les contrats étaient faits avec l'aval des autorités françaises dans un cadre bien délimité".

A nouveau, "l'aval" des autorités françaises ou le simple fait qu'elles soient probablement au courant permet d'évacuer tout questionnement éthique.

Et les déclarations des Dix sont toutes dans la même veine.  En clair, à l'époque on ne savait pas, on ne se doutait pas, les révélations dans la presse nous ont mises mal à l'aise.

Une partie de l'équipe des Dix a d'ailleurs mis les voiles vers des cieux moins risqués (Parrot, Criteo, Intrinsec, etc.).

Une autre partie est restée dans ce qui est devenu Nexa Technologies, l'entreprise française qui dissimule avec plus ou moins (plutôt moins) de réussite ses activités commerciales derrière la façade émiratie Advanced Middle East System (AMES). C'est le cas de :

  • Barry Amadou. (ex Amesys)
  • Aline Bourgery (ex-Elexo, ex-Serpikom).
  • Philippe Job.
  • Hugo Giguelay.
  • Julien Rost.
  • Olivier Henry. Il a quitté Nexa en septembre 2014 et travaille maintenant à l'ANSSI.
  • Thomas Bussiere. Il a quitté Nexa en juillet 2014.
  • Rachida Hamdani (ex-Amesys).
  • Coralie Desloire. (ex-Amesys)
  • Pierre Langlais. (ex-Amesys)
  • Nathalie Leyx (ex-Elexo).
  • Rudy Richard. (ex-Amesys)
  • Renaud Roques (ex-Amesys)
  • Stéphane Salies (ex-Amesys)

Tous ou presque ont des rémunérations mensuelles élevées, au delà des 5000 euros, bien plus pour certains, ainsi que des primes annuelles conséquentes.

Eux, lors de leur prochaine mais hypothétique audition, ne pourront pas dire qu'ils ne savaient pas. Ils ont continué les développements logiciels pour des clients tout aussi sulfureux que la Libye ou l'Egypte, le Gabon, le Qatar pour ne citer que ceux-là. En pleine et entière connaissance de cause.

Notre dossier "Armes de surveillance de masse françaises : révélations sur les coulisses d'un commerce mortifère" :

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