Journal d'investigation en ligne et d'information‑hacking
Édito
par Laurent Chemla

Pas fini

À la maison, j'ai un chat pas fini. Pour une raison ou pour une autre, il a du mal à diriger son train arrière. Il passe son temps à se cogner partout, à tomber dans l'escalier, à marcher dans sa gamelle... Le verdict du vétérinaire a été très clair: en termes techniques "il n'est pas fini". Il s'en fout: il est né comme ça. Il pense sûrement que ce sont les autres chats qui ne sont pas normaux, à pouvoir tourner et sauter et courir sans jamais tomber. Ils ont un problème mental, forcément.

À la maison, j'ai un chat pas fini.

Pour une raison ou pour une autre, il a du mal à diriger son train arrière. Il passe son temps à se cogner partout, à tomber dans l'escalier, à marcher dans sa gamelle... Le verdict du vétérinaire a été très clair: en termes techniques "il n'est pas fini".

Il s'en fout: il est né comme ça. Il pense sûrement que ce sont les autres chats qui ne sont pas normaux, à pouvoir tourner et sauter et courir sans jamais tomber. Ils ont un problème mental, forcément. Avec le temps, ils finiront bien par apprendre à tomber, eux aussi.

Ces dernières semaines, pendant que le chaton tombait, tombait, tombait, je regardais nos "élites" tomber, tomber, tomber.

Une loi de programmation militaire est votée par les deux assemblées, malgré une levée de boucliers quasi-unanime de tous les défenseurs des libertés publiques, dénonçant une atteinte aux droits fondamentaux ? "Pas de problème, les gars: vous comprenez mal le texte. Il est parfait, on vous le promet. Et d'ailleurs on en est si sûrs qu'on refuse de demander son avis au Conseil Constitutionnel."

Gamelle.

Un sale type réunit des paumés - dans ce qu'il appelle des spectacles durant lesquels il étale sa bêtise ? "Interdisons-le, les gars. Et mettons en garde-à-vue des gamins qui imitent ses gestes. Et envoyons un mise en garde à Canal+ qui a laissé un spectateur faire un geste débile à l'écran. Et essayons de contraindre "les réseaux sociaux" à filtrer ses admirateurs. La loi ne le prévoit pas parce que ce serait contraire à la Constitution ? Oh, bah, on verra bien hein."

Gamelle.

Un vieux bonhomme, milliardaire, sûr d'être au dessus des lois, a acheté des voix pour être élu, a été condamné pour ça, et est soupçonné de faire partie d'une "association de malfaiteurs" dans le cadre d'une tentative d'assassinat ? Une paille. "C'est l'un des notres: décidons à huis clos que nous refusons qu'il puisse être trop inquiété. Après tout, s'il est coupable il ira sûrement se dénoncer tout seul."

Gamelle.

Des promesses électorales oubliées à peine l'élection passée ? Une Hadopi toujours là, une TVA augmentée, une courbe qui refuse de s'inverser, le droit de vote des étrangers oublié, l'age légal de la retraite augmenté, la renégociation du traité européen oubliée, un président de gauche menant une politique néolibérale... "Oui, bon, mais après la campagne électorale, les gens aussi les oublient, nos promesses, vous verrez."

Gamelle, gamelle, gamelle. Les chutes s'accumulent et, à la différence de l'ère pré-Internet, elles ne disparaissent pas de l'actualité quand la suivante prend le relai. Elles laissent des traces.

Sur le web, dans les consciences, dans les débats et les opinions, elles laissent beaucoup de traces. Nous n'oublions plus. Nous ne pardonnons plus.

Et paf le chat.

On peut toujours gloser sur le "tous pourris", dire que certains de nos représentants sont malgré tout très bien (c'est la moindre des choses et ça n'interdit en rien la critique globale des institutions), expliquer que la critique de ceux qui nous gouvernent fait le lit du FN, que tout n'est pas si noir. C'est une autocensure comme une autre.

On peut aussi croire qu'ils savent mieux que nous. Qu'ils sont mieux informés. On peut penser qu'ils font n'importe quoi, parce qu'on est des gens simples, alors qu'en réalité ils nous protègent de choses qu'on ignore. On peut croire qu'ils s'en foutent, aussi. Ou qu'ils savent que c'est bientôt la fin du monde et que du coup ils font des bêtises pour rigoler, en attendant.

C'est possible.

On peut croire ce qu'on veut. Moi, je crois juste qu'ils sont comme le chat: pas finis.

Je crois qu'ils se vautrent. Qu'ils se cognent partout. Qu'ils ne savent pas changer de direction sans risquer une chute douloureuse.

Comme le chat qui tombe, ils croient détenir la vérité. Comme lui, il doivent penser que ce sont tous les autres (nous, la plèbe) qui ne comprennent rien au monde qui les entoure. Comme lui, ils espèrent que nous apprendrons à voir le monde comme ils le voient: limité, simpliste, et sans mémoire.

Il suffit de voir les sempiternelles réactions aux échecs électoraux ("les électeurs n'ont rien compris"), aux critiques ("c'est du populisme"), aux remises en question ("vous ne connaissez rien à a légistique"), aux enquêtes de la justice ("c'est de l'inquisition") pour s'en convaincre: ces gens-là voient le monde, disons (pour être gentil) "autrement". Ils sont à l'image du chat qui se croit supérieur aux autres, supérieur à ceux qui ne savent même pas tomber en marchant.

Mais je crois en réalité que, pendant qu'ils tombaient, de plus en plus de gens ont appris, et apprendront - avec Internet - à utiliser une partie de leur cerveau que nos élites - trop occupées à diriger pour s'abaisser à utiliser ces outils faits pour (et par) les gueux - n'ont jamais utilisée.

La théorie de l'évolution

Dans mon vieux bouquin, j'avançais en hésitant une théorie balbutiante: Internet serait une étape normale de l'évolution d'une espèce (l'humanité) dont la survie est basée sur le transfert du savoir acquis, d'une génération à la suivante. Et lorsque la quantité de savoir à transmettre ne se satisfait plus des outils existants, alors il est temps alors d'en inventer d'autres, plus puissants.

Aujourd'hui, si je devais formuler la même thèse, je prendrais beaucoup moins de gants pour le faire: c'est une évidence.

La parole, la tradition orale, a longtemps suffit à notre évolution en tant qu'espèce. Quand elle est devenue insuffisante, nous avons inventé l'écriture. Quand l'écriture manuscrite a montré ses limites, nous avons inventé l'imprimerie. Et quand la masse des savoirs a dépassé la capacité des livres à les contenir et les transmettre, nous avons inventé l'hypertexte et le Web.

Chacun à leur tour, ces outils ont permi la démultiplication des compétences, et augmenté eux aussi le savoir global, rendant ainsi nécessaire l'invention de l'étape suivante.

C'est un continuum.

Le numérique, par l'ampleur des changements qu'il induit dans nos sociétés, va même encore au delà de l'invention de l'imprimerie. Il est selon moi d'une importance aussi grande que l'a été l'invention de l'agriculture, aussi grande que le passage de la taille de la pierre à l'age de bronze. Ce n'est pas juste un changement de société: c'est un basculement de civilisation.

Nous sommes passés à l'age du numérique, quand ceux qui croient nous diriger en sont restés à l'age du papier.

Qu'est-il arrivé aux tribus qui, quand nous sommes passés de l'age de pierre à l'age de bronze, n'ont pas su s'adapter ?

Certains d'entre eux, à l'instar d'une petite partie de nos élites, ont sans doute appris à utiliser les outils forgés par les tribus plus avancées. Peut-être ont-ils rattrapé leur retard.

L'histoire a oublié les autres.

Quand nous autres, simples humains connectés, nous réveillons avec Twitter sous les yeux, la radio en streaming dans les oreilles, nos onglets remplis de textes bookmarqués pour lecture et commentaires à venir. Quand nous réagissons à l'actualité - avec sérieux ou avec humour - en créant, écrivant, publiant sans cesse de nouveaux contenus, nous laissons derrière nous toute cette partie de la population qui - depuis toujours - n'a appris à voir le monde qu'à travers ses conseillers, ses rapports administratifs, et ses revues d'une presse quotidienne depuis longtemps dépassée.

Une armée de petites mains, de secrétaires et d'assistants les coupe d'un accès plus direct au monde.

Là où nous apprenons à gérer la multitude, ils filtrent.

Là où nous nous confrontons à l'autre, ils envoient leurs suivants.

Là où nous subissons le difficile apprentissage de la contradiction, ils restent entre eux.

Abreuvés d'une ambroisie largement bouchonnée (et dont les vignerons - "intellectuels" autoproclamés - ne cessent de fustiger un réseau qu'ils refusent - eux aussi - d'utiliser), ils en sont à chercher comment nous contraindre à revenir au seul monde qu'ils comprennent, au seul monde qu'ils maîtrisent.

Ils ne voient pas - ils en sont incapables - que vouloir limiter (réguler, autoréguler, contrôler, "penser sa gouvernance" et autres mots-de-bois) l'accès à la culture et au savoir revient à vouloir détruire la raison d'être d'un outil indispensable au progrès de l'humanité toute entière.

Même s'il n'a pas été inventé pour ça, Internet n'a connu le développement qu'on sait que parce qu'il est arrivé à un moment de notre histoire où nous avions besoin, en tant qu'espèce, d'un nouvel outil de transmission, de partage (oui: de partage, pas de "piratage") de la connaissance, de la culture et de l'intelligence. Vouloir restreindre cet usage fondamental, c'est mettre à mal ce qui nous distingue de l'animal.

Entre eux et nous, c'est là qu'est la vraie fracture numérique.

Apprenons, apprenons sans-cesse

Je crois, je crois vraiment qu'en utilisant Internet pour s'ouvrir au monde, nous apprenons à utiliser nos cerveaux autrement.

Comme après la découverte du fer, comme après l'invention de l'agriculture, nos modes de raisonnements s'adaptent au nouvel environnement que nous avons créé. Nous évoluons.

Nous devenons capable de distinguer le gamin qui affiche (maladroitement) sa révolte sociale du fasciste qui se retient du salut nazi qu'il n'ose pas (encore) afficher. Nous savons faire la différence entre le troll en manque de reconnaissance et l'adversaire idéologique. Nous apprenons à reconnaître une photo trafiquée trop frappante pour être vraie.

Nous acquérons de nouvelles compétences.

Trier l'information. Reconnaître les hoaxes. Repérer l'ironie et le second degré. Affronter les haines et apprendre à les combattre pied à pied plutôt qu'à les cacher sous le tapis de la censure. Cultiver le souvenir des promesses. Suivre toute la nuit les débats les plus complexes de nos parlementaires. Découvrir d'autres cultures et d'autres idées. Et s'exprimer, librement, publiquement, encore et toujours, quand nous avons été privés si longtemps de cette fondamentale liberté.

Je crois, je crois vraiment que, sans cette ouverture au monde, les cerveaux se sclérosent. Qu'ils manquent de l'oxygène nécessaire pour pouvoir apprendre à marcher droit dans ce nouveau monde. Qu'ils ne pourront jamais, jamais apprendre à forger le bronze de la société future. En un mot, je crois que nos représentants ne sont ni plus malins ni mieux informés, au contraire: je crois qu'ils sont totalement, irrémédiablement dépassés. Enfermés dans les structures du passé.

Internet est là. Il nous met, tous, en tant que société, en relation directe. Il ne manque que quelques outils, pas si difficiles que ça à imaginer, pour nous permettre de nous organiser sans représentants élus, sans intermédiaires. Tous les jours ou presque se crée un nouvel outil qui va dans ce sens. Quand Turblog met en ligne Raildar.fr pour nous informer des retards de trains sans l'aide de la SNCF, quand le débat politique se déplace sur fdn.frou ailleurs, quand les outis de pétitions en ligne pullulent, que les monnaies se séparent des autorités centrales, que les communautés apprennent à échanger biens et services sans recourir à des systèmes centralisés, que l'habitat s'échange en ligne, que le transport s'organise en covoiturage... Il ne nous manque plus qu'une ou deux étapes - pas très grandes - pour apprendre à nous passer, sinon totalement, au moins très largement d'une représentation nationale qui n'a plus de démocratique que le nom.

J'invoque ici Claude Levi-Strauss (parlant de mai 68): "Ces événements me sont apparus comme un signe supplémentaire de la désagrégation d’une civilisation qui ne sait même plus assurer ce que les sociétés sans écriture savent si bien obtenir : l’intégration des nouvelles générations".

Nos gouvernants sont devenus des obstacles au vivre-ensemble: il est plus que temps de réapprendre à nous passer de ces béquilles qui nous empêchent d'avancer.

Il fut un temps où nous avions besoin des dieux, vivant dans une Olympe depuis laquelle ils réglaient les affaires du monde. Et puis, un jour, nous avons appris à nous en passer. Eux sont restés sur leur Olympe, persuadés sûrement qu'ils détenaient la vérité et que le peuple qui les oubliait ne comprenait rien. Nous, nous avons continué notre route.

L'Olympe, aujourd'hui, est collée au jardin du Luxembourg, à Paris. Et il serait temps de l'oublier de nouveau.

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