Journal d'investigation en ligne et d'information‑hacking
par Fabrice Epelboin

Manipulation de masse : un œil sur l’avenir de la communication politique dans les réseaux

Pour avoir cherché à démasquer le groupe Anonymous, HBGary, une société de sécurité informatique, a vu ces derniers s’emparer des archives emails de l’entreprise et les publier aux yeux de tous sur internet.

Pour avoir cherché à démasquer le groupe Anonymous, HBGary, une société de sécurité informatique, a vu ces derniers s’emparer des archives emails de l’entreprise et les publier aux yeux de tous sur internet. HBGary, qui compte plusieurs agences fédérales ainsi que l’armée américaine parmi ses clients, a ainsi dévoilé – bien involontairement - de nombreuses informations compromettantes, dont une concernant la mise au point d’une technologie permettant à un seul opérateur d’incarner une multitude de personnages à travers différents réseaux sociaux, tels Facebook, Twitter ou MySpace.

Avec un tel logiciel, une personne pourrait ainsi simuler, à elle seule, un effet de foule, une petite équipe pourrait mettre en scène une majorité. La psycho-sociologie ayant toujours cours dans le virtuel, on imagine aisément l’intérêt d’un tel outil pour quiconque voulant influencer l’opinion (et la presse) à travers les réseaux sociaux. Le logiciel, pour lequel l’armée américaine a passé un appel d’offre en juin dernier – lui aussi rendu public de façon fortuite -, est particulièrement sophistiqué. Il intègre des outils destinés à aider son utilisateur à incarner de façon cohérente plusieurs dizaines de personnalités différentes, des technologies destinées à rendre l’ensemble furtif en cas de surveillance électronique, ainsi qu’à automatiser une partie de la vie en ligne des différentes marionnettes ainsi opérées. Mais dans les faits, de tels logiciels, dans des versions moins sophistiquées, sont déjà en usage depuis un certain temps.

Il y a un an la version Française du blog ReadWriteWeb a eu l’occasion de faire face à ce type de technologie destinée a manipuler l’opinion publique. Suite à la publication d’un article décrivant un mode de harcèlement opéré par ce qui était identifié alors sur Facebook comme des islamistes Tunisiens, ces derniers nous prirent pour cible. Ce fut le début d’une longue enquête qui nous permit de démasquer une vaste opération de manipulation orchestrée par le gouvernement Tunisien, au cours de laquelle nous avons pu découvrir, avec le concours de cyberdissidents Tunisiens, l’existence de ces logiciels de Persona Management.

Ben Ali ne faisait pas un usage intensif de ce type de logiciel, il avait une solution bien plus radicale : une véritable petite armée numérique, forte de 500 à 1000 hommes, auxquels le RCD, le parti présidentiel, venait prêter main forte durant les périodes électorales.

La mise en scène de faux islamistes (ainsi que la manipulation ou la complicité de vrais islamistes sur Facebook) n’était en réalité qu’une petite partie d’une vaste opération de manipulation de l’opinion, orchestrée par les services de Ben Ali et sous sa supervision directe. Cette opération d’ « infowar » fut un échec. La manipulation fut révélée au grand jour, suivie de celle d’une tentative de piratage de comptes Facebook et Gmail de nombreux citoyens Tunisiens, le mois suivant. Facebook, qui devait devenir six mois plus tard l’un des outils au service de la révolution, était déjà le lieu d’une révolte depuis plusieurs années, qui venait de remporter ses premières victoires.

Un an et une révolution plus tard, c’est toujours en Tunisie que l’on trouve les infowars politiques les plus sophistiquées. Le 4 mai 2011 apparaissait sur Facebook la vidéo d’une interview de Farhat Rajhi, ex ministre du premier gouvernement post révolutionnaire de la Tunisie. L’homme, très populaire sur Facebook mais candide en politique, y faisait des révélations fracassantes. Il s’était fait connaître du grand public en détaillant à la télévision, un mois plus tôt, la façon dont son bureau ministériel s’était fait prendre d’assaut par une horde non identifiée et éméchée, aux allures de milice. L’homme avait décidé de mettre à pied, au sein du ministère de l’intérieur dont il avait la charge, les responsables de la répression de l’ère Ben Ali, ce qui n’était pas pour plaire à tout le monde. Trois jours après ces incidents, il fut d’ailleurs démis de ses fonctions, ce qui provoqua au passage un sursaut du nombre de comptes créés sur Facebook dans le pays.

La thèse exposée par Farhat Rajhi dans la vidéo qui fit son apparition sur Facebook le 4 mai au soir est simple : le gouvernement de transition préparerait un coup d’Etat militaire et n’attendrait que la victoire annoncée du parti islamique Ennhadha pour se saisir du pouvoir et imposer sa loi. Mais c’est la façon dont cet interview à été utilisée dans le cadre d’une « infowar » qui est annonciatrice d’une nouvelle ère dans la communication politique. L’entretien que Farhat Rajhi a accordé au journal en ligne Nourpress.com, jusqu’ici parfaitement inconnu, s’est déroulé sur près d’une heure et a été filmé. Pas avec un téléphone portable, mais avec une caméra professionnelle, bien visible. Il ne s’agit en aucun cas d’un piège, ce qu’a confirmé Farhat Rajhi le lendemain sur les ondes d’ExpressFM, une radio nationale très écoutée. Mais ce n’est pas le journal en ligne qui a publié cette vidéo. Cette dernière aurait été ‘volée par des pirates’ qui se seraient introduits sur les systèmes informatiques du journal (vraisemblablement par la porte d’entrée du bâtiment, avec la complicité d’une des journalistes qui a réalisé l’interview – selon un communiqué du journal en question -, et en utilisant une clé usb comme méthode d’intrusion, ceux qui s’attendaient à une histoire de hackers digne de Hollywood en sont pour leurs frais).

L’un des journalistes complices de la fuite a été immédiatement identifié – grâce aux traces qu’il a laissé un peu partout sur Facebook – comme un sympathisant d’Ennahdha, le parti islamique – et tout laisse penser qu’il est en rapport avec le mystérieux groupe qui a mis en ligne une large partie de l’interview sur Facebook. A ce stade, il est utile de préciser qu’Ennahdha ne se distingue pas seulement par ses prises de positions politiques, mais également par l’extrême professionnalisme de ses usages de Facebook. Seul parti à avoir acheté de la publicité à la régie Facebook, ses différentes pages officielles sont faites dans les règles de l’art, et sont entourées d’une myriade de pages fans ‘informatives’, présentées comme non affiliées au parti, dont les propos glissent doucement vers une approbation claire et nette de l’idéologie d’Ennahdha. De nombreuses pages fans très suivies durant la révolution auraient été achetées par le parti dans les semaines qui ont suivi le 14 janvier, lui permettant ainsi de se constituer rapidement une audience confortable afin de ‘lancer’ des alertes ou de diffuser des ‘informations’.

Selon des sources fiables, le parti, qui vient de passer commande d’une installation fibre optique reliant plus d’une vingtaine de ses bureaux, dispose d’une war room dédiée à la gestion de communautés sur Facebook, qui compte une douzaine de permanents. La publication sur Facebook des propos tenus par Farhat Rajhi, de facto, est très probablement un élément de communication dont le timing, à défaut du contenu, a été maîtrisé par l’équipe de campagne d’Ennahdha dans le but de « faire du buzz ». Le moins que l’on puisse dire, c’est que l’opération est jusqu’ici parfaitement réussie. L’intégrale de l’interview, révélée entre temps, laisse apparaître, elle, un Farhat Rajhi jouant sur les rivalités régionalistes dans des passages soigneusement élagués de l’entretient qui auraient, s’ils avaient été diffusés dès le départ, donné une saveur de vulgaire conversation de bistro aux révélations faites par l’ancien ministre. Le lendemain, alors que la publication de cette vidéo provoquait les premières manifestations violemment réprimées à Tunis, Radio Kalima, une radio internet dirigée par Sihem Ben Sedrine, figure historique de l’opposition à Ben Ali, subissait un attaque informatique l’empêchant de diffuser dans la soirée, alors qu’au même moment se propageaient des rumeurs de coups d’Etat, sourçant l’information comme provenant de Radio Kalima, bien incapable de démentir les propos qu’on lui prêtait. Le surlendemain, au milieu des photos empruntées à l’Iran ou la Syrie censées dénoncer les violences policières à Tunis, et diffusées par des pages Facebook ‘pro révolutionnaires’, ce sont deux autres radios nationales, ExpressFM et JawharaFM, qui se voyaient désigner comme sources d’une information annonçant l’arrestation de Farhat Rajhi. Une rumeur de plus, qui ajoute à une vaste stratégie de désinformation remarquablement orchestrée.

Jusqu’ici, en Tunisie tout du moins, seule l’armée numérique de Ben Ali et les officines à son service étaient capables d’une telle prouesse en termes d’infowar, c’est d’ailleurs cette armée numérique que la patronne de radio Kalima a accusé lors d’une conférence de presse « d’urgence » le 6 mai, sans imaginer un instant qu’il est probable qu’une bonne partie de ses soldats aient déserté et ne soient aujourd’hui que de simples mercenaires, et sans envisager un instant non plus que les officines occultes de désinformation sur internet aient, entre temps, renouvelé leur clientèle. L’hypothèse d’une opération menée par le parti islamiste Ennhadha est tout aussi vraisemblable, tout comme celle d’une opération commandité par une organisation instrumentalisant, une fois de plus, les islamistes, quitte à leur donner un coup de pouce. Il faut dire que le parti Islamique est, sur les réseaux sociaux, dans une mauvaise passe. Révélations sur ses finances occultes (là aussi, à travers une fuite de documents), rumeurs sur la polygamie du leader charismatique, réponse juridique violente et menaces de mort anonymes envers des administrateurs de pages Facebook ayant organisé un buzz tournant en dérision certaines initiatives en ligne du parti… Il était temps de frapper un grand coup pour faire oublier une série de contretemps.

De son coté, le premier ministre Tunisien désignait, quelques jours après les faits, le Parti Communiste des Ouvriers deTunisie, accusé de s’opposer à la tenue de l’élection de l’Assemblée Constituante, le 24 juillet 2011. Il qualifiait par ailleurs les propos de Rajhi de ‘Dangeureux’ et le disait manipulé par le POCT. La Tunisie est un cas extrême. Les média traditionnels n’y ont aucune crédibilité, et durant les années Ben Ali, l’internet y était l’un des plus censuré du monde. Facebook y a longtemps été le seul espace où l’on pouvait s’exprimer librement (sous un nom d’emprunt la plupart du temps) et trouver de l’information sur la situation du pays. Un temps tenté par la censure pure et simple de Facebook, Ben Ali opta finalement pour l’infiltration et la manipulation. Une décision qui causa sa perte, mais il pourrait en être tout autrement dans d’autres contrées. Facebook en Tunisie est un lieu important pour l’information, sans pour autant être un média, ni véritablement un distributeur. La nature des interactions qui s’y déroulent est très proche de l’essence du ‘téléphone arabe’, il s’insère d’une façon très particulière dans une culture millénaire de la transmission de l’information, et au sein d’une société qui l’a totalement adopté. La façon dont les média sociaux ont pris une importance considérable en Tunisie tient aussi au fait qu’avec un âge médian de moins de trente ans, la population est jeune et très éduquée. Le pays est parsemé d’universités, et le taux de pénétration d’internet y est le plus élevé du continent africain.

Les compétences susceptibles d’orchestrer et d’exécuter de telles « infowars » ne manquent pas en Tunisie, formées au sein de l’armée numérique de Ben Ali, chez un sous traitant ou au sein du parti gouvernemental. Accessoirement, tout ce petit monde parle français, ce qui, au vu de la proximité qu’entretenait le régime de Ben Ali avec le gouvernement Français, particulièrement préoccupé ces dernières années par sa mission civilisatrice de l’internet, laisse craindre le pire. Récemment, c’est Vincent Glad, journaliste chez Slate, qui mettait à jour un stratagème de communication utilisé sur Twitter par l’équipe de communication du ministre Français des NTIC, Eric Besson, et un personnage fictif, @fierdefrance, mis en place depuis quelques temps et avec lequel il mettait en scène un échange purement imaginaire destiné à relancer le « buzz » politique qui a fait suite à la publication d’une photo de Dominique Strauss Khan montant au volant d’une Porshe. Gouvernements, partis politiques, entreprises et lobbies, le marché qui s’ouvre à ce type de compétences est vaste. La mise au point de logiciels sophistiqués de Persona Management annonce le début d’une ère semi industrielle de l’infowar et la floraison d’officine occultes – certaines étant déjà en service depuis des années.

Attaquer un adversaire politique, déstabiliser un gouvernement, faire taire une information gênante pour la conduite des affaires ou déstabiliser le cours de bourse d’un concurrent à l’occasion d’une OPA : de quoi intéresser beaucoup de monde.

0 Commentaires
Une info, un document ? Contactez-nous de façon sécurisée