Journal d'investigation en ligne et d'information‑hacking
par Yovan Menkevick

Les morts de Charlie hebdo se retournent déjà dans leur tombe

Tout le monde est Charlie. Tellement Charlie, que la plupart de ceux qui brandissent leur tout nouveau logo noir n'ont jamais lu Charlie Hebdo. Ne savaient même pas qui y travaillait, y écrivait, y dessinait. C'est bien de devenir quelque chose que l'on ne connaît pas, que l'on ne comprend pas vraiment. De défendre des choses qui vous échappent.

Tout le monde est Charlie. Tellement Charlie, que la plupart de ceux qui brandissent leur tout nouveau logo noir n'ont jamais lu Charlie Hebdo. Ne savaient même pas qui y travaillait, y écrivait, y dessinait. C'est bien de devenir quelque chose que l'on ne connaît pas, que l'on ne comprend pas vraiment. De défendre des choses qui vous échappent. Parce que la colère n'a pas lieu d'être dans un seul camp, celui qui défendrait les victimes et s'arrogerait une sorte de blanc-seing contre la tentation d'être… mais quoi au juste ? Ils appellent à la résistance et à la défense de la liberté : mais quelle résistance, quelle liberté ? Résister au lavage de cerveau effectué quotidiennement par les chaînes de télé vendeuses de Coca-Cola ? La liberté de regarder les chaînes que l'on veut, d'aller chez Leclerc plutôt que chez Carrefour, la liberté de dégueuler sa supériorité et son mépris "parce qu'on le vaut bien" ? Plus personne ne lit la presse payante, ou presque. Encore moins quand cette presse est d'opinion. Les journaux crèvent la gueule ouverte, et de nombreux journalistes, satiristes, caricaturistes sont en permanence traînés dans la boue parce que leur voix déplaît aux lucky-luke du clavier. Et d'un seul coup, les Lucky Luke entrent tous en résistance pour la liberté de la presse et la liberté d'expression ?

La France de l'humour à deux vitesses ?

Un personnage fortement contesté et détesté ici même est le fruit évident de cette France hypocrite qui reproduit ce qu'elle condamne : Dieudonné. Cet humoriste était un sacré artiste jusqu'en 2003. Engagé à gauche, anti-raciste. Drôle. Son sketch sur les attentats du 11 septembre où il singeait les terroristes saoudiens était à se pisser de rire dessus. C'était un humour fin, c'était la meilleure réponse à apporter à des criminels enragés, des "fous de dieu" endoctrinés par une secte saoudienne dont personne ne parle aujourd'hui (c'est un peu gênant, c'est vrai, ce sont des clients de la France). Ce type là, Dieudonné, dénonçait tous les extrémismes. Celui des islamistes, mais aussi des juifs orthodoxes, extrémistes aux aussi.  Un sketch, où il singe un "fou de dieu" juif, israélien orthodoxe, en lui faisant faire le salut nazi, et c'est la fin. Condamné. Démoli par la classe médiatique, politique, évacué : l'humour a une limite, on ne peut pas se moquer de tout. Cette condamnation pour "humour antisémite" créera le Dieudonné d'extrême droite, révisionniste, ami des néo-fascistes, des Le Pen, des révisionnistes, que l'on connaît : un artiste-politique pervers. Plus du tout drôle. Il y a donc un délit de blasphème en France, et s'il n'est pas inscrit dans la constitution (sauf pour l'Alsace), il existe pourtant. Certaines choses ne sont pas possibles, vont trop loin. Sont condamnables. La liberté d'expression n'est donc pas totale, "intégrale", dans ce pays, et connaissant son histoire, cela semble tout à fait logique. L'apologie de la haine, la satire raciste, xénophobe, le révisionnisme, l'antisémitisme ne sont pas tolérés.

L'humour est parfois, en fonction du contexte, une entreprise ardue. Cette couverture est un détournement effectué récemment.

 

Qu'en est-il de Charlie-Hebdo ? Sont-ils morts par un manque de clairvoyance médiatique et politique ? Des politiques qui auraient dû, depuis longtemps, leur demander de lever le pied sur leurs saillies islamo-racistes ? Certes, un procès a eu lieu, gagné par Charlie Hebdo, au sujet des caricatures de Mahommet, mais justement : pourquoi l'Etat français n'est-il jamais venu poser une limite sur l'humour anti-musulman, anti-arabe, quand il le fait immédiatement pour l'humour anti-judaïté et anti-juif ? Limite qui est tout à fait normale, soulignons-le.  Au delà : que se passe-t-il dans cette société à plusieurs vitesses, quelles politiques sont mises en œuvre pour éviter les conflits communautaires, ou au contraire, sont abandonnées ?

Lire attentivement avant de tirer des conclusions hâtives

Le crime odieux contre Charlie Hebdo, commis par deux adeptes de la secte saoudienne wahhabite (secte, répétons-le, dont personne à un quelconque niveau ne veut prononcer le nom) est une horreur. Exécuter des êtres humains parce qu'ils pratiquent l'humour, même du plus mauvais goût, est quelque chose de terrifiant, d'inacceptable. Bizarrement, nombreuses sont les voix d'une intolérance toute patriotique à expliquer qu'il n'y a pas de "mais" à pratiquer après ce crime. Il va falloir pourtant qu'elles se fassent à une idée bien claire, ces voix : il n'est pas possible d'un côté, de vouloir défendre la liberté d'expression, et d'un autre, de menacer ou vouloir bâillonner ceux qui ont vocation à la pratiquer. La liberté d'expression est dans le "mais", justement. Parce qu'il y a de nombreux "mais". Et que la pensée binaire qui voudrait qu'il est désormais obligatoire "d'être Charlie", de défiler, de remercier les forces de l'ordre et d'applaudir l'efficacité policière, sécuritaire, politique, sans pouvoir entendre et juger les protagonistes, est un gouffre innommable — que nos collègues de Charlie, massacrés lâchement — n'auraient certainement pas cautionné. Les rescapés ont déjà, d'ailleurs commencé à le faire savoir, Willem et Luz en tête.

A gauche, la véritable Une de Charlie hebdo suite à un massacre en Egypte. A droite, un autre détournement à propos du massacre de Charlie Hebdo

 

Où est le problème ? Simplement dans des entreprise moyenâgeuses religio-militaires nommées Daesh, Al-quaïda, Boko Haram, qui feraient des émules ? Un ennemi extérieur aurait seulement créé un ennemi intérieur, et nous serions tous simplement menacés par des barbares, nous les gentils démocrates défenseurs de la liberté d'expression ? Il n'y aurait donc aucune responsabilité de la société française, des politiques menées au niveau national, comme international depuis des années ? Tout ça ne serait que le fruit d'une volonté extérieure de "tarés", "d'islamo-fascistes" ? Fiers d'être Français ? Vraiment ?

Sans mémoire, aucune issue

Pour s'emparer d'un problème grave, comme celui du meurtre de masse de la rédaction de Charlie Hebdo (et de toutes les autres personnes qui ont été tuées lors de cette double opération commando) commis par les frères Kouachi, il est impossible, au pays de Voltaire, de perdre la mémoire et de faire l'économie d'une longue réflexion sur l'état de notre société. De ce qu'elle est capable de générer. Les frères Kouachi, en l'occurrence. Parce que si nous refusons de faire ce travail de compréhension, nous reproduisons les codes des extrémistes, les individus qui tuent pour une idée : nous réagissons, sans vouloir comprendre, nous nous engageons sur la voie guerrière, comme eux, nous refusons de nous inclure dans l'histoire passée et en cours, nous devenons des machines à ruminer des idéologies prêtes à consommer. De notre côté, d'un point de vue idéologique, ce sera la laïcité (totalement détournée de son sens depuis des années), la liberté (d'expression, complètement instrumentalisée), l'égalité (laissez-nous rire), la fraternité (bien pratique en cas de grand messe populaire et immédiatement oubliée dans les actes quotidiens). Ces croyances sur ce que nous sommes [censés être et défendre], ne peuvent — en réalité — venir se confronter à l'obscurantisme sectaire et meurtrier des assassins de Charlie Hebdo. Parce que nous ne sommes pas — en réalité — un pays de liberté, ou d'égalité, ou de fraternité. Nous avons tenté d'y parvenir, mais nous avons abandonné depuis plusieurs années l'idée même que cela était nécessaire ou possible. L'hypocrisie française est donc devenue mondiale, à grands renforts de stickers, t-shirts, (bientôt les brassards noirs et blancs ?), hashtags, "JeSuisCharlie".

Si nous revenons en arrière, et acceptons de regarder ce qu'il s'est passé depuis les 60, 50, 30, 20, et surtout les 13 années (depuis 2001) et  les 10, 4-3-2-1 dernière années, nous savons que le modèle de société qui était le terreau d'un vivre ensemble possible s'est totalement décomposé. Les politiques sociales se sont vues réduites à une peau de chagrin. La compétition des uns contre les autres s'est imposée. L'argent, la domination des uns sur les autres sont devenues des valeurs centrales. Le racisme s'est banalisé. Les exclusions se sont accentuées. Les individualismes se sont exacerbés, et en retour, les communautarismes avec. Cette décomposition de la société française, doublée d'une "guerre de civilisations" déclarée depuis les USA à travers une partie de la planète depuis 2001, ne pouvait que mener à l'atrocité perpétrée à Charlie Hebdo. L'histoire est terrifiante. Atroce. Prémonitoire.

Les anars de Charlie, victimes  de quoi ? De l'obscurantisme ? Oui, mais aussi des politiques

Cabu, Charb et les autres se savaient menacés de mort,  ils le disaient souvent, il en rigolaient même et savaient qu'un jour ils seraient peut-être tués. Au point d'être sous protection policière. Ils ont continué, par conviction, parce qu'ils se sentaient comme des "soldats", pouvaient-ils dire à certains moments. La guerre était en cours, effectivement. Mais pas celle que l'on aimerait nous vendre, pas seulement celle de djihadistes illuminés, de terroristes entraînés à l'étranger qui voudraient tuer la démocratie française. La guerre qui était en cours — et l'est toujours — est  aussi — et surtout — celle d'un monde dominé par l'argent, par la politique de l'exclusion, par la real politik qui serre la main de ceux qui financent le même terrorisme qu'elle condamne, par les donneurs de leçon qui parlent droits de l'homme, valeurs de la République, tout en laissant la police harceler, réprimer au quotidien une part de sa population, ou qui applaudissent des bombardements de population civiles. C'est une guerre sociale qui est en cours. Mondiale. Et la seule solution pour éviter le pire, est de réfléchir et proposer autre chose. Le Premier ministre norvégien, suite au massacre de 77 personnes commis en 2011 par un militant d'extrême droite, Anders Behring Breivik, avait prononcé les mots suivants :

"C'est quand notre nation est mise à l'épreuve de la force que la solidarité et le courage du peuple norvégien se font jour. […] Je m'accroche à la croyance que la liberté est plus forte que la peur, je m'accroche à la croyance en une démocratie et une société norvégienne ouverte. Je m'accroche à la croyance en notre capacité à vivre librement et en sécurité dans notre propre pays."

On peut craindre aujourd'hui que d'autres actes similaires surviennent, mais personne ne peut affirmer que d'autres criminels illuminés et radicalisés ne passent à l'acte. Il est par contre quasi certain qu'une société sécuritaire, voire policière, se mette en place. Et si elle l'est — avec l'assentiment de la majorité de la population — les morts de Charlie Hebdo ne pourront faire qu'une seule chose : se retourner dans leur tombe.

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