Journal d'investigation en ligne et d'information‑hacking
par Jet Lambda

Les "12 salopards" de l'identité numérique

Avec son zèle à défendre notre magnanime industrie nucléaire, on en oublierai presque les autres "missions" d'Eric Besson. Le petite soldat de la sarkozie triomphante est aussi le ministre de "l'économie numérique". Il a relancé le 1er juin un projet initié en 2010 par sa copine de régiment NKM : le "label" Idénum. Pardon, la marque s'écrit IDéNUM — pour identité numérique, mais attention, elle sera multi-services.

Avec son zèle à défendre notre magnanime industrie nucléaire, on en oublierai presque les autres "missions" d'Eric Besson. Le petite soldat de la sarkozie triomphante est aussi le ministre de "l'économie numérique". Il a relancé le 1er juin un projet initié en 2010 par sa copine de régiment NKM : le "label" Idénum. Pardon, la marque s'écrit IDéNUM — pour identité numérique, mais attention, elle sera multi-services. En fait de "label", c'est un beau cheval de Troie pour nous refourguer la carte d'identité biométrique — pardon, électronique. Après le passeport, depuis longtemps biométrisé, faut bien que les moutons soient bien gardés. Mais les moutons ont la laine rugueuse, ces temps-ci.

Besson a donc affirmé que le machin Idenum — "simplifier la gestion des multiples identifiants dont professionnels et particuliers disposent sur de nombreux services en ligne""est parfaitement complémentaire avec la carte nationale d'identité électronique (CNIE), dont le projet de texte est en lecture au Sénat". Des "synergies" seront développées entre les deux projets.

Le projet de loi en question est en gestation depuis près d'un an. Téléguidé par de multiples lobbies qui ont appris à la leçon : en 2005, le bide du projet INES les a calmés. Il était question d'"identité électronique sécurisée". Pour rectifier le tir en 2011, cette fois on joue sur le confort et le côté pratique de d'identité. Comme avec le vidéoflicage, on agit en douce par innovation syntaxique. La proposition de loi des sénateurs Lecerf et Houel est baptisé "protection de l'identité". Jean-René Lecerf, sénateur du Nord, a de la suite dans les idées : il était le correspondant au Sénat, et fervent supporter, du projet INES...

 

"IDs for everyone - Then, burn it !

ID à 2 puces

Cette CNIE sera équipée de 2 petites puces. Bientôt il n'en faudra plus qu'une. Et pour l'alimenter, il y a déjà le fichier des passeports biométriques, TES (pour "titres électroniques sécurisés"), qui se gonflera mécaniquement de tous les titulaires de CNIE.

Il y a déjà six mois, l'ancien flic Moreas éructait contre le projet Lecerf avec une pointe de naïveté — calculée?

Elle va à la fois nous faciliter la vie et devenir en même temps un instrument de contrôle. Elle reflète quelque part la société de demain : une société docile."

Euh... Nous faciliter quoi? Quelle vie?

Elle pourra comporter deux puces. L’une obligatoire, dans laquelle figureront des données d’identité et des données biométriques ; l’autre, facultative, destinée à faciliter l’échange d’informations sécurisées. (...)

La CNIe comportera les renseignements suivants :

  • a) le nom, prénoms, sexe, date et lieu de naissance ;
  • b) le nom dont l’usage est autorisé par la loi ;
  • c) le domicile ;
  • d) la taille et la couleur des yeux ;
  • e) les empreintes digitales ;
  • f) la photo.

La marque Pasqua

La "protection" de l'identité en la rendant "numérique" est un vieux serpent de mer. Ce qui est numérique est falsifiable. Les hackers allemands du CCC, qui ont cloné la signature tactile du ministre de l'Intérieur Schaüble, en rigolent toujours. Pareil pour les collègues hollandais qui ont détourné la puce RFID d'un passeport et ressuscité Elvis par la même occasion. Bref, chacun sait qu'en terme d'usurpation d'identité, les réseaux mafieux ont déjà pas mal de longueur d'avance. Mais ce ne sont pas les premiers visés. La société de contraintes est pour nous, simples moutons.

JT France 2, 02/02/1994 (INA)

La première tentative date de 1994, le ministre de l'Intérieur Pasqua annonce alors sa "carte d'identité sécurisée et infalsifiable", conçue alors par le groupe Thomson-CSF (ancêtre de Thalès). Pour lui, à l'époque, l'objectif était avant tout de trier par la nationalité (cf revue Ecarts d'identité N°93, automne 2000).

Elle est encore en vigueur actuellement, et sera donc remplacée par la CNIE. Sous le plastique : lecture optique (code-barre) et photo numérique du visage. Le visage est donc le premier élément biométrique à être employé pour identifier les moutons. Le passeport biométrique, lui, en vigueur depuis 2007, embarque aussi une photo numérique (compatible avec les logiciels de reconnaissance faciale — d'où l'obligation de respecter des consignes sur les clichés — mais y ajoute des empreintes digitales. Seulement, la faille est humaine : aucun contrôle d'identité n'impose de vérifier les empreintes du porteur, et encore moins de passer son visage dans un scanner pour vérifier la ressemblance de la photo. Le flic est physionomiste, parait-il. Ça devrait suffire.

Le visage, terrain de jeu des Ztohoven

C'est cette photo numérique qui a servi de terrain de jeu au groupe tchèque Ztohoven dans le cadre de leur projet Občan K. Ce terme est subtil jeu de mot entre obcanka, terme familier en tchéquie, c'est le surnom de la carte d'identité, contraction du terme občanský průkaz; et Občan K, qui veut dire Citoyen K, en référence au héros schizophrène des romans de Franz Kafka (Le Chateau, Le Procès), écrivain tchèque né à Prague, même s'il écrivait en allemand.

Ztohoven — autre mot à double sens, les 100 merdes et sortir de là —, est un groupe de perturbateurs artistiques qui sont plutôt connus, depuis près de 10 ans, pour détourner les symboles dans l'espace public physique. Avec Občan K, ils ont sauté à pieds joints dans le grand merdier numérique.

En fait, leur précédent projet, en 2007, touchait déjà au détournement technique : avec Média Réalité, ils prennent le contrôle de la télévision, beau symbole de la manipulation des masses. Ils se sont immiscés, en direct, pendant 12 petites secondes, sur les ondes de la 2ème chaîne nationale.

Grâce à une bidouille très analogique, ils ont substitué le signal par une image pré-enregistrée, qui montrait, au beau milieu de la campagne du nord du pays, une explosion thermonucléaire... Un champignon atomique plus vrai que nature. Effet garanti. La suite : plainte en justice pour "piratage"; enquête de la police judiciaire; procès : première relaxe pour les trublions; appel : nouvelle relaxe, deux ans après les faits.

Voir ce sujet de Tracks, diffusé fin mars sur Arte: [projet Občan K à partir de la 6ème minute].

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Sur ce coup-là, les Ztohoven s'en sont sorti juridiquement, mais pas symboliquement : l'enquête de la police tchèque va les démasquer. Pour un groupe d'emmerdeurs anonymes, c'est un échec cuisant. Les membres du groupe sont repérés, surveillés, géolocalisés et pistés grâce à leur téléphones portables. Victimes, sans le savoir, de la toute récente loi sur la rétention des données, adoptée en République tchèque presque aussitôt après que n'ait été votée dans l'Union européenne (directive de 2006). Ironie du sort : la République tchèque fait partie des rares pays de l'UE qui ont jugé, tout récemment, cette loi contraire à la Constitution.

C'est de cette humiliation passagère que naîtra le projet Občan K . Travailler sur la signification de l'identité, pour ces jeunes qui sont tous nés pendant le régime communiste — ils ont entre 25 et 35 ans — est une nécessité historique. Ils rappèlent que la première občanka de l'histoire tchèque date de 1941, sous l'occupation d'Hitler — la nation tchécoslovaque n'ayant vécu qu'une petite vingtaine d'années sous un régime de démocratie parlementaire (1918-38), avant de se faire envahir par le 3ème Reich.

L'občanka biométrique tchèque — qui ressemble parfaitement à celle de Charles Pasqua... — est biométrique par le seul visage numérique. Jouons donc avec ce visage, décident en choeur les Ztohoven après l'épisode Média Realité.

Ils vont donc parvenir à obtenir, tout à fait légalement, 12 cartes d'identité officielles mais totalement imaginaires. La photo qu'ils ont fourni aux autorités pour la fabriquer est la clé de la supercherie. Cette photo est le résultat d'un parfait morphing — réalisé sur PC avec un logiciel en vente libre.

 

Faux positifs parfait

Chacune de ces photos est le résultat d'un mélange entre 2 visages. Ainsi, une carte pouvait être utilisée par 2 membres à la fois : celui dont le nom réel était sur la carte, et celui de son faux jumeau, qui lui a prêté son apparence lors du morphing. Cet autre membre va donc vivre avec une carte qui porte un autre nom pendant six mois. Le talon d'Achille est humain : le préposé qui a recueilli le dossier n'a rien vu. Normal, le cerveau humain, en comparant la photo morphée à la personne en face de lui, n'y voit que du feu.

Vous avez donc compris la supercherie... Dans les fichiers des titres "sécurisés" de l'État tchèque, il y a 12 virus, 12 visages imaginaires qui sont pourtant attribués chacun à deux personnes, qui sont donc reconnues par le même système comme les doubles titulaires d'une seule identité. Deux "faux positifs" parfait.

Ils ont berné la police de la route, les bureaux électoraux (vote élections européennes en 2010), ils ont pu prendre des cours de tir et de pilotage — le tout sous l'identité de leur alter-ego. Lors d'un mariage officiel, le véritable marié — dont le nom est sur les bancs — était en fait, pendant la cérémonie, l'un des témoins — témoin, donc, de son propre mariage. Pas mal, comme situation kafkaïenne. En voyage en Chine, ils vont même parvenir à entrer à l'exposition universelle de Shanghaï, grâce à leurs vrai-faux sésames.

En juin 2010, leur expo ne dura qu'un seul jour — celui du vernissage (cf début du sujet de Tracks). Le lendemain matin à 9h, les flics attendaient les artistes pour fermer le lieu. Clou de l'expo : les 12 cartes d'identité, scellées dans un cercle de résine, et placées en haut d'un cylindre de métal. Cylindre sur lequel était incrusté, dans toutes les langues des pays membres de l'espace Schengen, un "manifeste" dont les termes empruntent autant à Kafka qu'à Orwell, Huxley ou même Zamiatine — dont le roman Nous autres a fortement inspiré Nineteen Eighty Four :

Je suis revenu des lieux d'où je m'étais vu moi-même et j'ai compris qu'il s'agissait avant tout de nous ! Nous faisons tous partie de ce monde, nous formons tous un système et nous nous surveillons mutuellement. Nous prenons tous part à la crainte qui nous tient en respect. Pour nous tous, j'étais entré là où les autres craignaient de mettre le pied et j'avais vu cette vanité, cette absurdité de l'obéissance. Ce qui semble devoir nous servir est si fragile et si facile à abuser. Nous ne sommes pas des chiffres, nous ne sommes pas des données biométriques. Ne soyons donc pas des pantins manipulés par de grands joueurs sur le terrain de jeu de cette époque. Nous devons garder notre dignité pour ne pas avoir peur de nous-mêmes !»

Nos "12 salopards" sont, depuis fin janvier 2011, inculpés pour tromperie et usurpation. Aux dernières nouvelles, les flics pataugent, n'ayant pas pu faire de confrontation entre les 12 "suspects". Des suspects pourtant "connus des services de police" — mais connus sous leurs noms, pas leurs visages. Les 12 cartes sont toujours dans les bureaux de la police judiciaire, comme pièces à conviction.

On imagine le bordel qui résulterait d'un petit trafic de cotons-tiges, préalablement imbibées par la salive de plusieurs personnes, qui seraient ensuite récoltés "par erreur" lors d'une garde à vue pour alimenter le fichier génétique. Le bordel total.


Crédits : Ztohoven & Dirty Dozen (Robert Aldrich, MGM 1967)


Obcan K évoqué sur France-Culture, dans Place de la Toile (émission du 26/07/2011).

[écoute directe ici]

 

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