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par drapher

Le jour du début [global zero day] (2)

Siège de la NSA, Fort Meade, Etats-Unis d'Amérique, le 3 novembre 2017 Le directeur opérationnel de la branche 5, Robert Shenley avait du mal à respirer malgré la clim qui tournait à fond. Il desserra le nœud de sa cravate d'un geste lent de ses doigts boudinés, et présentement tremblants. Bob, comme l'appelaient ses vieux amis du Club de Golf, avait de sérieux soucis, depuis une heure. Les plus gros de ses 37 années de carrière dans l'administration américaine.

Siège de la NSA, Fort Meade, Etats-Unis d'Amérique, le 3 novembre 2017

Le directeur opérationnel de la branche 5, Robert Shenley avait du mal à respirer malgré la clim qui tournait à fond. Il desserra le nœud de sa cravate d'un geste lent de ses doigts boudinés, et présentement tremblants. Bob, comme l'appelaient ses vieux amis du Club de Golf, avait de sérieux soucis, depuis une heure. Les plus gros de ses 37 années de carrière dans l'administration américaine. Des problèmes qu'il n'arrivait même pas à envisager globalement, dans leur entière complexité. Une pluie de merde lui était tombée dessus en un instant. C'était comme ça, en tout cas, qu'il voyait, lui, la chose : une pluie de merde. A shitstorm.

Le téléphone posé sur son bureau se mit à clignoter puis à émettre un son aigu. Sous le numéro affiché, un nom : "Stanford. J". Bob inspira un grand coup et décrocha. — "Salut Bob… Tu tiens le coup ?" dit la voix sépulcrale à l'autre bout du combiné. Jerry Stanford avait le chic pour en rajouter, et là, c'était la totale. — "Je ne sais pas, et toi Jerry, comment tu te sens depuis qu'Internet est tombé ?" Un blanc. Long. Interminable. Puis la la voix sépulcrale repris : — "Tu n'as toujours pas organisé de cellule de crise, tout le monde court partout, c'est la panique générale, et tu attends dans ton bureau, Bob ? C'est quoi le problème ? Tu démissionnes, tu penses qu'il n'y a plus rien à faire ?" Robert Shenley tendit une main tremblante vers le verre de bourbon posé à quelques centimètres du téléphone, le but cul-sec et répondit d'un ton glacial à son vieux camarade et collègue de la NSA : — "Je t'emmerde Jerry. Tu peux lancer la cellule de crise, on se rejoint dans 10 minutes en bas.". Puis il raccrocha et se servit un autre verre de bourbon avec la bouteille qu'il planquait dans le tiroir de gauche — celui censé contenir les mails urgents que sa secrétaire lui imprimait tous les jours.

* * *

Quinze responsables de services se regardaient en chiens de faïence autour de la grande table ovale de débriefing. Les mains bien posées à plat sur le meuble stratifié, la plupart des chefs en charge de l'administration de la surveillance numérique semblaient impassibles, en apparence. Les rampes de LEDs collées au plafond clignotaient par intermittence. Les groupes électrogènes ne parvenaient pas à maintenir parfaitement l'alimentation de toute la machinerie infernale qui remplissait les bâtiments. Une machinerie désormais inopérante dans sa grande majorité. Sourde et aveugle, en quelque sorte. Robert "Bob" Shenley était arrivé avec une demi-heure de retard et personne n'avait ouvert la bouche lorsqu'il s'était assis lourdement en face de l'assemblée. Il serra les bras de son fauteuil en cuir comme si c'étaient ceux d'un être humain à qui il s'accrocherait, une sorte de dernière bouée de sauvetage. Il lança la réunion de crise sans vraiment y croire, avec une voix de crécelle, celle des mauvais jours. La voix du type malade qui sait que son temps est compté. Ce qui s'avéra parfaitement exact, puisque Bob Shenley mourut de façon instantanée 6 minutes et 42 secondes après le début des échanges entre lui et ses subalternes. La mort de Bob pétrifia l'assemblée. Le grand manitou de l'écoute planétaire s'était effondré sans aucun signe précurseur. Comme une marionnette. Ou un grille-pain à qui on aurait tiré la prise de courant.

Quelque part dans un coin de nature de l'hémisphère nord, le 3 novembre 2017 Il n'y a rien de plus beau qu'une forêt qui dévale une colline se dit TreasureOne, le cul bien calé sur sa souche. Il était assis là depuis un temps indéfini, au bord de cette clairière, sur cette hauteur, en face de la forêt qui dévalait une colline, justement. Tout était calme, aucun bruit d'activité humaine. Juste le vent dans les feuilles. Il sortit un paquet de cigarettes neuf de son blouson en cuir, prit une tige, la colla entre ses lèvres et l'alluma avec son briquet tempête. La vie avait changé. Pas que la sienne, toute la vie humaine. Sur la planète entière. En quelques heures. Un truc de dingue.

Il se revit avec l'équipe du Global Zero Day en train de programmer les instances virales à distance depuis le QG de Hong Kong, deux jours auparavant. 7 personnes venait de perpétrer l'attaque la plus massive que le réseau mondial n'avait jamais subi. En quelques heures, les logiciels de deep learning volés à Alphabet puis modifiés pour devenir des tueurs informatiques avaient comme rongé Internet. Les routeurs s'étaient mis à dérailler, les serveurs à stopper leurs services, les systèmes d'exploitation à effacer les données, le tout dans une danse frénétique de code en perpétuelle évolution.

La contamination s'était propagée à la vitesse des infrastructures du réseau, laissant des portes dérobées sur les matériels avec leur lots de firmwares changés, d'adresses logiques modifiés, de tables de routages corrompues. L'IA se préoccupait d'empêcher la remise en service des matériels actifs de réseau après redémarrage, et son code était suffisamment évolué et adaptatif pour que la majorité des interventions humaines — remplacement de matériels, restauration des services — ne tienne pas plus de quelques minutes. Une corruption totale, perpétuelle : la fin d'Internet. La fin de la civilisation moderne, en réalité. C'était en tout cas ce que pensait TreasureOne.

TreasureOne attendait sur sa souche, que le "grand écroulement" se termine, et comme ses six comparses, il était rentré en Europe une journée avant l'assaut général, loin des villes qui allaient vivre des temps difficiles, coupées d'un maximum d'outils de communication. Il repensa aux étapes de préparation, 14 mois auparavant. Tout était parti d'une discussion autour de la série "Mr Robot". Fascinante. Grisante. Mais pas assez radicale pour la bande de hackers qui s'était constituée par étapes, entre 2014 et 2015 après une succession d'OP militantes. Ils étaient tous informaticiens — depuis plusieurs décennies pour la plupart. TreasureOne avait commencé à coder et bidouiller du réseau en 1987. Veracity en 1979. ShameOnYou en 1996. Le plus jeune d'entre eux s'était fait la main sur des matériels militaires déclarés inviolables en 2002. Il y avait une seule femme, CodeIsLaw, redoutable dans son domaine de prédilection, le langage assembleur. Plus toute jeune, elle échangeait peu mais était au cœur du projet d'origine nommé QuanticAttack. Un truc de dingue — se répéta le hacker à haute voix.

C'est là, à cet instant, juste après cette phrase, que les problèmes commencèrent à apparaître. Les divergences, comme elles furent ensuite nommées. Le hacker n'arriva pas à finir sa cigarette, qui tomba de sa bouche. Il émit un "fuck" plus proche d'un croassement qu'autre chose et écarquilla les yeux. Devant lui, au dessus de la forêt, dans le ciel, au milieu des nuages, quelque chose s'était formé. Il se leva et commença à s'avancer pour mieux discerner ce qui venait d'apparaître.

TreasureOne ne put jamais dire par la suite ce qu'il advint du phénomène, puisque le noir complet se fit autour de lui. Il perdit immédiatement connaissance.

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