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Édito
par Yovan Menkevick

La théorie de la cause unique ? (2/2)

2011 a été une année clef, un moment de l'histoire important. Une leçon a été alors donnée aux occidentaux : par les Tunisiens, puis les Egyptiens. Des peuples, au sens large du terme, puisque ce n'était pas seulement une élite qui menait la fronde, ont décidé de sortir dans la rue pour virer leurs dirigeants.

2011 a été une année clef, un moment de l'histoire important. Une leçon a été alors donnée aux occidentaux : par les Tunisiens, puis les Egyptiens. Des peuples, au sens large du terme, puisque ce n'était pas seulement une élite qui menait la fronde, ont décidé de sortir dans la rue pour virer leurs dirigeants. Ce qu'ils ont réussi à faire, au prix du sang, alors que tout portait à croire que cela ne surviendrait pas : la France, par le biais de Michèle Alliot Marie, dans le cas tunisien, proposait son aide aux forces de répression de Ben Ali, fin 2010, en pleine révolution, sans aucun complexe.

Dans le même temps, ce printemps là, des centaines de milliers d'Espagnols occupaient des places et marquaient leur désaccord avec le principe de la démocratie élective, entièrement à la solde des puissance financières. Aux Etats-Unis, à l'automne, de la même manière qu'en Espagne, des centaines de milliers d'américains occupaient les lieux symboliques du pouvoir financier et inventait le concept des 99%. Le mouvement Occupy était né…et allait mourir quelques mois plus tard, comme celui des Indignados espagnols.  Si l'espoir généré par le printemps arabe a été énorme au Nord, il y a aujourd'hui une réalité peu glorieuse qu'il faut bien observer : les pouvoirs politiques occidentaux ont réussi à étouffer toute velléité de changement dans le fonctionnement du monde blanc, riche et dominant. Malgré un début de révolution pacifique (presque) mondiale des peuples des sociétés les plus riches.

Les 99% : encore une cause unique ?

Le mouvement des #Occupywallstreet a théorisé le mal des sociétés par la captation des richesses, et par ricochet, du pouvoir d'une partie de l'humanité, très réduite, sur le reste. Cette partie de l'humanité est celle qui organise et maitrise la finance internationale. 1% de l'humanité tient entre ses mains la quasi totalité des richesses, du pouvoir politique, et décide pour les 99% restants. "We are thé 99%" résume cette situation, où 99% de la population trime pour enrichir les 1% qui récoltent les bénéfices colossaux engendrés. L'injustice planétaire est très bien résumée dans ce slogan, et celui qui l'a inventé est un anthropologue, féru d'économie, David Graeber. Son dernier bouquin, publié à l'automne dernier "Dette, 5000 ans d'histoire", est un bijou pour qui veut comprendre le fonctionnement des sociétés. Ayant rencontré David pour une interview, il m'a semblé intéressant de parler quelques instants de cette discussion.

David est un type franchement facile à aborder, très souriant. Pas une once de prétention dans les réponses aux question complexes que son bouquin amène, et après l'interview, aux questions plus personnelles que j'ai pu lui poser, à propos d'Occupy. Comment ce mouvement a-t-il pu s'arrêter aussi vite, alors qu'il prenait des proportions incongrues, pleines d'espoir ? La réponse est triviale, mais sans appel : "ils nous ont écrasés par la force, la répression a été très violente, sans possibilité de résister". David explique que "des sénateurs ont été contactés, les revendications du mouvement portées au plus haut niveau", et pourtant "ils [les politiques] n'ont pas voulu entendre, ont préféré se protéger." C'est de mémoire, ce que m'a dit David Graeber. Avec une grimace évocatrice. Comme un constat terrible, sans appel. Alors qu'Occupy est un mouvement qui établit des constats très percutants, justes, dans la foulée de celui des Indignados : une oligarchie financière et politique tient la planète et impose son mode de fonctionnement. C'est une forme de cause unique du problème actuel, mais il est relié à des facteurs si nombreux et historiques, que justement, il ne peut pas être résumé, au final, en une cause simple et finie.

 Acceptation et refus des foules

Les populations occidentales on accompagné ce mouvement de libéralisation de l'économie, de dérégulation financière et de globalisation des échanges. Une majeure partie des électeurs a reconduit aux plus hautes fonctions les Thatcher, Reagan, Mitterrand, Kohl, qui sont les grands acteurs du basculement vers le système capitaliste néo-libéral qui domine la planète. Très certainement, nombreux sont ceux qui ont crû aux bienfaits d'un tel système, et qui le regrettent aujourd'hui. Comment accepter les super-rendements des entreprises géantes transnationales quand des millions de salariés sont maintenus à peine au dessus du seuil de pauvreté ou  licenciés en masse, alors que leur entreprise génèrent des bénéfices colossaux, que l'accès aux soins est de plus en plus difficile chaque année pour une part toujours plus importante des populations ? Cet état de fait est difficile à modifier puisque les politiques de tous bords continuent à cautionner ce phénomène, voire le renforcent, alors qu'ils se disent horrifiés par ses effets, comme François Hollande, élu en partie grâce au combat qu'il promettait d'effectuer contre "la finance, cet ennemi sans visage…"

Dans le même temps, les populations voient un nombre d'interdictions, de mesures de contrôles, de lois visant à réguler leurs comportements, leur modes de vie, de plus en plus imposant se mettre en place…par ceux qu'ils ont élus : comme si ceux-ci voulaient se protéger de leurs propres citoyens ? Les effets de cet ensemble, que sont la domination de la finance toute puissante, des politiques protégeant et accompagnant cette domination, et des politiques pointant la population comme le principal ennemi, sont désormais visibles. La colère, l'indignation, le refus, l'emballement, prédominent parce qu'un système, ultra sophistiqué, composé d'une galaxie de composants humains, économiques, législatifs, organisationnels, politiques est arrivé à un moment où il dévore ses proies, écrase les dominés de manière trop importante, sans presque aucune résistance.

Où et qui est est l'ennemi ?

Il n'y a pas d'hommes lézards, d'Illuminatis ou de Juifs banquiers complotistes à l'échelle planétaire. Non. Mais par contre il y a des gens qui détiennent un pouvoir énorme, grâce à l'argent qu'un système (politique et économique) totalement débridé leur a permis d'obtenir, et qui procèdent de manière toujours plus injuste pour continuer à conserver ce pouvoir. Ils sont quelques centaines de milliers. Voire quelques millions, puisque le club des millionnaires s'agrandit. En gardant à l'esprit que pour s'y maintenir, dans ce club, il faut que ses membres continuent d'appuyer dans le même sens, toujours plus injuste…ce qu'ils font, et plutôt bien.

Anonymes pour la plupart, ces hyper-riches, les 1%, ne sont pas combattus. Et certainement pas "combattables" frontalement par la population puisqu'ils n'ont pas vraiment de visages, et ne font en fait que profiter d'une permission : celle de pratiquer l'évasion fiscale, optimiser des profits au delà de la descende, échapper un maximum à l'impôt, écraser légalement tous ceux qui voudraient les ralentir, piller tout ce qui peut l'être, faire passer le maximum de lois allant dans leur sens, organiser au maximum l'environnement humain afin que le "troupeau", les citoyens-clients, soient pieds et poings liés à ce qui les enrichit, eux, les hyper-riches.

Ce qui n'a pas marché

Le printemps arabe a montré ses limites. Bien que les méthodes des populations ont été une source d'inspiration pour les mouvement des Indignés et des Occupy, les situations ne peuvent être comparées. En Tunisie ou en Egypte, la révolution populaire était une insurrection contre un homme et son régime despotique. L'Egypte a pour l'heure échoué a inventer un nouveau système politique plus juste et équilibré. Les Tunisiens, après deux ans de galère causée par le prosélytisme des conservateurs musulmans, commence peut-être à voir un début de lumière grâce à une constitution plus moderne que la française. Pour autant, le système politique, économique, n'a pas changé et n'a pas visiblement vocation à être profondément modifié. Les révolutionnaires, qu'ils soient ceux du printemps arabe, des Indignés ou d'Occupy n'ont pas su proposer "autre chose". On ne fait pas la révolution sans vouloir imposer un nouveau système, c'est en substance ce que tous les historiens ou politologues établissent.

Vient maintenant la question du malaise ressenti par les populations les plus éduquées et les plus riches de la planète, qui est réel. Pas seulement en France. Dans de nombreux pays, la grogne est encore plus grande qu'au moment du mouvements des 99%, et pourtant ce message, cet appel à changer le fonctionnement inique des sociétés n'est plus porté. Pire, il a été remplacé par un autre, et cet autre message est un message clivant, stigmatisant. Il est celui des mouvements nationalistes européens qui brulent des villages roms, font la chasse aux immigrés dans les centres-ville, pointent les musulmans ou les juifs du doigt, demandent un pouvoir autoritaire, la fin  de toute union entre les peuples, appellent au repli.

Les responsables politiques français ne sont pas vraiment inquiets de ce basculement revendicatif, bien au contraire. Avec les 99%, c'était une union "transpolitique" qui se dessinait, un véritable tsunami populaire revendiquant des droits, obligeant à une nouvelle forme de démocratie. Et dans celle-ci, même si elle n'était pas vraiment définie, pas vraiment théorisée, ces responsables savaient qu'ils n'avaient plus leur place…

…ce qui pourrait marcher ?

Alors quoi de mieux qu'éclairer un peu fortement les ténors d'une parole clivante, stigmatisante ? Entre Noël et le jour de l'an, par exemple ? En poussant le bouchon jusqu'à interdire par avance un spectacle, et donc, en bafouant la liberté d'expression, au lieu de laisser la justice œuvrer ? Bien pratique, puisque le bouffon-bafoué ami de l'extrême droite ne manquera pas d'en rajouter des couches, de cracher ses provocations au delà de la décence, mais surtout : il drainera des foules qui le défendront, et d'autres qui ne supporteront pas ses saillies stigmatisantes. Ainsi, les cochons se retrouveront bien gardées. Machiavel a tout inventé, il suffit d'appliquer. Si en plus, on est prêt politiquement à créer quelques lois ou réformes qui hérisseront le poil d'une partie de la population religieuse et/ou conservatrice contre le reste, le clivage est encore plus important.

Homos Vs musulmans et catholiques, Laïcité Vs islam, Bouffon Vs liberté d'expression, Ministère de l'inférieur l'intérieur Vs libertaires, etc…

Dans le grand bordel ambiant et clivant, qui donc passera pour un sauveur de la République au final ? Hum ? Et puis arrêter de penser la complexité de la réalité, pour bondir défendre ou l'un ou l'autre, n'est-ce pas bien pratique, et bien plus confortable ? Plutôt que lancer un grand mouvement transpolitique, une version 2.0 hybride d'Occupy-Indignados, demandant fermement un nouveau système politique, de nouvelles règles économiques qui remettent les 1% à une place de partenaires— et non de bourreaux— c'est un peu plus difficile. Ca demande des efforts, de la sueur, et surtout, en premier lieu : sortir du mode de pensée binaire. Tout en refusant de suivre des personnalités ou des idées marquées par le sceau de la hargne et du mépris, même cachées sous des habits humoristiques. Ce qui n'est pas gagné, c'est vrai. Mais on peut toujours garder espoir.

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